jeudi 24 juillet 2014

La crise politique belge pour les cancres (7)

À présent que dans chacune des régions les gouvernements se forment et qu’au niveau fédéral les libéraux sont en passe de réaliser leur vieux fantasme consistant à diriger le pays en renvoyant les socialistes dans l’opposition, on pourrait croire que la crise politique belge est à peu près terminée, mais ce serait aller vite en besogne.

La crise n’est pas terminée. Elle marque tout simplement une pause et reprend son souffle avant de produire son effort en vue d’un retour tonitruant.

La dernière réforme de l’État ayant accordé aux régions des compétences accrues, le « centre de gravité » décisionnel (comme on l’entend souvent dire) s’est déplacé du fédéral vers les entités fédérées. Certes, les compétences budgétaires du gouvernement central restent importantes, mais la gestion des moyens financiers dégagés est de plus en plus confiée aux organes de pouvoir décentralisés.

Exclus du jeu en Wallonie et à Bruxelles, où la domination socialiste reste importante, les libéraux du MR avaient soif de revanche et, quitte à verser dans les pires compromissions, les voici prêts à s’associer au niveau national à leurs confrères flamands de l’OpenVLD (ce qui est logique) ainsi qu’au CD&V (ce qui n’a rien d’anormal non plus) et à la NVA (ce qui ne serait guère surprenant si Charles Michel, président du MR, n’avait pas annoncé avant les élections son refus de gouverner avec ladite NVA) ; tout cela dans un gouvernement non seulement de droite, mais aussi très « flamingant » puisque dans cette majorité, le sud du pays sera sous-représenté à un point tel qu’on n’hésite pas à la qualifier de « kamikaze ».

Si les libéraux agissent de la sorte, c’est parce qu’ils espéraient – à l’issue d’un scrutin qui s’annonçait favorable pour eux – pouvoir gouverner à Bruxelles et en Wallonie, ce qui ne sera pas le cas. En conséquence, et sous peine de déclencher une crise du pouvoir au sein du parti, il fallait faire quelque chose, quitte à renier sa parole. De toute façon, en politique, promettre ne veut pas dire tenir et un moment de honte est encore vite passé.

Il faut rappeler aussi qu’au fédéral, comme je l’avais évoqué dans ce précédent billet, la mise en place d’une majorité comme celle qui s’annonce paraissait problématique, d’une part en raison de son déséquilibre et d’autre part à cause du refus du CD&V et de la NVA d’ouvrir les négociations, pour le gouvernement flamand, à un OpenVLD exigeant d’être présent aux deux niveaux de pouvoir (régional et fédéral).

Nommé informateur, Charles Michel a débloqué la situation en convainquant ses interlocuteurs flamands d’associer leur famille libérale aux tractations. Il nous a ensuite expliqué qu’il était temps de mettre en place un gouvernement qui prenne ses responsabilités (au MR, on adore déclarer prendre ses responsabilités) en appliquant le programme socioéconomique indispensable à la sortie du pays de la crise, quitte à se passer d’une majorité côté francophone.

Toute honte bue, les libéraux du MR en sont donc arrivés là ; et de grands mots ont déjà été prononcés avec le plus grand sérieux, non sans dissimuler avec peine un petit sourire de triomphe : rigueur, réformes, compétitivité, programme socioéconomique.

Moi, quand j’entends des types de droite utiliser le mot « social » (et les préfixes qui en dérivent) dans des phrases qui laissent presque entendre qu’ils seraient à la fois les inventeurs et les défenseurs de la sécu, je m’estime en droit de m’interroger sur l’innocuité de leurs intentions !

Les mots ayant donc été prononcés avant même que le programme ne soit divulgué aux citoyens mangeurs de frites, voici un avant-goût de ce qui nous attend probablement dans les prochains mois – je n’oserais écrire « dans les prochaines années », car je doute fort que cette coalition « kamikaze » parvienne à souffler, à l’été 2015, la bougie de son premier anniversaire ! Kris Peters (CD&V), futur premier ministre, doit certainement redouter cette issue fatale puisque, pour tenter peut-être de conjurer le mauvais sort qui semble promis à son équipe, on l’a entendu dire qu’il ne renonçait pas à tenter d’embrigader in extremis les chrétiens démocrates humanistes francophones (CDH) dans sa galère qui tire exagérément sur tribord. Que Joëlle Milquet – qui s’est d’ailleurs empressée de trouver un emploi sécurisant au gouvernement de la fédération Wallonie-Bruxelles – et les siens aient envie de faire partie de la chiourme, rien n’est cependant moins sûr !

Voici donc l’avant-goût du présumé « programme socioéconomique ».


Rigueur.

