J'ai toujours eu un faible pour le
vélo. Pour les courses cyclistes, certes, sujet que j'ai parfois
abordé dans ces pages, mais aussi pour la pratique personnelle de ce
sport physiquement exigeant. « Un faible » n'était
peut-être pas, en l'occurrence, le terme le plus adéquat si j'avais
envisagé d'aborder ce thème avec le plus grand sérieux, mais étant
donné que ma préférence s'oriente le plus volontiers vers la
légèreté de ton, le mot choisi reste pour moi opportun.
Mon faible pour le vélo remonte à
bien longtemps, si longtemps que j'ai peine à me souvenir de mes
premiers émois de cycliste en herbe, alors qu'en revanche je
pourrais énumérer sans problème les bicyclettes dont je fus
propriétaire pendant toutes ces années. De la récompense obtenue
de mes parents grâce à d'honnêtes résultats scolaires à l'engin
acquis avec mes propres deniers, j'ai toujours su faire long usage de
mes quelques vélos. D'ailleurs, un bon vélo, c'est construit pour
durer, fait qui se vérifie s'il est bien entretenu et utilisé avec
discernement.
Cela faisait donc un paquet d'années
que je chevauchais, avec une assiduité variable en fonction des
circonstances (obligations professionnelles, occupations familiales,
conditions atmosphériques et humeur du moment), la même bicyclette,
lorsque celle-ci commença à manifester quelques signaux d'usure.
Rien de grave, assurément ; rien d'irréparable, en tout cas ;
mais quelques frais à consentir pour remettre à niveau une
transmission fatiguée. Couinements dans le pédalier, sauts de
chaîne et caprices de manette de commande du dérailleur arrière
m'indiquaient la nécessité d'une intervention sérieuse. Compte
tenu de l'âge vénérable de l'engin et de sa faible valeur
résiduelle, était-il raisonnable de délier les cordons de la
bourse sans m'informer au préalable du coût de l'opération en
regard du prix d'une nouvelle monture ?
Je me suis donc penché sur le
problème, nanti de ces armes redoutables que constituent un
ordinateur et une liaison Internet. Car aujourd'hui, de chez soi,
sans lever les fesses de sa chaise, il est possible de consulter des
catalogues, des boutiques en ligne, des commentaires et des avis de
professionnels et d'amateurs éclairés, et même des forums
entièrement consacrés à la petite reine. Dois-je préciser que ce
luxe de moyens n'existait pas encore le jour où j'ai acquis le vélo
dont je parle dans le paragraphe ci-dessus ?
Pendant de longues soirées, j'ai
entrepris de m'informer sur ce qui se construit et se vend
aujourd'hui en matière de machines à deux roues destinées au
transport de personnes et manœuvrées par la force des guibolles.
Assez rapidement, quelques questions
cruciales se sont pressées au portillon de mon appareil décisionnel,
en tête desquelles le problème du budget, rapidement résolu par ma
femme, dont les avis en la matière font généralement autorité.
Avec le réalisme et le sens des responsabilités qui la
caractérisent, Chérie décréta que mon niveau de performance se
passerait bien d'une bicyclette haut de gamme et qu'un cadre en
titane ou en carbone ne ferait jamais de moi un vainqueur potentiel
de la plus minable des courses de kermesse. Cela m'enleva donc une
épine hors du pied : exit, donc, le cadre en carbone. De toute
façon, mes vélos ont toujours été en acier. Même mon tout
premier, quand j'ai eu cinq ans (laissons de côté l'habituel
tricycle qu'on pousse avec les pieds autant qu'avec les pédales).
Mais les temps ont changé.
Aujourd'hui, les vélos sont en alu. Parce que l'aluminium, c'est
plus léger que l'acier et aussi moins cher à produire, même si ça
n'a pas toujours été le cas. Donc, si j'ai bien compris tout ce
qu'on raconte sur Internet, l'alu c'est mieux parce que plus rigide
que l'acier, à poids égal, et que ça ne rouille pas. Et ça ne prend pas à l'aimant (très pratique dans les zones sujettes aux champs magnétiques). Mais ça
présente par ailleurs l'inconvénient de manquer de souplesse, ce
qui nuit au confort, et de vieillir moins bien quand c'est soumis aux
contraintes mécaniques répétées, surtout si le cycliste pèse
plus d'un quintal et roule comme une bête sur des chemins défoncés.
