mardi 23 décembre 2014

Handicap salarial

C'est fou ce qu'on entend cette phrase, ces derniers temps : « La Belgique doit résorber son handicap salarial » !

Pragmatique comme toujours, naïf comme souvent, j'essaie de décortiquer l'expression.

Tout d'abord, et même si de nos jours appeler certaines choses par leur nom est souvent mal perçu, quand j'entends le mot « handicap », je me dis qu'il doit y avoir quelque chose qui fonctionne mal, voire pas du tout. Un truc qui marche moins bien que chez d'autres.

Un handicap visuel, c'est quand on ne voit pas bien ; un handicap auditif, c'est quand on entend mal ; un handicap mental, c'est quand on n'a pas toutes les frites dans le même sachet ; un handicap moteur, c'est quand on conduit une vieille deuche... etc.

Donc, un handicap salarial, c'est certainement quand le salaire n'est pas bon. Moins bien que celui des autres. Inférieur à la normale.

Et, donc, la Belgique souffrirait d'un handicap salarial.

Déjà, là, il y a quelque chose qui cloche. Un pays, ça ne perçoit pas de salaire. Ce sont ses travailleurs qui en perçoivent un.

Faudrait-il donc comprendre que « le travailleur belge doit résorber son handicap salarial » ?

Hélas, non ! Ce serait même plutôt l'inverse. Le Belge est mieux payé que ses voisins immédiats. Par exemple les Français, les Allemands, les Hollandais. Et donc, le handicap salarial de la Belgique, c'est ça : les travailleurs qui gagnent en moyenne trois pour cent de plus que ceux de certains pays voisins. Pas tous, apparemment, puisqu'on compare avec ceux que je viens de citer, juste ci-dessus.

« On » compare. Le « on », ça désigne le patronat et le gouvernement de droite libérale acquis à sa cause et qui entend à présent diriger le pays et lancer des réformes à tout va.

Ce sont donc ces gens-là qui clament que la Belgique doit « résorber son handicap salarial ». Parce que payer correctement les travailleurs, ça nuit à la rentabilité. Elle est pourtant toujours bien là, cette rentabilité, même si certains tentent de nous faire croire le contraire, mais elle est un peu moins enthousiasmante qu'escompté par les actionnaires toujours très près de leurs dividendes.

Le travailleur belge coûte donc environ trois pour cent de plus que le travailleur français, le travailleur allemand ou le travailleur néerlandais.

« On » (qui vous savez, je ne vais pas me répéter) évite soigneusement de signaler dans la foulée que le Belge paie davantage d'impôts et achète ses marchandises à un prix plus élevé que ces mêmes voisins auxquels on le compare.

Et puis, franchement, si on est mieux payés, il n'y a pas de honte. Les handicapés salariaux, ce n'est pas nous, mais les autres. Et si nos voisins immédiats sont un tout petit peu handicapés, nos autres comparses européens le sont davantage. Quant aux quasi-esclaves de contrées lointaines, est-il nécessaire d'en parler ?

Alors, tout compte fait, en matière de « handicap salarial », plutôt que d'essayer de nous dépouiller de ce qu'on a, il serait infiniment plus sain, humainement parlant, d'en distribuer autant à ceux qui sont défavorisés.

Humainement parlant.

Voilà une expression qui ne doit pas émouvoir ceux qui ont une pierre à la place du cœur et un coffre-fort dans le crâne. Quand la recherche d'un profit maximal est une raison de vivre et le bien-être d'autrui ou la sauvegarde de la planète des préoccupations bien secondaires, peut-on évoquer une quelconque idée d'humanité ?

Que plus aucun travailleur au Monde ne souffre d'un handicap salarial, ce serait quand même un fameux miracle de Noël !


lundi 15 décembre 2014

Ce fichu droit de grève !

Dans le climat social qui sévit actuellement en Belgique, certains n'hésitent pas à vouloir s'en prendre au droit de grève au nom du droit au travail, formule facile maintes fois utilisée par le patronat et certains salariés qui préfèrent que d'autres aillent au feu à leur place pour la défense des droits acquis.

Récemment, un article – non signé – a été publié dans le journal « Métro », distribué gratuitement dans les gares. Entouré d'un cadre (!), le réquisitoire s'intitulait « Imaginez que... »



Analysons paragraphe par paragraphe le brillant pensum.



Alors donc voilà. Imaginez, les enfants, que ces braves patrons ferment boutique, eux qui n'entretiennent leur business que pour nous faire plaisir, pour nous permettre de vivre décemment. Imaginez qu'ils abandonnent tout ça parce que nous, salariés ingrats, refusons de reconnaître leurs mérites, leurs objectifs philanthropiques. C'est vrai, quoi : on n'est jamais contents. On veut se mettre en grève. C'est fou, non ?
Et en faisant ça, on priverait les pouvoirs publics de milliards d'euros normalement destinés à soutenir la prospérité du pays, à payer le salaire des fonctionnaires, à financer la sécurité sociale.

Donc, si j'ai bien compris, en plus de procurer de l'emploi à des millions de personnes, les patrons d'entreprise alimentent généreusement les finances de l'État de manière à ce qu'Il puisse redistribuer ces richesses, pour le plus grand bien de tous, via la sécurité sociale.
Moi, j'ai toujours eu l'impression que la sécu, c'était les travailleurs qui la payaient avec les trente-cinq à quarante pour cent d'impôts directs retenus sur leur salaire et la TVA qu'ils acquittent à chaque fois qu'ils achètent quelque chose ; alors qu'au contraire les patrons ne paient que quelques maigres pour cent d'impôts pour ne pas dire aucun. Comme on peut se tromper, n'est-ce pas ?


Quitter le pays ! Un comble ! C'est vrai que les travailleurs qui partent en grève, ça incite les patrons à mettre la clé sous le paillasson et à délocaliser. Enfin, c'est ce qui est expliqué sur le papier.
Là encore, je me trompais. Moi, je pensais qu'en réalité, les grèves, on les faisait justement quand les patrons décidaient de restructurer ou d'aller s'établir ailleurs. Je pensais qu'on les faisait pour inciter les pouvoirs publics à intervenir et pour attirer l'attention de nos compatriotes sur une manœuvre malhonnête consistant à mettre des travailleurs au chômage en allant produire ailleurs où les salaires sont moins élevés.
Moi, je croyais que les patrons des multinationales étaient contents de rester chez nous où les travailleurs sont qualifiés et productifs, et où les dirigeants de droite libérale leur assurent de ne pas payer d'impôts ou de les récupérer via un système d'intérêts notionnels.
Comme je me trompais !


