dimanche 20 décembre 2020

Impact, impacter : Le nouveau langage schtroumpf

Vous connaissez tous les petits lutins bleus, inventés par le dessinateur de BD belge Pierre Culliford, alias Peyo, et qui apparurent pour la première fois dans une aventure de ses héros médiévaux Johan et Pirlouit intitulée « La flûte à six Schtroumpfs ».

Depuis lors, les Schtroumpfs sont devenus des héros à part entière, bénéficiant non seulement de leur propre série d'albums de bandes dessinées, mais aussi d'apparitions à la télévision et au cinéma d'animation. De multiples produits annexes ont également vu le jour, comme des marionnettes en matériaux divers, dont certains s'échangent à prix d'or auprès des collectionneurs.

On ne présente plus les Schtroumpfs, pas davantage d'ailleurs que leur langage très particulier, qui consiste à remplacer certains mots par le mot « schtroumpf » et, plus particulièrement, les verbes usuels par le verbe « schtroumpfer » conjugué à tous les temps. Le contexte rend néanmoins la langue schtroumpf très compréhensible, car il est le plus souvent extrêmement aisé de deviner quel verbe de la langue française se cache derrière « schtroumpfer ».

En quittant le domaine imaginaire des personnages de BD et en entrant dans la réalité, bien moins drôle, des actualités et des médias, nous constatons qu'une forme de langage « schtroumpf » est progressivement entrée dans les mœurs, qui consiste à remplacer des mots, verbes et expressions pourtant très significatifs par des mots « fourre-tout » qui soit ne signifient plus grand-chose, soit détournent de leur usage des vocables qui n'en demandaient pas tant. Il arrive même que ces mots utilisés à tort et à travers soient des néologismes ou des adoptions issues d'autres langues.

Actuellement, le verbe « impacter », anglicisme très contestable, est utilisé pour un oui ou pour un non dans nos médias, essentiellement au sens figuré. Le moindre reportage, le plus bref entretien diffusé à la radio ou à la télévision, se retrouvent truffés de ce vilain verbe « impacter », comme s'il s'agissait de combler un manque dans notre vocabulaire. Voici ce qu'en dit l'Académie française :

Le substantif Impact, désignant le choc d’un projectile contre un corps, ou la trace, le trou qu’il laisse, ne peut s’employer figurément que pour évoquer un effet d’une grande violence. On ne saurait en faire un simple équivalent de « conséquence », « résultat » ou « influence ».

C’est à tort qu’on a, en s’inspirant de l’anglais, créé la forme verbale Impacter pour dire « avoir des conséquences, des effets, de l’influence sur quelque chose ».

Difficile d'être plus clair !

L'Office québécois de la langue française a également son avis sur la question :

« On entend parfois le verbe impacter, particulièrement dans la langue des affaires. On lui donne alors le sens d’« avoir un effet, un impact sur » ou de « percuter ». En fait, en français, ce verbe n’est accepté sans réserve que dans le domaine de la médecine; il signifie « solidariser avec force deux organes anatomiques ou un organe et un matériel, de façon que leur pénétration soit solide et résistante ». C’est probablement sous l’influence de l’anglais to impact qu’on utilise ce verbe en français dans le sens d’« avoir un effet sur » ou de « percuter ». Il peut être remplacé, selon le contexte, par les verbes percuter, concerner, influencer, intéresser, toucher, viser, etc., ou encore par des locutions telles que avoir un effet sur, produire un impact sur, avoir une incidence sur, avoir des répercussions sur, avoir une importance pour, influer sur, agir sur, peser sur, jouer un rôle dans, se faire sentir sur ou se répercuter sur. »


Les anglicismes et autres néologismes n'ont toutefois pour moi rien d'antipathique lorsqu'ils visent à combler un vide dans notre vocabulaire ; une langue doit évoluer, se moderniser, tout en conservant son identité, son élégance et ses spécificités.

