Parfois, on regrette. « Je
n'aurais pas dû... » ou « j'aurais mieux fait de... ».
Alors, on prend ce qu'on présume être de bonnes résolutions :
« La prochaine fois, je... » ou « Si ça arrive
encore, je... ».
En cas de souci de santé, par exemple,
il arrive que nous nous interrogions sur l'attitude à adopter :
aller voir le toubib ou prendre un cachet et attendre que ça passe ?
Et quand on le raconte à autrui, ça
n'arrange rien. Après coup, c'est presque toujours plus facile de
savoir ce qu'il aurait fallu décider et comment nous aurions dû
agir. Presque toujours. Parce qu'il reste des exceptions.
Le « service des urgences »
en est une belle. Parfois, on ne doute pas : le sang coule, la
personne est couchée par terre et se tord de douleur, la jambe est
brisée... On appelle du secours ou on conduit le blessé à
l'hôpital. Mais dans d'autres circonstances, c'est moins évident.
Est-ce que cet inquiétant malaise est seulement passager ?
Est-ce bien normal, cette vision brouillée ? Et ces
palpitations ?
Mais même quand on ne doute pas, il
arrive qu'on regrette. Après coup, bien sûr, puisque sur le moment
on a cru avoir fait ce qui s'imposait.
Ce fichu malaise, ces palpitations, ces
vertiges... Prudemment, on se fait conduire aux urgences. Le temps
d'arriver, le temps d'être pris en charge ; et ça va déjà
beaucoup mieux. Évidemment, le personnel a fait son job : on
est là, avec un petit pansement dans le pli du bras à cause de la
piqûre pour l'analyse sanguine, on se sent mieux, mais il faut
attendre le résultat des analyses du labo. Et puis,
l'électrocardiogramme qui semblait bon doit néanmoins être vu –
et nous dans la foulée – par le cardiologue. Après, seulement, on
nous donnera peut-être l'autorisation de sortir. Avec une
prescription, sans doute, et à condition de ne pas prendre le volant
avant le lendemain. La patience de la brave personne qui nous
accompagnait aura, entretemps, été mise à rude épreuve, et nous
nous serons confondu en excuses pour l'avoir dérangée pour si peu.
Même si elle nous assure qu'il vaut mieux être prudent et que ce
n'est rien, car nous en aurions fait autant pour elle.
Les urgences, je m'y suis présenté
(ou fait conduire) plusieurs fois. J'y ai également conduit (et en
ai ramené) d'autres personnes. Une fois sur deux, la conclusion en a
été que nous avions perdu notre temps et que nous aurions mieux
fait de nous abstenir ; ce qui signifie également qu'une fois
sur deux, nous avons estimé avoir bien choisi.
Parfois, c'est évident : il faut
y aller. Comme en cette fin d'après-midi qui m'a vu prendre une
vilaine gamelle à vélo. Chose qui arrive quand on se montre trop
optimiste en franchissant un joint longitudinal en sortie de piste
cyclable, par exemple.
Cette fois-là, c'est le flanc droit
qui avait dégusté. La hanche, bien écorchée au travers du
cuissard ; et surtout la main droite qui avait servi de premier
amortisseur. L'annulaire avait pris une forme bizarre, de la première
à la seconde phalange, et à l'évidence, il y avait là fracture ou
luxation.
Avec l'aide d'un automobiliste de
passage, à qui j'avais assuré, après avoir contrôlé l'état de
ma bicyclette, qu'il n'y avait pas de gros problème et que je
pourrais facilement rouler les deux kilomètres me séparant encore
de mon domicile ; je suis remonté en selle pour rentrer chez
moi. Les douleurs étaient faibles, j'avais juste un peu froid,
surtout à la main blessée ; mon amour-propre me paraissait
avoir davantage souffert que tout le reste.
Je claquais néanmoins de dents en
ouvrant le volet du garage et en rangeant mon vélo. Puis Chérie m'a
accueilli, a découpé mon gant droit et aidé à enlever le gauche,
avant de me conduire au service des urgences de l'hôpital le plus
proche (neuf kilomètres), où a débuté la véritable aventure.
Nous nous présentons au guichet, je
glisse ma carte d'identité sur le plateau permettant de la faire
passer de l'autre côté de la vitre séparant le bureau de la salle
d'attente et réponds aux quelques questions de l'infirmière de
service à l'accueil. Elle m'invite ensuite à aller m'asseoir et à
patienter. « On va vous appeler », annonce-t-elle.
En boitillant, car les douleurs
commencent à se faire sentir du côté de ma jambe droite, je pars
m'installer sur un des sièges mis à la disposition des malades, des
éclopés et de leurs éventuels accompagnants. J'espère ne pas
devoir attendre trop longtemps, mais nous sommes une demi-douzaine de
personnes à entretenir le même espoir, donc je ne me berce guère
d'illusions. Un doigt cassé ou luxé, ce n'est pas la fin du Monde ;
et il y a certainement, de l'autre côté des portes de la salle
d'attente, des malchanceux qui méritent la priorité qu'on leur
accorde. Il n'empêche qu'aux douleurs déjà présentes vient
progressivement s'ajouter celles de mon postérieur : j'ignore
si c'est voulu, mais les sièges sont magistralement inconfortables.