Les jeunes ne veulent plus devenir entrepreneurs. C'est aussi à cause des ouvriers qui font grève.
Je l'ignorais aussi, mais c'est comme ça, apparemment : les grèves, ça empêche des jeunes d'ouvrir des entreprises. Ce sont sans doute les patrons qui les aident à lancer leur propre business, mais comme ils sont fâchés à cause des syndicalistes gréviculteurs, ils ne veulent plus donner un coup de pouce aux jeunes entrepreneurs.
Encore une fois, je me trompais. Moi qui croyais que les nouvelles entreprises étaient aidées par l'État belge, dans les premières années, au moyen d'allègements des charges et d'aides à l'emploi...
Ah ! Oui ! Mais j'oubliais : ce sont les patrons qui alimentent les finances de l'État.


C'est vrai que nous avons une dette colossale. Mais moi, je pensais que les dettes, c'était quelque chose d'inévitable. D'ailleurs, si je n'avais pas emprunté, je n'aurais rien de ce que j'ai maintenant.
Je croyais qu'une dette, ce n'est préoccupant qu'à partir du moment où on ne peut plus la rembourser.
Je me trompais.
À force de refuser les réformes indispensables (diminutions des dépenses de l'État, économies dans la sécu...), nous allons nous enfoncer dans l'endettement. Il serait quand même plus simple de revendre au secteur privé quelques grosses entreprises d'État afin de dégager des liquidités qui permettraient de rembourser une partie de notre dette !
Vous imaginez ? Si on écoute les syndicalistes, les socialistes et les gens de gauche, on va continuer à s'endetter et ce n'est pas bon. C'est même très mauvais.
J'ai des remords, maintenant. Je n'aurais jamais dû m'endetter. Je serais probablement à la rue ou peut-être que je vivrais dans un taudis, mais au moins, je n'aurais pas contracté de dettes.


Alors là, c'est la catastrophe : nous vivons plus longtemps. Donc nous devrions travailler plus longtemps pour financer nos pensions, parce qu'au rythme où nous progressons, les finances de l'État vont capoter.
Je veux bien, moi, mais je pensais que c'était les patrons qui finançaient l'État et assuraient la prospérité de la population. Or, dans l'article, il est écrit que « les travailleurs devraient payer plus pour davantage de personnes retraitées ». Donc, je me trompais, ici plus haut. Ce ne sont pas les patrons qui soutiennent la sécurité sociale, mais bien les salariés.
Donc, en fait, je ne me trompais pas.
C'est bizarre, comme on peut se tromper ou, plus précisément, essayer de nous tromper.


Et on a gardé le meilleur pour la fin : les grèves, ça ne sert à rien. Paralyser le pays, ça ne va pas régler les problèmes. Au contraire : ça va contribuer à torpiller les finances publiques et la sécurité sociale. C'est fou ce qu'elle déguste, la sécurité sociale.

Vous savez quoi ? Il faudrait interdire les grèves.

Et je profite de ma journée de grève (celle où je me suis empêché moi-même d'aller au boulot) pour vous l'écrire.

mardi 25 novembre 2014

Poisson d'avril ?

J'aurais pu faire de cet article un énième volet de mes « actualités à la con », tant ce qui va s'y raconter frise effectivement la connerie, mais une autre expression m'est venue à l'esprit : poisson d'avril.

Je ne sais pas si c'est seulement en Belgique que cette impression surnage, mais il me semble que non. C'est partout dans le Monde. Ce ne sont plus des actus à la con, ce sont juste des informations, des déclarations et autres nouvelles qui nous poussent à nous demander si nous ne sommes pas un premier avril. Mais non. Ce n'était pas la journée du canular, aujourd'hui, pas plus qu'hier et avant-hier ; mais il n'empêche...

Il est sérieux, Ben Weyts (NVA), le ministre de la Mobilité au parlement flamand, quand il annonce que la vitesse maximale autorisée sur les routes, en Flandre, va passer de 90 à 70 km/h ? Est-il vraiment sérieux ?

Vous connaissez tous ce panneau, visible quand on franchit une frontière, qui vous rappelle les vitesses maximales autorisées sur les routes et autoroutes dans le pays dans lequel vous pénétrez ? En Belgique, c'est 90 sur les routes, 120 sur les autoroutes ; sauf indication contraire.

Alors, en Flandre, ça ne serait plus comme en « Belgique ». Il faudrait donc qu'ils installent, sur toutes les routes « transfrontalières », des panneaux vous souhaitant la bienvenue en Flandre et vous rappelant qu'on n'y roule qu'à 70 km/h maximum, par défaut. Une manière de se distinguer des pays voisins, comme la Wallonie et la France, par exemple. Et montrer l'exemple.

En Flandre, aussi, il faut parler le néerlandais. Surtout si vous n'êtes pas Flamand et que vous bénéficiez d'un logement social (parce que vous êtes socialement défavorisé). C'est Liesbeth Homans (NVA, elle aussi), ministre flamande du Logement, qui l'a annoncé. L'amende en cas de non-connaissance du néerlandais pourrait s'élever à cinq mille euros. Pour des gens socialement défavorisés, ça doit être une sacrée menace ! Je suis loin d'être fortuné, mais même pour moi, une telle menace... Dans ce cas-là, je me demande si je n'aimerais pas mieux déménager vers la Wallonie, que l'on dit « terre d'accueil », plutôt que de céder à un tel diktat.
Je sais : apprendre les rudiments de la langue de l'endroit où l'on habite, c'est un minimum. Mais de là à brandir de telles menaces... C'est peut-être pour se débarrasser des pauvres ? Mais non ! C'est vilain de penser ça !

En tout cas, chez nous, on en a vu de belles, lors de la grève de ce lundi 24 ! Comme les voies d'accès à l'aéroport de Charleroi (Brussels South Charleroi Airport, pour les intimes) étaient bloquées par des grévistes, des gens qui devaient prendre l'avion ont laissé leur voiture n'importe où le long des routes et ont gagné à pied les installations. Et quand j'écris « n'importe où », c'est à peu près ça, puisqu'il y en avait dans les ronds-points, sur des terre-pleins, trottoirs, pistes cyclables...

Sur les images disponibles dans les médias, j'ai même remarqué qu'il s'agissait pour la plupart de voitures de luxe. Des gens qui, selon toute vraisemblance, n'en sont pas véritablement propriétaires. Et probablement bien assurés, car n'ayant pas apparemment pas peur des dégâts (et il y en avait).

Ce matin, j'ai également cru à un canular : le viaduc de Beez était impraticable. Verglas. Il avait gelé d'un ou deux degrés cette nuit, mais comme on avait « oublié » d'assurer un épandage préventif, ce fut la panique ! Les petites gelées au sol avaient pourtant été annoncées.
Mais comment font-ils donc, en Suède ?
Ils ont l'expérience, sans doute. Chez eux, ça fait des années qu'en hiver, il fait froid. Chez nous, c'est tout neuf. Un effet du réchauffement climatique, je suppose.