La crise politique belge, dont je vous ai déjà longuement entretenu et qui s'évertue, année après année, de mettre à l'épreuve aussi bien notre patience que notre sens du compromis, vient de connaître, au cours de l'année écoulée et de celle qui l'a précédée, de nombreux rebondissements qui ont sollicité l'imagination de nos chroniqueurs lorsqu'il s'agissait de décrire l'imbroglio dans lequel nos politiciens s'évertuent inlassablement à plonger le pays. Ajoutez-y la pandémie qui menace quotidiennement la bonne santé du citoyen et de son portefeuille, sa liberté de déplacement et ses apéritifs entre amis ; et vous comprendrez que les occasions de clamer à quel point ces calamités peuvent « impacter » notre quotidien se sont bousculées au portillon des bulletins d'information et continuent à le faire avec enthousiasme.

Dans le cadre de la défense du bon langage(*), je me permettrai donc de reproduire ci-après quelques-unes des approximations dont s'ornementent nos médias, ici en Belgique (mais peut-être est-ce un peu pareil ailleurs dans la francophonie), et qui peuvent susciter tantôt l'agacement, tantôt un sourire, lorsque ce n'est pas une franche hilarité.

Remercions nos journalistes, nos politiciens, nos enseignants, nos syndicalistes, nos travailleurs... de songer à nous divertir lorsqu'ils tiennent le microphone ou parlent dans celui qu'on leur tend (au bout d'une perche et coiffé d'une bonnette, actuellement).

« Certaines régions sont fortement impactées »

« Aider les secteurs impactés par le coronavirus »

« L'impact de la pandémie sur les pays d'Afrique »

Un jour, un responsable d'entreprise s'est même exclamé : « C'est impactant ! »

« Une forêt qui n'a jamais été impactée par l'homme »

Dans le genre, je préfère la forêt où la main de l'homme n'a jamais mis le pied.

Les exemples foisonnent, bien sûr, mais en aligner davantage aurait un effet lassant. Je préfère donc me pencher à présent sur d'autres joyeux exemples de maîtrise de notre belle langue française, entendus dans nos médias...

« Certaines écoles ont préféré postposer la rentrée à plus tard »

Une plus sage décision que de l'anticiper avant, pour autant que « plus tard » ne devienne pas « trop tard ». Et c'était à peu près pareil pour les voyages et les spectacles :

« Au jour d'aujourd'hui, il faut réserver son ticket au préalable »

Une autre manière de faire comprendre aux plus lents à la détente qu'il convient de s'y prendre à l'avance, tout de suite et sans tarder, même pour un train en retard.

« Beaucoup de monde s'y sont mis »

C'est à l'école qu'on apprend que quand c'est beaucoup, il faut le pluriel. Comme, par exemple, quand il y a plusieurs chevals et que, dans ce cas, on doit dire un chevaux.

« Il faudrait connaître la capacité de chaque hôpitaux »

Ce foutu pluriel donne beaucoup de fil (sans « s ») à retordre, semble-t-il...

« On a fait une vidéo sur comment on se lave les mains correctement »

C'est probablement pédagogique, mais ils auraient pu en profiter pour y inclure la manière d'en parler correctement.

« Pourquoi est-ce que vous devez le faire »

Eh bien, c'est justement expliqué dans la vidéo !

« C'est un confinement sensiblement différent que celui du printemps. »

« La pandémie n'est pas prête de s'arrêter ! »

« La situation va s'empirer ! »

Et quand ça s'empire, ça ne sent pas bon !

« Pour les remplacer, la Croix-Rouge recherche des profils aussi divers que variés. »

Un peu de tout, donc. D'ailleurs, on insiste :

« On n'a pas suffisamment de bras que pour faire face à la situation. »

Il faudrait donc trouver de nouvelles idées que pour nous en sortir,

« … voire même de créer des machines... »

Et les approximations ne concernent pas uniquement ce qui se passe chez nous :

« Après que Donald Trump soit passé à l'hôpital »

Quoique...

« Peu après qu'on ait détruit notre stock de masques... »

Oui, parce que quand même, en Belgique, on est très forts. En plus d'ignorer délibérément l'usage du passé antérieur, on détruit (au pire moment) un stock de masques périmés et on néglige de les remplacer.

