La brèche



La brèche des Wou, c'est un trou. Un trou dans la montagne.
 
Personne ne savait qu'il existait, ce trou. Ce sont des gens qui l'ont simplement découvert un jour par hasard, en tombant dedans. Du moins, c'est ce qu'on suppose, parce qu'ils ne sont pas revenus le raconter, et qu'en outre personne ne les a vus tomber dedans.

En réalité, si un jour on s'est aperçu de l'existence de ce trou, c'est parce que des gens venaient d'en sortir. Des gens qui n'étaient pas tombés dedans.

Les flics en ont donc déduit que si des gens en sortaient qui n'y étaient pas entrés, il était également possible que d'autres y soient entrés sans en être sortis. D'autres toujours portés disparus.

Que se passe-t-il donc dans la Brèche des Wou ?
N'est-ce vraiment qu'un trou avec rien à l'intérieur ?

Pour éviter les accidents, les forces de l'ordre plantent des piquets tout autour, avec des bandelettes fluorescentes, afin que le premier quidam de passage n'aille pas fourrer le pied dedans. Le pied et le reste.

Mais ça, c'est un peu comme placer un écriteau « défense de regarder en l'air »...





Extrait


Le capitaine de police Séraphin Martigny se classait volontiers lui-même dans la catégorie des vieux singes experts en grimaces, et son affabilité de façade ne poursuivait d'autre but que celui d'être pris pour un imbécile par ceux qui s'imaginaient pouvoir galéjer en sa présence.

Il avait compris, sitôt mis en face des quatre énergumènes portés disparus depuis des mois et dont on désespérait de retrouver un jour les corps, que ceux-là allaient tenter de se payer sa tête en inventant quelque histoire abracadabrante pour se dédouaner de tout ce qui pourrait leur être reproché.

Une seule chose paraissait vraie dans le salmigondis de leurs affirmations : ils avaient dû en baver ! En témoignaient d'ailleurs leur apparence hirsute et dépenaillée, leurs joues creuses et leurs yeux fatigués. Même un toilettage en règle n'avait pas réussi à rendre aux bestiaux un aspect convenable, et tous flottaient dans les vêtements qui leur avaient été procurés à la hâte aussitôt après leur récurage aux enzymes gloutons.

Opérer un tri dans les informations lapidaires qui avaient pu être arrachées aux rescapés était un travail défiant toute logique, tant et si bien que le capitaine Martigny s'était contenté d'aligner sur son carnet de notes les faits qui lui semblaient indiscutables et qui tenaient en quelques minables lignes.

L'affaire dont il avait été chargé suscitait davantage de questions qu'il n'obtenait de réponses ; et sitôt que les interrogés daignaient lui fournir une explication, le policier éprouvait la désormais routinière impression d'être pris pour un idiot. Il en fallait cependant bien davantage pour le faire sortir de ses gonds. L'exercice de sa profession l'avait mis en présence de bien des suspects, menteurs et fabulateurs, et il savait les laisser s'endormir sur des bobards qu'il faisait mine d'avaler pour mieux leur tomber ensuite sur le râble avec une question vacharde maquillée d'innocence.

Mais si les malfrats n'émouvaient guère Martigny, il en avait été tout autrement du colonel Leroy, dont il avait reçu la visite le matin même. Bien sûr, l'arrogance du m'as-tu-vu galonné en costume kaki ne l'avait pas davantage impressionné que la mastication de chewing-gum d'une petite frappe des bas-quartiers, mais sa hautaine intervention avait néanmoins réussi à provoquer chez lui un léger agacement gastrique. Il avait donc chargé Peloux, son dévoué adjoint, de lui rapporter du snack du coin un sandwich géant abondamment garni, histoire d'apaiser son estomac et d'entretenir son taux de cholestérol.

— Mon cher Grégoire, dit-il la bouche encore à moitié pleine, je me sens déjà mieux.
— Vous m'en voyez ravi, chef, répondit Peloux par-dessus sa tasse de café.
— Ces vieux galonnés ont toujours eu le don de m'agacer.
— Je vous comprends et je compatis de bon cœur.

Peloux revoyait le colonel grisonnant toiser le policier et déclarer avec suffisance :

— Capitaine, le fusil, les vêtements et le matériel ont été subtilisés à l'armée, vous n'en disconviendrez pas.
— Certes, Colonel, avait admis Martigny, et ces biens vous seront restitués dès que possible.
— Je vous rappelle qu'il est également question de la disparition de deux de nos soldats : le sergent Juprelle et le caporal Misson.
— Je vous rappelle pour ma part que les suspects sont des civils. La plainte des forces armées a été dûment actée et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant des résultats de l'enquête qui est d'ores et déjà en cours.

Peu désireux de voir des maniaques de la discipline fourrer le nez dans ladite enquête, Martigny avait balayé les uns après les autres les arguments avancés par le colonel Leroy. Il s'attendait à un retour de flamme par la voie hiérarchique, mais préférait ne pas s'en formaliser à l'avance. « À chaque jour suffit sa peine ».

— Plus ces gens vieillissent, plus leurs principes sont rigides, affirma Martigny en se levant.
— Oui, approuva Peloux en quittant sa chaise. Avec l'âge, les raideurs se déplacent.