Et en parlant d'expérience... Avez-vous vu que le favori à l'élection présidentielle, en Tunisie, est un monsieur de 88 ans ? Et chez nous, on vient nous bassiner avec le recul à 67 ans de l'âge de la retraite légale ! Petits joueurs, les Belges !

Quand même moins que José Socrates qui, paraît-il, aurait orchestré quelques malversations en sa faveur. Je serais Portugais, je ne serais pas content d'avoir dû faire ceinture pendant que lui s'assurait un train de vie de maharadjah. Enfin, c'est ce que j'ai compris, mais je peux me tromper. Déjà, je ne suis pas Portugais, ce qui doit changer pas mal de choses.

Sinon, dans le genre qu'on-se-demande-si-ce-n'est-pas-un-canular, il y a aussi l'histoire de tous ces gens bloqués pendant des heures dans l'Eurostar, désormais surnommé « train à grande perte de vitesse »...

Je sais, je fais ma mauvaise langue mais les actus à la con se bousculent tellement au portillon que oui, décidément, je me demande si on n'est pas un premier avril.

jeudi 13 novembre 2014

On n'en a pas fini avec les actus à la con !

Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ça ou si vous l'avez lu dans le canard, mais les États-Unis et la Chine envisagent de réduire leur pollution. Incroyable, non ?
Bon, les States, ce n'est pas pour tout de suite, quant à la Chine, elle prévoit d'arrêter de polluer de plus en plus vers l'an 2030 ou quelque chose comme ça. Sans doute qu'ils ont remarqué qu'à la longue, leurs flatulences seront plus agréables à respirer que l'air ambiant.

Nous faisons les fiers, ici, en Europe occidentale ; nous donnons des leçons, mais il me semble que, question pollution, on a déjà donné. Et avant les autres. Parce que notre industrie lourde du milieu du vingtième siècle, ça n'envoyait pas que des effluves d'eau de rose dans l'atmosphère !

Chez nous, en Belgique, on parle de black-out. De coupures d'électricité par manque de puissance de production de nos centrales, au plein cœur du prochain hiver. Electrabel – société productrice d'électricité passée aux mains du privé et propriétaire des centrales nucléaires – nous annonce même que le prix de l'électricité pourrait doubler, prochainement. Manquent pas de culot !

Alors, pour ceux qui ne sont pas au courant, j'explique.

Pendant de longues années, on nous a expliqué à nous, Belges moyens, que notre électricité domestique coûtait beaucoup plus cher que chez nos voisins parce qu'il fallait amortir les nouvelles centrales nucléaires ; mais que bientôt elle coûterait beaucoup moins cher, résultat de nos sacrifices financiers consentis pour installer l'outil de production.

Ensuite, comme c'était toujours très cher en dépit de l'amortissement des centrales, on a privatisé le secteur – pardonnez le mot – en nous disant que ça permettrait de faire jouer la concurrence et qu'au final, le consommateur obtiendrait son énergie électrique à meilleur prix.

Actuellement, c'est toujours cher mais, nous explique-t-on, c'est à cause des écologistes qui ont fait voter la « sortie du nucléaire » et le démantèlement, à moyenne échéance, des centrales nucléaires qui fonctionnaient si bien (entendez : qui rapportaient de gros dividendes aux actionnaires). Résultat, on manque de centrales, on ne produit pas assez et il faut acheter l'énergie manquante à l'étranger (qui a, lui, de belles centrales nucléaires qui sont la seule bonne solution).

En réalité, nous avons en Belgique plusieurs réacteurs à l'arrêt parce qu'ils sont défectueux et menacent la sécurité de la population, en dépit des récriminations des patrons d'Electrabel qui nous répètent que non, ça n'est pas dangereux.

L'installation d'un gouvernement de droite libérale redonne enfin de l'espoir aux tenants du nucléaire : on pourrait prolonger la durée de vie des centrales. Nécessité oblige, parce qu'on n'a pas d'autre solution pour répondre à la demande, à court et moyen terme.

Évidemment, quand Electrabel ponctionnait le gogo avec ses tarifs outranciers et redistribuait généreusement les bénéfices à ses actionnaires en croyant que « ça allait durer toujours », Electrabel n'investissait dans rien du tout : ni dans l'énergie verte, ni dans d'autres moyens de production, ni dans la modernisation de ses centrales à présent presque toutes obsolètes.

Et maintenant, on nous demande de casquer une fois de plus, en agitant la menace de coupures intempestives pour bien effrayer le pauvre consommateur ; et puis en lui redisant qu'il n'y a pas mieux que le nucléaire. Que les éoliennes, ça gâche le paysage. Et puis, que ça rend les vaches malades ! Et que le photovoltaïque, c'est improductif à cause de notre météo de merde. Et que ça coûte trop cher à cause des certificats verts que ces crétins d'écologistes ont promis à ceux qui investissaient et qu'on ne peut plus payer à présent, faute de moyens.

On ne précise pas qu'une grande partie de ces certificats sont « bouffés » par des sociétés qui ont flairé la bonne affaire en installant à leurs frais des panneaux solaires chez les particuliers et en gardant pour eux les fameux certificats verts. Eux sont bien servis, naturellement.

Et puis, que voulons-nous d'autre que le nucléaire ? Des centrales au charbon, comme en Chine ? Ils polluent, en Chine. En ville, il faut mettre des masques respiratoires...

Ah ! La Chine. On y revient. À défaut d'en sortir facilement, d'ailleurs.

Mais dès qu'on parle de la Chine, on songe à la démocratie. J'ai entendu récemment que le nombre de pays « démocratiques » serait en hausse constante. J'ai mis les guillemets à « démocratique », parce que tout le monde sait que « démocratie » signifie « cause toujours », alors que « dictature » veut dire « ferme ta gueule », comme nous l'expliquait Coluche.

En réalité, j'ai de plus en plus l'impression que la démocratie fout le camp, même si le nombre de pays s'appuyant sur un régime qu'on dit démocratique a tendance à augmenter. Il suffit de se brancher sur YouTube, par exemple, et d'y revoir de vieux sketches du précité Coluche, de Pierre Desproges et même de Michel Leeb pour se rendre compte que la liberté d'expression a pris un sacré coup dans l'aile. On ne peut plus parler des races, des religions, des nationalités – même pour rire – sans risquer un procès pour racisme, xénophobie ou antisémitisme.

On ne peut même plus appeler « sourd » un sourd, « aveugle » un aveugle et « handicapé » un handicapé. Comme si ça changeait quelque chose à son état de dire « malentendant », « malvoyant » ou « moins valide » !