Métalliques jusqu'à l'assise et au dossier, fixées au sol et
reliées entre elles par des tubes d'acier peint, les chaises sont
une torture pour les fesses et les vertèbres lombaires ; à un
point tel que je me sens mieux debout, en dépit de ma jambe droite
endolorie.
Quand arrive enfin mon tour, le médecin
qui m'examine jette un regard distrait à ma hanche, se penche sur ma
main, grommelle quelques phrases à l'adresse de l'infirmière et
m'annonce qu'une radiographie de la main droite s'impose. Il me
confie ensuite aux bons soins de l'infirmière, qui nous emmène,
Chérie et moi, dans une petite salle de soins avoisinante. Avant de
passer aux rayons X mon doigt blessé, il convient de le défaire de
la bague qui l'encombre encore.
Oui, car il y a là une grosse bague en
« acier chirurgical » (comme l'étiquettent les
marchands) qui n'a de valeur que sentimentale, et qu'il va falloir
découper. Cela, je le savais. Dès ma chute, j'avais réalisé que
cet ornement ne pourrait être enlevé autrement qu'en le sciant ;
et cette nécessité devenait d'autant plus impérieuse que le
gonflement du doigt blessé s'était accentué depuis l'accident.
« Je vais chercher l'appareil »,
nous annonce l'infirmière avant de quitter la pièce. Nous attendons
patiemment son retour, silencieusement d'abord, puis avec quelques
commentaires à mesure que les minutes passent et que nous restons
là, Chérie et moi, abandonnés de tous. Dix, quinze et bientôt
vingt minutes s'écoulent avant que l'infirmière ne reparaisse,
accompagnée d'une collègue, et porteuse d'un coffret de plastique
d'où elle extrait triomphalement un petit engin nanti d'un disque
coupant.
— Le Brico était encore ouvert ?
s'informe Chérie.
— C'est toujours la même chose,
explique l'infirmière. « On » emprunte le matériel et
« on » ne le remet pas en place, alors il faut courir
dans tout l'hôpital pour le retrouver.
Je ne m'interroge pas sur l'identité
de « on », ce n'est jamais personne tout en pouvant être
n'importe qui, car je vois déjà l'infirmière brancher l'engin dans
une prise de courant et s'avancer vers moi. Avec inquiétude, je
regarde le disque coupant s'approcher de mon doigt. Bricoleur à mes
heures, je connais les dégâts que peut occasionner une meuleuse
angulaire, certes plus grosse que le petit appareil brandi par
l'infirmière, mais qu'on n'utilise de préférence qu'équipé de
gants et de lunettes protectrices.
Fort heureusement, l'outil est nanti
d'une sorte de crochet plat, qu'il faut glisser entre la peau et
l'objet à découper afin de ne pas se tromper de cible lorsque le
disque coupant est mis en rotation. Le crochet est donc mis en place,
non sans mal tant la bague enserre désormais mon doigt enflé, et la
meuleuse mise en marche. C'est à ce moment que la collègue doit
entrer en scène, munie d'un flacon duquel elle fait couler de l'eau
sur mon doigt. Il faut refroidir la bague, qui va évidemment
chauffer sous l'action du disque coupant. Ce n'est pas le moment
d'ajouter quelques brûlures à mes douleurs, d'autant que la crainte
d'une vilaine coupure ne me quitte pas elle non plus !
Mais il y a un problème : la
machine ne fonctionne pas correctement. Elle démarre, s'arrête,
redémarre... Les branchements sont vérifiés, on s'acharne, mais
l'appareil est capricieux. Quand le disque tourne, on lui permet
d'attaquer le métal. La collègue verse alors de l'eau sur les
étincelles qui jaillissent de la bague, les transformant en
gouttelettes d'eau qui aspergent petit à petit mes vêtements. Puis
la rotation s'interrompt, probablement par la faute d'un mauvais
contact quelque part entre la prise de courant et les entrailles de
l'engin.
La collègue s'impatiente : elle
veut bien aider, mais apparemment d'autres tâches pressantes
l'appellent ailleurs. Chérie propose sa collaboration, au grand
soulagement du personnel soignant : verser de l'eau à la bonne
place, ce n'est pas compliqué et ne requiert sans doute pas
d'exhiber un brevet de secouriste (dont Chérie dispose cependant).