Autant dire que l'athlète qui vous raconte présentement un épisode
de sa vie n'a pas trop de soucis à se faire quant à la solidité
d'un cadre en aluminium. Va donc pour l'alu. De toute façon, des
cadres en acier, c'est devenu rare et plus cher, sauf quand on peut
se contenter d'un engin bas de gamme de quinze à vingt kilos
assemblé vaille que vaille et vendu à prix écrasé dans les
supermarchés. Faut pas exagérer. Je vaux plus que ça, même s'il
s'en faut de peu.
Survint alors une autre question
délicate : fourche en acier, fourche en alu, fourche en
carbone ? Le budget alloué par Chérie me permettant
d'envisager les trois, je pris mes informations auprès de mes
éminents collègues internautes : le carbone, c'est le mieux.
La fourche en acier, c'est bien aussi, même si c'est plus lourd ;
le moins recommandable étant le vélo « tout alu ».
Rigide, mais trop sautillant, renvoyant dans les mains les cahots de
la route. Comme ici en Belgique le meilleur des revêtements routiers
peut rarement être encore qualifié de « billard » trois
mois après qu'il a été posé, je sais ce que c'est que de se
prendre dans les pattes les aspérités de la chaussée ! Vive
le carbone ! Enfin, à ce qu'il paraît...
J'en profite au passage pour signaler
une particularité des gammes de bicyclettes proposées par les
grandes marques : une cohérence douteuse lorsqu'il s'agit
d'établir la hiérarchie des différentes versions d'un même
modèle. L'acier a déserté les cadres, mais garde ses droits pour
constituer les fourches d'entrée de gamme. Ensuite, on passe au
« tout alu ». Au-dessus, la fibre de carbone est utilisée
pour la fourche et, en haut de gamme, c'est du « tout
carbone ».
C'est donc un des paradoxes courants,
selon ce que j'ai pu lire en de nombreux endroits : l'entrée de
gamme est une meilleure affaire que les modèles juste supérieurs,
offrant la souplesse de la fourche en acier plutôt que la dureté du
« tout alu ». Bref, quand les finances le permettent,
mieux vaut viser plus haut. Merci, Chérie.
Plus encore que les matériaux
utilisés, les types de bicyclettes se sont multipliés. Ce que nous
appelions jadis « vélo de course » est simplement
renommé « vélo de route ». Le terme « course »
étant réservé aux vélos... de course. Ce qui n'empêche
évidemment pas les cyclotouristes fortunés de s'offrir le même
modèle que Cancellara pour jouer les Spartacus du dimanche matin. Et
de terminer la sortie hebdomadaire à la buvette du club.
Considérant l'état de mes vertèbres
et ma tendance naturelle à éviter les balades dont le kilométrage
à l'étape excède les deux chiffres avant la virgule, je décrétai
que le cintre de route, c'était bon quand j'étais nettement plus
jeune que maintenant, et qu'il n'était pas nécessaire d'y revenir
après de longues années à me satisfaire d'un guidon droit équipé
de cornes de vache (ça vous donne inexplicablement un de ces petits
airs agressifs, alors que les bovidés sont généralement de
paisibles ruminants – à quand les cornes de buffle, animal connu
pour son vilain caractère ?)
C'est lorsque je commençai à
m'intéresser à cette autre question cruciale qui enflamme les
forums jusqu'à occasionner des joutes verbales qui ont tout de la
bataille de tranchées, chacun des protagonistes campant farouchement
sur ses positions, que je compris que j'avais effleuré ce qui
constitue un des sujets de réflexion les plus sérieux : double
ou triple plateau ?
Oui : faut-il un double ou un
triple plateau ? Pourquoi pas un quadruple ou un quintuple, tant
qu'on y est ? Certains prétendent que ça existe ou a déjà
existé.
Dans ma mémoire défilèrent mes vélos
successifs : pignon fixe, simple plateau et dérailleur arrière
à trois vitesses, puis le luxe des « dix vitesses »,
fort en vogue à une certaine époque sur les vélos de course, avec
les deux leviers non indexés fixés sur le cadre ; et enfin le
3x6 que je m'obstine à utiliser sachant qu'il existe depuis
longtemps des 3x7, des 3x8 et même pire.
En prenant connaissance de tous ces
messages, de tous ces débats autour des calculs de braquets et des
commentaires tantôt méprisants, tantôt condescendants à l'égard
des tenants du « triple » quand on utilise un double et
vice-versa, je me suis rendu compte à quel point je devais marcher
sur des œufs en abordant ce délicat problème : devais-je
opter pour un « compact » ou pour un « triple » ?