Tant qu'on nous occupe avec de telles cornichonneries, on ne parle pas trop des méfaits du capital. Enfin, si, quand même un peu : depuis le temps qu'on sait que le Luxembourg est un paradis fiscal, maintenant on ose même le dire tout haut. Et citer les noms de ceux qui en ont lâchement profité. « En toute légalité », se récrient-ils.

Oui, en effet. Leurs magouilles n'avaient rien d'illégal.

D'immoral, ça, c'est une autre affaire.

Pendant ce temps-là, nos nouveaux penseurs du gouvernement belge de « centre droit » nous sortent sans rire de nouvelles idées pour réaliser les indispensables économies : modération salariale, saut d'index et, surtout, chasse aux fraudeurs. Pas les gros fraudeurs, non. Les petits, les malheureux qui bossent un peu en noir pour arrondir les fins de mois difficiles ; et puis les chômeurs qui sont faussement domiciliés ici pour toucher les allocations réservées aux isolés, alors qu'ils vivent là et devraient être considérés comme cohabitants. Et savez-vous comment ils envisagent de vérifier ? Au moyen des factures d'électricité ! Si, si.
Mais je ne vais pas encore parler d'Electrabel, puisque j'ai déjà dit tout le bien que je pense de cette société. Ce n'est d'ailleurs pas de sa faute si les chômeurs trichent. Surtout les étrangers.

C'est ce que m'expliquait un quidam, il y a deux jours, en bouffant sa pizza à une table voisine de la mienne. Tous ces étrangers qui profitent de notre sécu et encombrent nos prisons, il faudrait les renvoyer chez eux.

« Rendez-vous compte : quarante pour cent d'étrangers dans les prisons belges », m'expliquait-il. Comme quoi les slogans à l'emporte-pièce balancés par l'extrême droite ont encore trop de facilité à trouver des oreilles où se nicher.

Quarante pour cent, ce n'est pas dans toutes les prisons, tout d'abord. Et il y a aussi des centres fermés. Et ce n'est pas parce qu'on est en séjour illégal (sans papiers, réfugié) qu'on est un malfrat. On est généralement un malchanceux qui a fui la famine ou la guerre pour trouver la misère et le mépris.

« On ne leur a pas demandé de venir », m'assénait le mec. « Les Italiens, si. On a demandé. Mais les autres, là, les Marocains... »

Ben, si. On leur a aussi demandé de venir. Les Italiens, c'était après la Deuxième Guerre Mondiale ; les Marocains, au milieu des sixties (quand tout allait bien chez nous et que la sidérurgie embauchait à tour de bras).

« Ouais, mais maintenant, y a même plus de boulot pour les Belges », argumentait le quidam.

C'est vrai que ce n'est pas facile. Les aînés doivent travailler plus longtemps (recul de l'âge de la retraite) et gagner moins (modération salariale). Et les jeunes ne trouvent pas de boulot.

Pour trouver du boulot, il faut être jeune, diplômé, expérimenté, disponible à toute heure, ne pas exiger d'être cher payé et posséder une voiture.

J'ai déjà parlé de ça avec de nombreux jeunes et parents de jeunes. La réponse est quasi unanime : de toutes ces qualités requises, il en manque toujours au moins une.

mercredi 22 octobre 2014

La Nesque à vélo

Après un week-end presque estival, l'automne est bien là avec la pluie, le vent, les feuilles mortes et la boue sur les routes car c'est, en Belgique, la saison des betteraves. On les récolte, on les transporte, on les écrase pour en extraire le jus qui nous fournira en sucre – cette drogue comptant des millions d'addicts – et on évacue les pulpes qui nourriront les bêtes ou s'en iront pourrir quelque part.

Le temps pour moi de me souvenir des jours meilleurs que j'ai connus, question climat et paysages, pendant mes vacances d'été dans le Vaucluse. Je vous ai parlé du Ventoux, ce géant de Provence dont le défi de l'ascension avait titillé mon âme de cycliste. Je vous ai raconté les deux heures passées à pédaler, les gens que j'ai rencontrés sur ses flancs et à son sommet, ainsi que le plaisir que j'ai pu tirer de cette petite victoire sur moi-même.

Même si ce fut là pour moi un des événements marquants de ma quinzaine passée dans la région, je dois bien admettre qu'il ne m'a pas apporté autant de plaisir touristique qu'il ne m'a fait produire d'adrénaline sportive. Bien sûr, c'était géant, spectaculaire, inoubliable ; mais d'un autre côté c'était aussi un peu frustrant, parce que l'intensité de l'effort a mis rapidement sous l'éteignoir toute envie de m'arrêter pour prendre des photos et jouir du paysage. C'est comme ça, bien souvent, quand un cycliste entame une longue grimpée : il veut aller au bout et, fierté oblige, de préférence sans s'arrêter pour se reposer, satisfaire un besoin pressant ou récolter quelque image. Les photos, on ne les prend qu'au sommet. Et en descendant, ça va très vite, on se laisser griser... et on ne s'arrête qu'une fois en bas.

Mais si, comme moi, vous décidez d'enfourcher votre bicyclette pour sillonner un peu la région, ne manquez pas de faire un détour par les les gorges de la Nesque. C'est un profond et étroit canyon creusé par une rivière au lit asséché, que l'on peut découvrir au gré d'une très jolie route en surplomb que l'on emprunte à partir de Villes-sur-Auzon et que l'on parcourt jusque Monieux, voire Sault, en revenant soit par la D1 et le Col des Abeilles, soit en prenant la direction de Méthamis, sur l'autre versant.

De nombreux cyclistes – bien affûtés – couplent cette excursion avec l'ascension du Ventoux, mais compte tenu de ma maigre expérience de ce genre d'exercice, j'ai préféré m'abstenir d'additionner les difficultés.

Je suis parti de Pernes-les-Fontaines et, prenant la direction de Mazan puis de Mormoiron, je suis arrivé à Villes-sur-Auzon sans trop de fatigue, mais non sans appréhension : comment la suite allait-elle se passer ? Jusqu'où oserais-je m'aventurer ?


À la vérité, j'ignorais presque tout de mes capacités : je n'avais pas encore tenté l'ascension du Ventoux, mais j'imaginais que la grimpée vers les hauteurs de la route des gorges pouvait être à ma portée et que, si elle ne l'était pas, je pouvais encore – toute honte bue – opérer un demi-tour prudent voire salvateur. Après tout, le défi de mes vacances, c'était l'ascension du géant de Provence et pas le tour des gorges de la Nesque. Je pouvais décider à tout moment d'arrêter les frais pour me préserver en vue de la suite des hostilités.