Nous voici donc à nouveau trois :
l'infirmière qui essaie de couper la bague, Chérie qui fait tout
son possible pour verser de l'eau quand le disque tourne et cesser
d'en verser quand il ne tourne plus, et moi qui prends patience en
soutenant de la main gauche, bien posée sur ma cuisse et mon
pantalon déjà bien trempé malgré le linge de protection, ma main
droite blessée. Par-dessous, je pousse sur la bague afin de lui
donner un maximum d'aisance et éviter que le crochet ne
m'écrabouille les chairs déjà meurtries.
La bague résiste. C'est du costaud,
bien épais, bien dur ; et il faudrait autre chose qu'une
minable mini-meuleuse défaillante pour en venir à bout. Notre
patience est en tout cas bien moins résistante, surtout celle de
l'infirmière qui finit par renoncer devant les caprices de l'engin
et s'esquive à nouveau en quête de secours ou d'une machine
disposant de tous ses neurones.
Le magasin de bricolage est, à cette
heure de la soirée, très certainement fermé, me dis-je. Donc, si
la solution ne vient pas de l'intérieur, elle n'est pas près
d'arriver !
Une dizaine de minutes s'écoulent,
puis l'infirmière revient, accompagnée d'un collègue. Un mâle
viril aura probablement davantage de poigne, s'imagine-t-elle
probablement, encore que la poigne ne soit certainement une vertu
aussi cruciale que la patience lorsqu'on est aux prises avec une
machine hantée par les faux contacts.
Le gaillard prend le relais, mais rien
n'y fait : las de ses caprices, l'engin est passé à la grève
totale.
Une nouvelle fois, nous restons seuls,
Chérie et moi. Le repas du soir attendra, lui aussi. Dehors, il fait
déjà bien sombre, nous sommes en septembre, la nuit ne tardera pas
à s'imposer.
L'infirmier revient, muni d'un autre
appareil : un ancien modèle, entièrement manuel. Sa collègue
décrète qu'elle ne s'en sort pas avec ça, question de poigne sans
doute, mais le gaillard ne s'en laisse pas compter et, au bout de
quelques minutes d'acharnement aux commandes de l'objet, la bague
cède enfin.
Après ce triomphe arraché par la
grâce d'un épuisant travail d'équipe, on nous invite à retourner
en salle d'attente. Il y a en effet une radiographie à faire, pour
laquelle « on va m'appeler ».
Nous patientons, donc, une fois de
plus, tandis que la nuit achève de tomber. De longues minutes
s'écoulent : dix, vingt, trente... Chérie s'inquiète,
retourne au guichet. L'équipe a changé, ce n'est plus la même
personne en poste à l'accueil. Elle va s'informer.
Nous restons assis, les minutes passent
encore ; puis nous apprenons que le radiologue a terminé son
service et que celui qui le remplace à présent ignore que je dois
bénéficier de ses services. Il apparaît que son collège, après
m'avoir vainement appelé dans le couloir et la salle d'attente, en a
déduit que j'étais parti et m'avait donc rayé de la liste.
Pouvait-il savoir que nous étions, hors de portée de ses appels, en
prise avec une bague récalcitrante et une machine défectueuse ?
Sans doute pas.
Les clichés sont enfin pris, avant
qu'on nous réexpédie... en salle d'attente, où nos postérieurs
endoloris refusent désormais tout contact avec les foutus sièges
métalliques. Nous ne regardons plus nos montres, l'appétit s'en est
allé, seule la fatigue reste en piste.
On m'appelle enfin, dans une autre
salle de soins. Le doigt est luxé, en effet. Il faut remettre en
place l'articulation. Quelques piqûres dans le doigt enflé – pas
drôles du tout, mais je serre les dents – et de longs efforts
conjugués du médecin et de moi-même, l'un tirant dans un sens,
l'autre dans le sens opposé, et mon doigt est remis en place.
Une attelle est posée, des
anti-inflammatoires prescrits. Peu avant de partir, on m'indique
qu'il m'est désormais interdit de conduire. « Mais je peux,
protesté-je, il n'y a pas de souci, ce n'est qu'un doigt ». En
effet, mais on m'explique qu'en cas d'accident, je ne serai pas
couvert par mon assurance, car je ne suis pas en état de conduire.
Pour plusieurs jours.
Certificat médical, donc. Et le reste
de la semaine à la maison.
Une autre visite à l'hôpital est
programmée, dans quelques jours, afin de vérifier l'état de mon
doigt au moyen d'une nouvelle radiographie.
Nous rentrons chez nous. Nous mangeons
sans appétit. Ce passage au service des urgences (j'en ai connu
d'autres) restera dans nos mémoires. Il fallait y aller, ça ne fait
pas de doute. La décision était la bonne.
Par contre, je ne porte plus de bague.
Aucune. À ce doigt-là, dont l'articulation reste déformée deux
ans plus tard, elle ne passerait pas. Aux autres doigts, je n'en ai
plus envie. De toute façon, le sport et les bijoux, ça ne fait
jamais bon ménage.