mardi 23 décembre 2014

Handicap salarial

C'est fou ce qu'on entend cette phrase, ces derniers temps : « La Belgique doit résorber son handicap salarial » !

Pragmatique comme toujours, naïf comme souvent, j'essaie de décortiquer l'expression.

Tout d'abord, et même si de nos jours appeler certaines choses par leur nom est souvent mal perçu, quand j'entends le mot « handicap », je me dis qu'il doit y avoir quelque chose qui fonctionne mal, voire pas du tout. Un truc qui marche moins bien que chez d'autres.

Un handicap visuel, c'est quand on ne voit pas bien ; un handicap auditif, c'est quand on entend mal ; un handicap mental, c'est quand on n'a pas toutes les frites dans le même sachet ; un handicap moteur, c'est quand on conduit une vieille deuche... etc.

Donc, un handicap salarial, c'est certainement quand le salaire n'est pas bon. Moins bien que celui des autres. Inférieur à la normale.

Et, donc, la Belgique souffrirait d'un handicap salarial.

Déjà, là, il y a quelque chose qui cloche. Un pays, ça ne perçoit pas de salaire. Ce sont ses travailleurs qui en perçoivent un.

Faudrait-il donc comprendre que « le travailleur belge doit résorber son handicap salarial » ?

Hélas, non ! Ce serait même plutôt l'inverse. Le Belge est mieux payé que ses voisins immédiats. Par exemple les Français, les Allemands, les Hollandais. Et donc, le handicap salarial de la Belgique, c'est ça : les travailleurs qui gagnent en moyenne trois pour cent de plus que ceux de certains pays voisins. Pas tous, apparemment, puisqu'on compare avec ceux que je viens de citer, juste ci-dessus.

« On » compare. Le « on », ça désigne le patronat et le gouvernement de droite libérale acquis à sa cause et qui entend à présent diriger le pays et lancer des réformes à tout va.

Ce sont donc ces gens-là qui clament que la Belgique doit « résorber son handicap salarial ». Parce que payer correctement les travailleurs, ça nuit à la rentabilité. Elle est pourtant toujours bien là, cette rentabilité, même si certains tentent de nous faire croire le contraire, mais elle est un peu moins enthousiasmante qu'escompté par les actionnaires toujours très près de leurs dividendes.

Le travailleur belge coûte donc environ trois pour cent de plus que le travailleur français, le travailleur allemand ou le travailleur néerlandais.

« On » (qui vous savez, je ne vais pas me répéter) évite soigneusement de signaler dans la foulée que le Belge paie davantage d'impôts et achète ses marchandises à un prix plus élevé que ces mêmes voisins auxquels on le compare.

Et puis, franchement, si on est mieux payés, il n'y a pas de honte. Les handicapés salariaux, ce n'est pas nous, mais les autres. Et si nos voisins immédiats sont un tout petit peu handicapés, nos autres comparses européens le sont davantage. Quant aux quasi-esclaves de contrées lointaines, est-il nécessaire d'en parler ?

Alors, tout compte fait, en matière de « handicap salarial », plutôt que d'essayer de nous dépouiller de ce qu'on a, il serait infiniment plus sain, humainement parlant, d'en distribuer autant à ceux qui sont défavorisés.

Humainement parlant.

Voilà une expression qui ne doit pas émouvoir ceux qui ont une pierre à la place du cœur et un coffre-fort dans le crâne. Quand la recherche d'un profit maximal est une raison de vivre et le bien-être d'autrui ou la sauvegarde de la planète des préoccupations bien secondaires, peut-on évoquer une quelconque idée d'humanité ?

Que plus aucun travailleur au Monde ne souffre d'un handicap salarial, ce serait quand même un fameux miracle de Noël !


lundi 15 décembre 2014

Ce fichu droit de grève !

Dans le climat social qui sévit actuellement en Belgique, certains n'hésitent pas à vouloir s'en prendre au droit de grève au nom du droit au travail, formule facile maintes fois utilisée par le patronat et certains salariés qui préfèrent que d'autres aillent au feu à leur place pour la défense des droits acquis.

Récemment, un article – non signé – a été publié dans le journal « Métro », distribué gratuitement dans les gares. Entouré d'un cadre (!), le réquisitoire s'intitulait « Imaginez que... »



Analysons paragraphe par paragraphe le brillant pensum.



Alors donc voilà. Imaginez, les enfants, que ces braves patrons ferment boutique, eux qui n'entretiennent leur business que pour nous faire plaisir, pour nous permettre de vivre décemment. Imaginez qu'ils abandonnent tout ça parce que nous, salariés ingrats, refusons de reconnaître leurs mérites, leurs objectifs philanthropiques. C'est vrai, quoi : on n'est jamais contents. On veut se mettre en grève. C'est fou, non ?
Et en faisant ça, on priverait les pouvoirs publics de milliards d'euros normalement destinés à soutenir la prospérité du pays, à payer le salaire des fonctionnaires, à financer la sécurité sociale.