C'était sans compter avec l'ivresse de la découverte ! Une fois lancé dans la montée, qui n'est pas bien difficile puisque les passages les plus ardus ne dépassent guère les six pour cent de déclivité, je n'ai à aucun moment songé à m'en retourner en sens inverse ; tout au plus me suis-je arrêté à l'une ou l'autre reprise afin de prendre quelques photos.



La route est très jolie, en bon état, modérément fréquentée et bordée de précipices qui ne deviennent vertigineux que si l'on s'approche vraiment des murets de pierre qui bordent l'asphalte, par endroits, ou si l'on profite des points de vue impressionnants qui s'offrent au gré des virages et des ressauts rocheux.



Je me suis pris au jeu pendant toute la montée : au jeu du pédalage, au jeu de la nature paisible au soleil de l'après-midi, au jeu des pauses photographiques... et ce n'est qu'en amorçant la descente en direction de Sault que je me suis soudain rappelé que les heures s'écoulaient et que je commençais à avoir quelques dizaines de kilomètres dans les guibolles.

À Monieux, j'ai décidé que je m'étais suffisamment éloigné de mon point de départ, et j'ai donc bifurqué en direction de Méthamis. Nouvelle grimpée, de l'autre côté des gorges, sur une route beaucoup moins spectaculaire et, il faut bien l'avouer, en nettement moins bon état. En montant par la D5 jusqu'au belvédère, on ne s'en rend pas tellement compte, mais lorsqu'on entame la descente vers Méthamis, on constate que l'asphalte y est plutôt d'un genre dégradé « à la belge » qui fait rapidement d'une selle de vélo de route un pénible tape-cul !
 

La finale, avant Méthamis, est cependant très jolie et procure une bonne consolation, sans quoi je m'en serais voulu d'avoir choisi cet itinéraire pour le retour.

La route vers Malemort-du-Comtat, récemment refaite, était par contre un vrai billard qui a permis à mon postérieur endolori de se refaire une petite santé avant la rentrée au bercail.

Si vous vous rendez dans la région avec votre bicyclette, ne manquez donc pas les gorges de la Nesque et, si vous êtes en forme pour le retour depuis Monieux, n'hésitez pas à bifurquer vers Murs par la D15 plutôt que de vous diriger vers Méthamis. Vous prendrez ensuite à droite par le très sympathique Col de Murs et la route qui serpente à travers la forêt jusqu'à Venasque, village pittoresque qui vaut la peine d'être visité.

vendredi 3 octobre 2014

Le Ventoux à vélo

Le Belge, c'est notoire, aime prendre ses vacances en France, même s'il est néerlandophone. La France est pour nous un pays voisin offrant bien des attraits : des paysages variés, une réputation viticole et gastronomique qui n'est nullement usurpée, de grandes villes nanties d'un patrimoine architectural et culturel valant le détour ; mais aussi de menus villages pittoresques qui montrent à quel point la modestie de la taille n'est pas toujours un handicap. Le climat y est, dans l'ensemble, plutôt meilleur que chez nous ; et si dans certaines régions il n'est pas franchement plus enviable, nous dirons qu'il n'est sûrement pas pire...

Alors, pour le Belge, filer vers le Midi c'est courir vers le soleil qui lui fait trop souvent défaut, s'en aller écouter ce chant des cigales que les autochtones n'entendent même plus et goûter pendant une paire de semaines à des charmes qu'il a attendus avec impatience pendant les longues soirées d'hiver, les matins brumeux d'avant-saison et la grisaille qui fait chez lui office de règle plutôt que d'exception.

Passer quinze jours dans le sud de la France, c'est non seulement goûter à des plaisirs dont on ne dispose pas chez nous – ou trop parcimonieusement – mais aussi ne pas s'octroyer le temps de regretter ce qui pourrait nous manquer. C'est quand on est loin de la Belgique pendant longtemps qu'on réalise à quel point notre pays ne manque de presque rien pour présenter des allures de paradis : un ensoleillement plus généreux et des paysages plus spectaculaires suffiraient déjà à décupler notre bonheur.

Adeptes de la Provence où nous avons déjà séjourné à de nombreuses reprises, Chérie et moi, nous avions jusqu'à présent négligé d'y emporter nos bicyclettes pour tout un tas de raisons allant du simple « on n'y songeait pas » au « ce n'était pas possible par manque de place » en passant par le sempiternel « avec les enfants, c'est difficile » ou le plus traditionnel « on y va pour se reposer ».

Cette année, nous avons comblé la lacune. En août, nous nous sommes rendus dans le Vaucluse et deux vélos sont restés collés dans le sillage de notre voiture pendant tout le trajet qui nous y a conduits.

La question immédiate qu'un cycliste se pose lorsqu'il décide d'aller là-bas, c'est : « Vais-je oser m'attaquer au géant de Provence ? » Car impossible de le manquer : il est là, bien isolé dans le paysage, dominant les alentours avec sa grande antenne-relais météorologique dressée à près de deux mille mètres d'altitude et toutes les histoires de vélos qui ont construit sa légende, qu'elles soient dramatiques ou héroïques. 


Le mont Ventoux, c'est le Tour de France et ses maillots colorés, les exploits des meilleurs grimpeurs de l'histoire des courses cyclistes, un sommet pelé et rocailleux exposé au vent et où même le thermomètre a la flemme de grimper, des flancs où l'on peut se rôtir la couenne au soleil d'été... et une foule de touristes venus de tous horizons jouir de la magie du paysage ou suer sang et eau en s'y hissant à la force des guibolles.

Beaucoup sont en voiture, bien sûr, à moto ou en motor-home ; mais nombreux sont les braves – ou les inconscients – qui renoncent au moteur à explosion et, parmi ceux-là, les cyclistes sont nettement majoritaires.

On n'emporte pas innocemment sa bicyclette dans le Vaucluse. Je veux dire par là qu'équipé de la sorte, il est fort probable qu'on ait, bien avant le jour du départ, une idée derrière la tête : celle de tenter l'exploit. « D'autres l'ont fait, alors pourquoi pas moi ? »

« Tu veux vraiment faire ça ? » s'était inquiétée Chérie et, devant ma ferme résolution, elle avait ajouté « moi pas » avec le sens des réalités qui la caractérise. Ne voulant pas passer pour une klette aux yeux de ceux qui savaient que j'allais là-bas en y emportant mon vélo, j'avais donc répondu « bien sûr », tout en ajoutant prudemment : « je vais au moins essayer ».

Loin de moi l'idée de faire passer l'ascension du géant de Provence pour une aventure à y laisser la peau, ni même pour un tour de force. Ce n'est même pas un exploit, c'est juste un défi. Un défi qu'on se lance à soi-même en se disant « moi aussi, je peux le faire » ; un gant que tout cycliste un peu sportif se doit de relever lorsqu'il séjourne dans la région.