Oui, dans le clan libéral, on dit « rigueur » et « rigueur budgétaire ». On ne dit pas « austérité » parce que c’est mal perçu par la population et qu’on a déjà vu, ailleurs en Europe dans les pays en crise, que ça ne sert strictement à rien d’autre qu’à aggraver la situation.
« Rigueur », ça voudra donc dire « faire des économies ».

La première idée qui sera probablement appliquée bien qu’elle soit impopulaire ailleurs qu’au sein du patronat, c’est le « saut d’index ».
Voilà une vieille mesure typiquement libérale tellement simple à mettre en place quand les socialistes ne sont pas là qu’on se demande pourquoi on a gouverné pendant tant d’années sans y recourir ! Eh bien ! C’est justement parce que les socialistes étaient là !

Pour ceux qui ignorent ce que cela représente, rappelons qu’en Belgique les salaires sont liés à l’indice des prix à la consommation. Cela signifie que lorsque le prix moyen du « panier de la ménagère » (un ensemble de produits et services jugés indispensables) augmente, les salaires bénéficient à leur tour d’une hausse selon des modalités définies par des conventions collectives propres à chaque secteur d’activité.

Préparons-nous à un ou deux « sauts d’index », comme à la grande époque du gouvernement « Martens-Gol » (une majorité réunissant libéraux et sociaux-chrétiens au temps où la NVA n’existait pas et où le CD&V – qui s’appelait alors CVP – était le parti le plus puissant du pays), une majorité qui, après avoir sévi pendant les années 80, s’était effacée au profit de socialistes ayant mené leur campagne électorale sous le slogan « le retour du cœur » (tout un poème). À l’époque, le libéral Louis Michel (père de Charles, l’actuel président du MR) avait déclaré, amer, au soir de sa défaite, qu’on rappellerait les libéraux au pouvoir quand les caisses seraient vides.
Voici donc le retour des libéraux, de leur rigueur et de leur talent à remplir les caisses. Mais pas tant celles de l’État que celles du secteur privé. Et s’ils déclarent aujourd’hui qu’il n’est pas question de toucher au système de liaison des salaires à l’index, comme le demande le patronat, n’oublions pas que l’expression « pas question de » utilisée par le MR doit être accueillie avec scepticisme, puisqu’il n’était « pas question de » gouverner avec la NVA, par exemple.

Gageons que d’autres mesures seront prises visant à réduire les frais : contrôle accru des chômeurs, diminution des dépenses de la sécu, répression de la fraude fiscale.
En ce qui concerne cette dernière, je présume que nous aurons droit à une énième campagne d’amnistie fiscale qui permettra aux fraudeurs de longue durée ayant planqué leurs avoirs à l’étranger pour les soustraire à l’impôt de les rapatrier au pays dans des conditions idéales, sans payer d’amende et sans passer par la case « prison ». Comme nous l’expliquera Didier Reynders (MR), ce seront des moyens financiers supplémentaires qui rentreront chez nous et qui vaudront bien qu’on prenne la peine de fermer (une fois de plus) les yeux sur une nouvelle fournée de repentis retardataires (aux abois depuis que la Suisse n’est plus ce qu’elle était).

[Mode second degré ON]
Pour les chômeurs, il est grand temps de sévir. En effet, la Belgique présente cette tare presque mondialement unique de verser des allocations de chômage, pendant des années et presque sans contrôle, à des milliers de paresseux et de sous-diplômés qui profitent du système, surtout du côté wallon, au grand dam de Bart De Wever et de sa NVA. Cela doit cesser car, comme on le constate, dans les pays européens où il n’y a pas ou peu d’allocations de chômage et où, quand il y en a, elles sont très limitées dans le temps, cela va beaucoup mieux que chez nous. Il y a moins de chômeurs, de pauvreté et d’insécurité.
[Mode second degré OFF]

On en arrive donc au deuxième grand fantasme libéral : les réformes. Les lettres MR n’abrègent-elles pas « mouvement réformateur » ?


Réformes.

La majorité « kamikaze » va vraisemblablement vouloir réformer, outre certaines règles de droit aux allocations de chômage (et bien qu’au MR, on nous certifie qu’il n’est « pas question de » les limiter dans le temps), le système des pensions et prépensions.
Travailler plus pour gagner moins.
Allonger les carrières professionnelles permettra de réduire la durée des pensions, ce qui est logique puisque nous vivons de plus en plus vieux. Enfin, il paraît.
Mais il me semble qu’en nous faisant bosser plus longtemps, nous vieillirons et mourrons prématurément, surtout compte tenu des crasses qu’on nous fait avaler et que nous respirons ! (Et la gauche écologiste ayant été éjectée de tous les niveaux de pouvoir, ça ne va pas s’arranger.)