Devais-je choisir le « 2x10 » ou le « 3x9 »
vendus au même prix ? Question délicate.
À force de lire et de relire – en
allant me coucher plusieurs fois entretemps et en ayant à diverses
reprises fait appel au paracétamol – les discussions, et après
m'être penché sur mon expérience personnelle qui ne vaut jamais
plus que ce qu'elle vaut mais qui vaut quand même beaucoup quand
elle me concerne, j'en suis arrivé à la conclusion suivante :
on nous prend pour des pigeons, et ça marche.
Je vous ai déjà parlé du
« tout-en-un », dans d'anciens messages. Les fabricants
débordent d'inventivité lorsqu'il s'agit de nous vendre des objets
dont nous n'avons pas besoin. C'est une des bases du commerce :
créer le besoin.
Après nous avoir vendu des téléphones
portables, des appareils photo, des ordinateurs, des agendas
électroniques... ils nous vendent le « tout-en-un ». Des
engins qui font tout ça – téléphoner, envoyer et recevoir des
messages, prendre des photos, surfer sur Internet, jouer... – un
peu ou beaucoup moins bien que les engins dédiés, et qui vous
privent du tout en cas de panne, de perte ou de vol.
Avec les bicyclettes, c'est un peu la
même chose : on nous en propose de très séduisantes, appelées
« hybrides », qui sont supposées détentrices de la plus
grande polyvalence. Elles peuvent rouler agréablement sur
l'asphalte, s'aventurer sur les voies vertes et les sentiers, assurer
sereinement dans la circulation urbaine.
À moins d'être un spécialiste dans
un domaine particulier (cyclo-cross, vélo tout-terrain, course en
ligne), on est supposé entrer dans la catégorie du cyclotouriste
touche-à-tout. Qu'on opte pour le carbone ou l'alu, le cintre droit
ou le guidon de route, on a besoin d'une certaine gamme de vitesses,
la plus large possible apparemment, qui permette de grimper les pires
côtes en s'évitant la honte de mettre pied à terre – quitte à
adopter une allure des plus pépère – tout en offrant la certitude
de pouvoir s'éclater à fond la caisse dans les descentes en
moulinant comme un échappé d'une étape du Tour.
C'est en lisant ça que j'ai eu
l'impression d'être pris pour un pigeon. Parce que franchement,
quand on a recours à de tout petits braquets pour grimper une côte,
quel besoin a-t-on d'en pousser d'énormes dans une descente ?
Et inversement, quand on a vraiment besoin d'emmener des
développements dignes d'un coureur professionnel – en d'autres
termes, quand on fait vraiment la course –, quelles sont les
probabilités de se servir des tout petits braquets ?
Mon expérience personnelle, dont je
faisais mention précédemment, m'ayant appris que des 3x6 rapports
de mon vélo actuel je n'en utilisais réellement que six ou sept,
qu'aurais-je besoin d'en avoir vingt, vingt-sept ou davantage ?
Sur les forums, les défenseurs les
plus acharnés des transmissions « grande plage »
indiquent souvent qu'ils n'utilisent presque jamais les tout petits
développements, mais qu'ils aiment bien en disposer « au cas
où ». Dans l'éventualité d'un improbable gros coup de pompe.
C'est vrai que ça rassure. Et ils aiment bien disposer des plus
grands braquets. Au cas où, sans doute, ils auraient encore beaucoup
de force à dépenser dans une descente après leur éventuel coup de
pompe dans la montée.
Pour se rassurer, parce qu'on ne sait
jamais ce qui peut arriver d'autre qu'un gros coup de pompe ou qu'une
envie folle de s'éclater dans une descente, ces ardents défenseurs
des braquets à tout faire pourraient aussi emporter, lors de chacune
de leurs sorties, au minimum deux chambres à air et un pneu de
rechange, un câble et deux patins de freins, un câble de dérailleur
et dix litres d'eau, des moufles, un ciré et un passe-montagne « au
cas où », parce qu'on ne sait jamais...
J'étais occupé à me demander si on
faisait encore des vélos à simple plateau, avec sept ou huit
pignons à l'arrière, lorsque je suis tombé sur cette question
d'une importance capitale, et à laquelle je n'ai pas encore pu
trouver de réponse satisfaisante à l'instant où j'écris ces
lignes : « Pour ou contre le port du slip sous le
cuissard ? »