On m'avait dit : « c'est dur, ça monte tout le temps », mais on m'avait également affirmé, a contrario, qu'il suffit pour réussir de prendre son temps, de grimper à son rythme sans oublier de s'abreuver et de s'alimenter correctement.

Avant de partir, j'avais un peu parcouru les forums ; j'avais lu les avis de ceux qui l'avaient déjà grimpé (certains à de multiples reprises et même plusieurs fois le même jour !) et pris connaissance de nombreux conseils parmi lesquels j'avais spécialement retenu ceux-ci :

— Pour arriver au-dessus, pas besoin d'entraînement spécifique. Il faut juste de l'endurance parce que ça représente, sans forcer, deux à trois heures d'effort.
— Il vaut mieux partir tôt le matin, il fait plus frais et il y a moins de monde. L'après-midi, quand le soleil cogne, c'est beaucoup plus ardu.
— Tenir compte de la météo avant de décider de partir : le vent est parfois violent, là-haut, rendant l'ascension très difficile et même dangereuse.
— Par Bédoin ou par Malaucène, c'est très dur. Vingt-et-un kilomètres avec des passages à dix pour cent. C'est plus facile par Sault, même si c'est plus long : la pente est moins forte sauf dans les six dernières bornes, quand la route rejoint celle montant de Bédoin.

Pas d'entraînement spécifique, ça tombait bien, parce que chez moi, il n'y a pas de montagnes. Les côtes sont des côtelettes qui, lorsqu'elles sont un peu longues, ont une déclivité moyenne de quelques maigres pour cent seulement ; et lorsqu'elles grimpent franchement à six ou sept pour cent, c'est sur moins d'un kilomètre.
Rien à voir avec les pentes du Ventoux !

Prudent, donc, je prévois d'attaquer le monstre par son accès le plus « facile » (que j'appréhende surtout comme le moins difficile), sans autre entraînement spécifique que d'avoir accumulé plus de quatre mille bornes depuis janvier en répétant toutefois, lors de l'une ou l'autre sortie printanière, l'ascension de quelques-unes des « côtelettes » de ma région.


Le vingt-cinq août, je gare ma voiture dans le centre de Sault sur une place caillouteuse interdite au stationnement les jours de marché et, un quart d'heure plus tard, je suis prêt au départ : il est neuf heures quinze, il fait encore frais et je me demande si je n'aurai pas un peu froid dans mon maillot à manches courtes. Le coupe-vent, que j'ai prévu de revêtir pour redescendre (si toutefois j'arrive en haut), est roulé en boule dans mon petit sac à dos. Je pourrais l'enfiler, mais comme ça va grimper pendant quelque vingt-six kilomètres, je me dis que j'aurai vite chaud.

En prenant la route, je songe à nouveau à ce qui m'attend. Je me souviens que si c'est plus facile en partant de Sault, c'est en partie parce que Sault est situé plus en altitude que Bédoin et Malaucène.

En attendant, moi qui pensais me réchauffer en grimpant, j'en suis pour mes frais : le premier kilomètre est en... descente. Sault n'est déjà plus si haut, du coup, et je regrette déjà mon coupe-vent. Dieu, qu'il fait froid !

Je donne quelques coups de pédale pour m'échauffer les muscles, ce qui a surtout pour effet d'accélérer l'allure et de me faire claquer des dents ! Avant toutefois que je me décide à m'arrêter, la route commence à monter et mon allure à descendre. Inutile de forcer : les vieux bonzes dans mon genre montent en température à la vitesse d'un diesel. Je mouline donc tranquillement en songeant surtout à économiser mes forces et j'occupe le temps en découvrant le paysage environnant, agréable mais pas encore spectaculaire.

Je suis seul sur la route, si j'oublie l'une ou l'autre rare voiture qui me dépasse et disparaît dès le premier tournant. Je m'attendais à voir davantage de cyclistes, mais il est encore tôt et la voie que j'ai choisie pour l'ascension est la moins prisée des trois. Elle est pourtant jolie, cette route qui serpente entre les arbres et dont l'asphalte a été récemment rénové. Un billard. Seul le chuintement des pneus de mon vélo vient troubler le silence.

La route s'élève. Rien de bien terrible, mais ça grimpe déjà bien plus que chez moi et, surtout, sur une plus longue distance. Je m'entête à mouliner tranquillement à une quinzaine de kilomètres à l'heure. Je pourrais sans doute emmener un plus grand braquet, abandonner le petit plateau pour le grand, mais je m'entête : prudence, prudence, la route est longue, il faut gérer mon effort. Je me demande d'ailleurs si je ne présume quand même pas de mes forces : j'ai rattrapé et dépassé une jeune dame et son VTT, puis un petit groupe arrêté « pour souffler », et voici que devant moi un autre cycliste apparaît. Je m'efforce de ne pas regarder ce « point de mire » qui donne envie de pousser un peu plus sur les pédales, d'autant plus que la pente s'accentue. Il n'est pas question de faire la course, morbleu !

Un regard sur l'altimètre : je suis sur une portion affichant six à sept pour cent de déclivité. Le chrono m'indique qu'il est temps de boire. J'essaie d'avaler régulièrement deux ou trois gorgées de jus « multifruits » coupé d'eau, pour compenser la transpiration. C'est important, je le sais. Un sportif déshydraté est un sportif sans ressources.

Deux cyclos approchent qui descendent à vive allure. Ils répondent d'un hochement de tête à mon salut de la main : pas question pour eux de lâcher le guidon à ce moment-là ! Devant moi, le cycliste que je suivais est beaucoup plus proche, mais la pente s'adoucit un peu et j'entends claquer son dérailleur. La distance augmente entre lui et moi, puis se stabilise jusqu'au moment où la montée se fait un peu plus sévère.

En m'approchant à nouveau, je m'aperçois qu'il s'agit en fait de deux cyclistes et non d'un seul. C'est un couple montant un magnifique tandem ! Je les salue aimablement en les dépassant et les complimente pour leur allure avant de leur souhaiter bonne route. Ils sourient et me remercient. Ils portent des maillots orange, comme une équipe cycliste basque bien connue.

Je croise encore d'autres cyclistes qui descendent ; mais dans le sens que je parcours, la route est peu fréquentée. N'y a-t-il donc pas de fanas du vélo aujourd'hui dans le Ventoux ? Partiront-ils plus tard que moi ? Ou, plus vraisemblablement, empruntent-ils une des autres routes ?