Donc, si j'ai bien compris, en plus de procurer de l'emploi à des millions de personnes, les patrons d'entreprise alimentent généreusement les finances de l'État de manière à ce qu'Il puisse redistribuer ces richesses, pour le plus grand bien de tous, via la sécurité sociale.
Moi, j'ai toujours eu l'impression que la sécu, c'était les travailleurs qui la payaient avec les trente-cinq à quarante pour cent d'impôts directs retenus sur leur salaire et la TVA qu'ils acquittent à chaque fois qu'ils achètent quelque chose ; alors qu'au contraire les patrons ne paient que quelques maigres pour cent d'impôts pour ne pas dire aucun. Comme on peut se tromper, n'est-ce pas ?


Quitter le pays ! Un comble ! C'est vrai que les travailleurs qui partent en grève, ça incite les patrons à mettre la clé sous le paillasson et à délocaliser. Enfin, c'est ce qui est expliqué sur le papier.
Là encore, je me trompais. Moi, je pensais qu'en réalité, les grèves, on les faisait justement quand les patrons décidaient de restructurer ou d'aller s'établir ailleurs. Je pensais qu'on les faisait pour inciter les pouvoirs publics à intervenir et pour attirer l'attention de nos compatriotes sur une manœuvre malhonnête consistant à mettre des travailleurs au chômage en allant produire ailleurs où les salaires sont moins élevés.
Moi, je croyais que les patrons des multinationales étaient contents de rester chez nous où les travailleurs sont qualifiés et productifs, et où les dirigeants de droite libérale leur assurent de ne pas payer d'impôts ou de les récupérer via un système d'intérêts notionnels.
Comme je me trompais !


Les jeunes ne veulent plus devenir entrepreneurs. C'est aussi à cause des ouvriers qui font grève.
Je l'ignorais aussi, mais c'est comme ça, apparemment : les grèves, ça empêche des jeunes d'ouvrir des entreprises. Ce sont sans doute les patrons qui les aident à lancer leur propre business, mais comme ils sont fâchés à cause des syndicalistes gréviculteurs, ils ne veulent plus donner un coup de pouce aux jeunes entrepreneurs.
Encore une fois, je me trompais. Moi qui croyais que les nouvelles entreprises étaient aidées par l'État belge, dans les premières années, au moyen d'allègements des charges et d'aides à l'emploi...
Ah ! Oui ! Mais j'oubliais : ce sont les patrons qui alimentent les finances de l'État.


C'est vrai que nous avons une dette colossale. Mais moi, je pensais que les dettes, c'était quelque chose d'inévitable. D'ailleurs, si je n'avais pas emprunté, je n'aurais rien de ce que j'ai maintenant.
Je croyais qu'une dette, ce n'est préoccupant qu'à partir du moment où on ne peut plus la rembourser.
Je me trompais.
À force de refuser les réformes indispensables (diminutions des dépenses de l'État, économies dans la sécu...), nous allons nous enfoncer dans l'endettement. Il serait quand même plus simple de revendre au secteur privé quelques grosses entreprises d'État afin de dégager des liquidités qui permettraient de rembourser une partie de notre dette !
Vous imaginez ? Si on écoute les syndicalistes, les socialistes et les gens de gauche, on va continuer à s'endetter et ce n'est pas bon. C'est même très mauvais.
J'ai des remords, maintenant. Je n'aurais jamais dû m'endetter. Je serais probablement à la rue ou peut-être que je vivrais dans un taudis, mais au moins, je n'aurais pas contracté de dettes.


Alors là, c'est la catastrophe : nous vivons plus longtemps. Donc nous devrions travailler plus longtemps pour financer nos pensions, parce qu'au rythme où nous progressons, les finances de l'État vont capoter.
Je veux bien, moi, mais je pensais que c'était les patrons qui finançaient l'État et assuraient la prospérité de la population. Or, dans l'article, il est écrit que « les travailleurs devraient payer plus pour davantage de personnes retraitées ». Donc, je me trompais, ici plus haut. Ce ne sont pas les patrons qui soutiennent la sécurité sociale, mais bien les salariés.
Donc, en fait, je ne me trompais pas.
C'est bizarre, comme on peut se tromper ou, plus précisément, essayer de nous tromper.


Et on a gardé le meilleur pour la fin : les grèves, ça ne sert à rien. Paralyser le pays, ça ne va pas régler les problèmes. Au contraire : ça va contribuer à torpiller les finances publiques et la sécurité sociale. C'est fou ce qu'elle déguste, la sécurité sociale.

Vous savez quoi ? Il faudrait interdire les grèves.

Et je profite de ma journée de grève (celle où je me suis empêché moi-même d'aller au boulot) pour vous l'écrire.