[Mode second degré ON]
Les chômeurs, il faudra aussi les mettre au travail au lieu de les payer à ne rien faire. Du boulot, il y en a. Il faut juste que le chômeur accepte de suivre une formation ou d’aller bosser loin de son domicile dans un patelin dont il ne parle pas la langue. Ce n’est quand même pas compliqué !
Pour cela, il faut évidemment des incitants dans le genre « coup de pied au cul » ou « c’est ça ou rien » ; tout refus d’un emploi « convenable » équivalant à une menace d’exclusion du droit aux allocations de chômage. Heureusement que la droite accède enfin au pouvoir pour mettre en place ces mesures de salubrité publique ! Et on peut compter sur le patronat, toujours empressé à rendre service, pour aider les libéraux à définir avec certitude ce qu’est un emploi « convenable ».
[Mode second degré OFF]

Un autre truc à réformer, c’est le système d’accueil des étrangers et des réfugiés politiques dans notre pays. On ne sait pas encore très bien comment on va faire, donc on évite d’évoquer clairement ce sujet délicat aux relents légèrement xénophobes, mais il faudra prendre des mesures. Il en va de notre sécurité.
Il faut d’ailleurs réformer la justice. Les malfrats au gnouf et pour longtemps ; et s’ils ne sont pas « de chez nous », autant les renvoyer « chez eux ». [J’aurais peut-être dû activer le mode second degré pour la phrase qui précède.]

Indispensable également : une réforme fiscale. Baisse des impôts directs, donc baisse des charges patronales. Dire aux travailleurs qu’ils vont toucher un salaire net un peu plus élevé, c’est les appâter. Ne pas leur dire que le manque à gagner qui s’ensuivra pour l’État devra être compensé par d’autres recettes indirectes ou par une baisse des dépenses, notamment en matière de sécurité sociale, c’est leur cacher une vérité moins reluisante.


L’emploi et la compétitivité des entreprises.

Voilà encore un refrain libéral : nos entreprises ne sont pas compétitives. Le travailleur coûte trop cher. Il faut réduire les charges patronales (donc les salaires). Voilà toute l’utilité des « sauts d’index » et de la « réforme fiscale » évoqués précédemment.

D’un autre côté, trop de jeunes sont au chômage et ne trouvent pas d’emploi parce qu’ils manquent d’expérience, alors que les travailleurs âgés qui, eux, ont l’expérience, coûtent trop cher et manquent de productivité. Il faut donc réaménager les « fins de carrière » et prendre des mesures pour l’accompagnement des jeunes vers leur premier emploi.

Par exemple, on diminue le temps de travail (et la paie) des quinquagénaires et on engage des jeunes en compensation (au salaire minimal avec allègement des charges patronales pour encourager l’entreprise à adopter le système), ce qui permettra de les former pendant un an avant de les rendre au chômage où, bien sûr, ils ne resteront pas longtemps puisqu’ils auront acquis de l’expérience.

[Mode second degré ON]
À condition bien sûr que les patrons engagent « pour de bon » au lieu de continuer à utiliser des petits vieux en fin de carrière (prolongée) et des jeunes diplômés en quête d’un premier emploi. Mais pourquoi en douter ? Tout le monde sait bien – et le passé l’a maintes fois démontré – que chaque mesure prise en vue de réduire les charges patronales a pour effet immédiat et enthousiasmant la création de dizaines de milliers d’emplois !
[Mode second degré OFF]


Et après ?

C’est la question qu’on se pose, évidemment ! Et on se la pose d’autant plus volontiers que le mot « après » risque d’être synonyme de « bientôt », tant ce gouvernement « kamikaze » paraît mal né et promis à une fin prématurée. Alors, combien de temps cela va-t-il durer ? À quand le prochain volet de la crise politique belge ?

Certains n’hésitent pas à dire que les libéraux francophones sont en position de force, puisque leur retrait de la coalition signerait sa perte ; mais cette vision des choses me semble exagérée puisqu’il en va de même pour chacun des partenaires de la nouvelle majorité.

Je crains plutôt que notre équipe de kamikazes ne soit là que le temps de donner au navire belge le coup de barre à droite qui satisferait les demandes les plus basiques du patronat, pour ensuite se retirer avec fracas, chacun des partenaires se déclarant irresponsable du fiasco. À la NVA, on dira qu’avec ces fichus francophones, ce n’est vraiment pas possible et que la Belgique est devenue ingouvernable.

Je demanderais bien l’asile politique quelque part, mais où ?
En Théorie, peut-être ?
Parce que tout le monde sait qu’en Théorie, tout va bien.

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