Celle-ci est vraiment agréable, bien asphaltée, environnée d'arbres. Ma vitesse oscille entre treize et quinze kilomètres à l'heure, puis dix-huit, vingt... Je pourrais repasser sur le grand plateau, mais je m'y refuse. C'est un piège que me tend le géant pour mieux me broyer ensuite. Mais la départementale s'aplatit, puis descend, alors que j'approche du « Chalet Reynard ». C'est là que la route de Sault rejoint celle de Bédoin. Je vois quelques voitures, près du chalet, et des cyclistes à l'arrêt. La route tourne vers la gauche et grimpe vers le sommet. Vue du chalet, la pente paraît conséquente. Je bois quelques gorgées puis m'y engage sans hésiter mais pas sans un petit serrement d'estomac. C'est depuis cet endroit que les choses sérieuses commencent quand on vient de Sault, m'a-t-on prédit, et j'en ai la confirmation. Le computer m'annonce huit pour cent.

Ici, la route est fréquentée car la plupart des cyclistes grimpent depuis Bédoin et cette partie que j'ai prudemment évitée est réputée difficile. Beaucoup paraissent déjà très fatigués et, bien que mon allure soit modeste, je les laisse facilement derrière moi. Je dis bonjour, mais on ne me répond pas. Je saurai bientôt pourquoi.

Un cycliste me dépasse. Je devrais plutôt écrire qu'il m'enrhume, tant il grimpe vite ! Ce n'est sans doute pas un champion, loin de là, mais je mesure d'emblée l'écart qui me sépare d'un bon cyclo, d'un authentique sportif qui peut se permettre de rouler pour « faire un temps ».

Le paysage, ici, est différent. C'est aride, rocailleux, les tonalités sont grises, ocrées, tandis que sur l'asphalte sont peints des noms, des prénoms, des mots d'encouragement. Sur le côté, un photographe attire mon attention, m'invite à sourire. J'en suis encore capable, à cet endroit-là. L'homme prend quelques clichés puis me donne sa carte, qui file dans la poche du maillot.
Je verrai encore quelques « mitrailleurs de mes efforts » sur la route qui mène au sommet.

La pente devient vraiment difficile. Neuf ou dix pour cent, par endroits. Je dépasse encore plusieurs cyclistes, mais sans les saluer. Personne ne dit rien. Chacun est dans son monde, dans son effort, dans son défi. Il en est qui s'arrêtent, hagards, pour récupérer. Certains moulinent sur leur VTT, en grimpant « à pas d'homme », tandis que d'autres se hissent sur leurs pédales, les mains agrippées au cintre de leur vélo de course. Ils zigzaguent, semblent sur le point de s'arrêter, mais serrent les dents, avancent encore et encore.

Un autre cycliste me dépasse qui progresse comme ça, « en danseuse » mais à faible cadence de pédalage. Il a mis « tout à gauche », comme on dit chez les cyclos, mais c'est encore un grand braquet pour rouler à moins de dix à l'heure. Je mouline beaucoup plus vite, assis sur la selle, mais le souffle commence à me manquer et mon cœur bat un peu trop vite. J'essaie de me détendre, je m'encourage en me disant que le but est proche. Depuis de longues minutes, je peux voir l'antenne blanche et rouge dressée au sommet et qui semble à portée de main. À chaque virage, elle l'est sans doute un peu plus, mais paraît toujours foutrement éloignée.

Le dernier kilomètre est terrible. Le plus dur pour moi et, sans doute, pour beaucoup d'autres. Il est dur parce qu'il est pentu, il est dur parce qu'il est le plus exposé au vent, il est dur parce que l'effet de l'altitude doit commencer à jouer et il est dur parce que justement, il est le dernier, qu'il y en a déjà eu une vingtaine avant lui et que la fatigue est là. Elle est d'autant plus présente que, tout à mon effort, j'ai oublié de boire autant qu'il l'aurait fallu.

L'ultime virage, je le franchis néanmoins allègrement, parce que le sommet est là et que plus rien ne peut m'arriver. Au terme de deux heures d'effort, il me faut juste slalomer entre les piétons ; des gens qui sont arrivés là en voiture et qui se promènent en n'entendant pas arriver les vélos. Ils ne se rendent pas compte qu'on est fatigués, qu'on doit garder l'équilibre, qu'on doit éviter de nous « planter » avec les pieds coincés dans les cales, ce qui serait bien ridicule au moment de réussir ce pour quoi on est venus : arriver au sommet.


Je descends de ma bécane, la couve d'un regard de gratitude. Elle m'a mené en haut sans me jouer de tour pendable. C'est une amie, une complice. J'attrape mon bidon, m'octroie quelques gorgées et grignote une barre de céréales en admirant le paysage. Comme tout est petit ! Comme tout semble écrasé ! Je récupère mon petit appareil photo et m'offre quelques images en souvenir. Un touriste sympa me tire le portrait, en pied devant la borne marquant le sommet. Je savoure ces quelques instants de bonheur avant de redescendre.




Des cyclistes arrivent, de plus en plus nombreux en cette fin de matinée. Que sera-ce cet après-midi ? J'en vois de tous les âges, de toutes les tailles. Des hommes, des femmes, des enfants ; des jeunes, des moins jeunes et d'autres que l'on peut appeler « des anciens ». Beaucoup de vélos de route, ce qu'on appelle aussi des « vélos de course » ; et puis des VTT. Il faut de la patience pour emmener là-haut de tels engins, lourds et handicapés par leurs suspensions lorsqu'il s'agit de rouler sur l'asphalte.
Je vois aussi des gens utiliser des vélos à assistance électrique. Tricheurs !

L'aspect qui domine est la joie qui s'affiche sur les visages marqués par l'effort. Le plaisir de la réussite. L'ivresse des hauteurs. Le géant de Provence fascine, attire, provoque, suscite les envies et titille les fiertés. Certains vont au bout d'eux-mêmes, réalisent « un truc » presque impensable compte tenu de leur condition physique, de leur âge, de leur manque d'expérience...

Comme je m'apprête à enfourcher ma bécane pour entamer la descente, je vois arriver ce couple en tandem que j'ai déjà, en moi-même, appelé « les Basques » à cause de leurs maillots. Je les salue, les complimente d'un pouce levé. Ils sont magnifiques. Leur sourire me fait chaud au cœur.

En démarrant, je me demande à nouveau si je n'aurais pas été bien inspiré d'enfiler mon coupe-vent pour la longue descente. Tant pis ! Il restera en boule dans mon sac à dos.

Si je retourne par là, je tenterai à nouveau la montée du Ventoux. Par une autre voie, plus difficile.

Je suis déjà accro.

mardi 16 septembre 2014

L'obsession de l'hygiène

Cette idée m'est venue une nouvelle fois en tête tout récemment, en découvrant les nouveaux appareils qu'on venait d'installer dans les toilettes de l'entreprise où j'exerce mes... heu... mes talents : l'obsession de la propreté.