En matière de remplacement, il fut soudain question d'entamer un petit jeu de « chaise musicale » mettant en scène quelques ministres et parlementaires :

« Quand Valérie Debue s'est faite évincer... »

Cela ne s'est donc pas bien passé, autant en grammaire qu'en politique. Mais laissons-là nos élus, qui manquent trop souvent de fantaisie, et penchons-nous sur l'histoire de nos régions :

« On extractait du charbon »

C'est pour vous dire à quel point c'était difficile !

« La grande peste de 1348 avait décimé plus d'un tiers de la population européenne. »

C'était il y a longtemps, donc on n'est pas sûr des chiffres. C'était peut-être le tiers, mais on envisage les neuf dixièmes.

Dans le chapitre sportif, on nous avait prédit très sérieusement (et la prédiction s'est ensuite vérifiée) que :

« Le Real de Madrid sera peut-être sans doute champion d'Espagne ».

Et plus tard, pendant un Tour de France cycliste très indécis et à la faveur d'une étape disputée « contre le chrono », on nous annonça que le coureur cycliste slovène Tadej Pogacar

« A assommé littéralement tous ses adversaires »

Ce qui nous a offert le premier Tour de France de l'Histoire remporté à coups de gourdin.

Là où nos reporters sont également très forts, c'est dans l'art du pataquès :

« Trump a reçu deux cent cinquante Zinvités »

« Une situation d'harcèlement sexuel »

« Des Zhamburgers »

Et je ne voudrais pas terminer sans attirer votre attention sur les expressions toutes faites dont nos médias belges raffolent :

« Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain »

« Sortir de sa zone de confort »

« Siffler la fin de la récréation »

« Tirer la sonnette d'alarme »

Ces deux dernières expressions sont – à nouveau – très utilisées en politique belge. C'est souvent notre Premier ministre (quel qu'il soit) qui siffle, et nos parlementaires (de tous bords) qui tirent.

 

Sur cette ultime bafouille d'une année 2020 très chahutée, je vous souhaite de très agréables et très intimes fêtes de fin d'année (nul besoin d'être en nombre pour s'amuser un peu) !


(*) « Dans le cadre de la quinzaine du beau langage, ne disez pas 'disez', disez 'dites'. » (Julos Beaucarne)

Edit 15/02/2023 :


Je vous livre ci-après une petite pelletée supplémentaire de beau langage bien au goût du jour.


- « En fait » : Intercalée un peu n'importe où dans la conversation, cette locution s'ajoute à presque toutes les explications qui nous sont fournies tant par les journalistes que par nos éminences dirigeantes, quand il ne s'agit pas de représentants syndicaux, de travailleurs interviewés ou de l'homme de la rue.

- « Du coup » : Cette expression semble prendre peu à peu la place de « par conséquent » et « en conséquence », aussi bien que des pourtant plus concis « alors » et « donc » ; quand elle n'est pas tout simplement ajoutée dans la phrase.


À titre d'exemple, je vous répète ci-dessous quelques lignes tirées du début du présent article et remises au goût du jour :


« Depuis lors, les Schtroumpfs sont en fait devenus des héros à part entière, bénéficiant non seulement de leur propre série d'albums de bandes dessinées, mais aussi d'apparitions à la télévision et au cinéma d'animation. Du coup, de multiples produits annexes ont également vu le jour, comme des marionnettes en matériaux divers, dont certains s'échangent en fait à prix d'or auprès des collectionneurs.

On ne présente plus les Schtroumpfs, pas davantage que leur langage très particulier, qui consiste en fait à remplacer certains mots par le mot « schtroumpf » et, plus particulièrement, les verbes usuels par le verbe « schtroumpfer » conjugué à tous les temps. Le contexte rend néanmoins la langue schtroumpf très compréhensible, il est du coup le plus souvent extrêmement aisé de deviner quel verbe de la langue française se cache en fait derrière « schtroumpfer ». »


(à suivre ?)



1 commentaire:

  1. :-)))
    Excellent !
    Oui, on a les mêmes, bien sûr...

    Tu n'as pas envie de faire ça avec les interventions des interventeurs d'un site d'histoires avec des couleurs rigolotes ?

    RépondreSupprimer