Nous avons un comité chargé de veiller à la sécurité, à l'hygiène et au bien-être sur le lieu de travail, comme c'est obligatoire dans toute boîte qui emploie un certain nombre de personnes. Alors, ces gens qui se réunissent tous les mois doivent bien meubler le temps qui leur est imparti. Dormir ou multiplier les pauses-café, ça ne se fait pas.

Outre donc d'amener sur le tapis des sujets de discussion bêtes à pleurer ou qui n'intéressent que deux quidams sur cent, les participants se penchent régulièrement sur les questions de sécurité et d'hygiène.

Les fournisseurs de produits d'entretien et d'appareillages divers sont évidemment au courant de ces pratiques, ce qui a pour effet de faire parvenir à qui de droit – généralement au responsable en chef de la sécurité ou à l'un de ses sbires – toute une flopée de dépliants publicitaires et d'offres les plus délirantes qui soient en matière d'hygiène. Offres d'autant plus délirantes que les vérités d'hier se heurtent à des contre-vérités d'aujourd'hui et à d'incessantes supputations quant à l'option qui « aura la cote » en matière de lutte contre ces fichues bactéries qui, paraît-il, nous empoisonnent l'existence.

J'ai connu les bandes de tissu cousues en boucle, pour l'essuyage des mains, ces serviettes rapidement humides puis détrempées bien avant la fin de la journée, sauf dans les rares cas où l'entreprise disposait de davantage de locaux sanitaires que de personnel, ce qui laissait présager une très mauvaise santé financière et un proche dépôt de bilan.

Ces essuie-mains en boucle, ce n'était pas propre. Pas hygiénique du tout. Un nid à bactéries, tout comme ces boules de savon fixées au-dessus de chaque lavabo !

Nous sommes donc passés aux essuie-mains à enrouleur, où il suffisait de tirer une bande de tissu propre, ce qui faisait rentrer dans un second compartiment de la boîte la partie déjà souillée. C'était pas mal, mais bien souvent la réserve d'étoffe sèche était épuisée avant la fin de la journée, ce qui obligeait le personnel à utiliser la même dernière portion de rouleau détrempée. Pas bien !

Les sèche-mains à air chaud qu'on a essayés par la suite possédaient le triple inconvénient d'être bruyants, voraces en électricité et tout aussi inefficaces – paraît-il – en ce qui concerne la lutte contre la prolifération bactérienne. Des trucs du genre à envoyer les microbes dans l'air pour que tout le monde les inhale bien.

Les serviettes en papier, enfilées en zigzag dans un distributeur, ont alors fait leur apparition, ce qui a permis de copieusement remplir les poubelles en très peu de temps, certains ne lésinant pas sur le nombre de serviettes arrachées au paquet pour un simple séchage de mains. Ajoutons que ces morceaux de papier semblent avoir pour habitude de rester vilainement coincés quand ils sont trop serrés dans un distributeur plein et, à l'inverse, de tomber par paquet lorsque la réserve s'approche de l'épuisement. Et on nous répète que ce n'est pas écologique.

Un représentant rencontré récemment nous proposait un nouvel appareil électrique à air pulsé aseptisé et tueur de microbes, économe en diable puisque capable de sécher en quelques secondes la paire de paluches la plus récalcitrante. Le top du top. Plus de déchets, consommation réduite d'électricité et filtres hygiéniques (renouvelés régulièrement via un contrat d'entretien) garantissant l’innocuité du système.
En somme, la contre-vérité d'aujourd'hui quand on songe à ce qu'on pensait hier des souffleries à air chaud.

Fermons la parenthèse et revenons donc à ce que j'ai récemment découvert dans les toilettes de l'entreprise. Quand j'écris « dans les toilettes », lisez « dans les chiottes ». Enfin, non, ne lisez pas dans les chiottes, c'est déconseillé pour des raisons de santé sur lesquelles je ne m'étendrai pas, d'autant plus que je n'écris pas dans les chiottes non plus. Pas même sur les murs.

Dans chaque WC, donc, on a planté au mur un distributeur du type « pshit-pshit » orné de petits dessins qui indiquent qu'il faut tenir un peu de PQ en dessous de l'appareil pendant que, de l'autre main, on actionne le poussoir. Se retrouve sur le papier une solution apparemment bactéricide – ben oui, toujours la lutte contre ces sales bestioles – destinée à être étalée sur la lunette avant de s'y asseoir. Si on veut bien. Personne ne va vérifier qu'on l'a fait.

À mon avis, ça va foutrement faire grimper la consommation de PQ ! Et puis, ça doit coûter quelque chose, ces trucs-là. Et aussi le produit qu'on met dedans (on n'a pas dit qui se chargerait d'en rajouter au besoin, mais je suppose que ça va encore tomber sur la carafe du brave type ou de la brave dame qui nettoie nos crasses chaque soir en semaine aux heures où on prend notre repas en famille).

En attendant, à côté de l'appareil, on peut encore trouver un distributeur de lunettes en papier. Encore des trucs hygiéniques pour protéger nos fesses des vilains microbes !

Quand j'étais gamin, on me disait que je devais faire ma toilette tous les jours, me brosser les dents et me laver les mains avant de passer à table. Et chez les scouts, en plus de ça, on disait la prière. Il est vrai qu'il valait mieux, compte tenu de ce qui nous était parfois servi...

Aujourd'hui, il y a une obsession de l'hygiène. Tout doit être propre. Surtout la bouffe.
Quand vous allez dans un fast-food bouffer des hamburgers et des frites avec des sodas géants, tout est propre. Surtout en cuisine. C'est sévèrement contrôlé par les services d'hygiène qu'on désigne par des sigles barbares, différents d'un pays à l'autre, mais qui ont toujours la même raison d'exister : le contrôle de ce que vous mettez (ou de ce qu'on vous met) dans l'assiette ou dans le sac en papier. Il faut que ce soit propre. La santé du bon peuple en dépend.

Les aliments qu'on achète, c'est pareil : dates de péremption, chaîne du froid à respecter et étiquetage précis. D'ailleurs, il suffit de lire les étiquettes : la composition des aliments est si complexe qu'elle est impossible à retenir. On y met un tas de produits aux noms barbares destinés à veiller sur notre bonne santé, à prévenir ou ralentir la prolifération des vilaines bactéries et, très accessoirement, à augmenter les marges bénéficiaires.

Parce qu'aujourd'hui, vous l'aurez sûrement déjà remarqué, outre l'obsession de l'hygiène sanitaire, on entretient celle de l'hygiène alimentaire. Mangeons propre !

Bien sûr, on nous fait manger de la crasse, mais du moment que c'est de la crasse propre, on ne va pas s'arrêter sur un détail aussi futile.