Le capitaine fronça les sourcils.

— Tu sous-entends quelque chose ?
— Rien du tout, chef.
— T'en es sûr ?
— En tout cas, votre femme ne m'a rien dit.
— Tu sais que t'es pas encore assez castard pour que j'aie peur de te mettre mon pied au cul, Grégoire ?
— Je plaisantais, chef, bafouilla Peloux en reculant prudemment.
— Bon. Tirons-nous d'ici. Moins nous y serons, moins nous risquerons de mauvaises rencontres avec les huiles de l'armée.
— Où allons-nous ?
— Au hameau, mon garçon. Au hameau ! J'ai hâte d'essayer mes nouveaux pneus neige.

                                                      —ooOoo—

— Je suppose que c'est pas indiscret de vous demander ce qu'on va faire là-haut ?

Martigny sourit tout en dirigeant le petit 4x4 Suzuki dans le flot de la circulation. Il roula au pas durant quelques secondes pour laisser le temps aux piétons de traverser la chaussée hors des passages cloutés, puis engagea le véhicule sur le boulevard permettant de quitter le centre-ville.

— On va dire bonjour à Friedrich.
— Friedrich ?
— Friedrich Leistner.
— Ah, l'Allemand qui...
— Absolument. Son schnaps est excellent, à ce qu'il paraît, et je meurs d'envie de m'en assurer.
— Attention, patron. Vous connaissez la formule. Un verre, ça va. Trois, bonjour les dégâts.
— Je lui préfère la variante belge : un verre, ça va. Trois verres, ça va, ça va, ça va.

La Suzuki s’engagea sur la nationale.

— Mais rassure-toi, ajouta le capitaine. Je n’ai pas l’intention de m’enivrer. Au cas où, tu prendras le volant.
— Rassurez-moi aussi, chef. Vous n’allez pas là-haut uniquement pour vérifier la qualité du schnaps importé par l’ami fritz ?

Il y eut un silence. Martigny roulait prudemment sur la route néanmoins correctement déblayée. En altitude, ce serait différent, et il verrait ce que valaient ses nouvelles gommes hivernales.

— Dis-moi, Grégoire, si tu devais trier le vrai du faux dans ce que nous ont raconté les suspects, tu t’y prendrais comment ?
— Je dirais que tout est faux.
— Trop facile ! asséna Martigny. Il y a fatalement un peu de vérité là-dedans, mais le tout est de savoir quoi. Moi, il y a quelque chose qui me tracasse. C’est pour ça que je veux rencontrer notre copain Leistner. Enfin, je dis « notre copain », mais c’est juste comme ça, vu que je ne le connais pas. Mais si son schnaps est comme on le prétend, j’aime autant être copain avec lui.
— Expliquez-moi, chef, j’ai toujours admiré votre sagacité.
— J’ai toujours détesté ta paresse intellectuelle, petit. Donne-toi la peine de réfléchir un peu, que diable !
— Si au moins vous me mettiez sur la voie… Juste un coup de pouce.

Le capitaine attendit quelques secondes avant d’accéder à la demande de son adjoint.

— Puisque tu présumes que ces gens nous ont raconté des salades, c’est sans doute parce que la vérité n’est pas avouable, non ?
— En toute logique.
— Imagine que tu es à leur place, avec des trucs non avouables à ne pas avouer ; et qu’un couillon de flic te bombarde de questions. Qu’est-ce que tu fais ?
— Soit je la ferme, soit j’invente.
— Voilà. Alors, tant qu’à inventer, autant balancer quelque chose qu’on ne croira pas !

Peloux se gratta le menton.

— Là, je ne vous suis plus, chef.
— Mais si ! Ils nous ont envoyé des bobards si gros qu’on n’arrive pas à les avaler, tu l’as dit toi-même ! Alors, pourquoi n’ont-ils pas imaginé quelque chose de plus plausible que leur histoire d’hommes des cavernes ?
— Ça ne leur est peut-être pas venu à l’esprit de raconter quelque chose de plausible.
— Exactement, petit. Exactement. Tu vois que tu sais réfléchir, quand tu veux !

Peloux se gratta une nouvelle fois le menton.

— Là, j’ai à nouveau du mal à vous suivre.
— Tu devrais te raser plus soigneusement le matin, jeta Martigny. Ça fait scratch-scratch.
— Désolé.
— Ou alors, tu te grattes autre chose que le menton, que ça ne fasse pas scratch-scratch. Évite les couilles, s’il te plaît. Et ne te gratte pas le crâne non plus, j’ai pas envie de trouver des pellicules sur mes sièges.
— Vous êtes dur, patron.
— Je suis juste. Retiens ça, petit. Et maintenant, revenons à ce qui nous occupe. Si les gaillards n’ont pas trouvé quelque chose de crédible à nous faire gober, c’est peut-être qu’ils manquent d’imagination.
— Peut-être, mais pour sortir ces cornichonneries, il en faut quand même, de l'imagination !
— Voilà. C'est ça qui cloche. C'est trop farfelu pour être de la pure invention ! Par contre, si on part du principe que tout est faux, il nous arrive un paquet d'interrogations. Tu as vu toi-même dans quel état ils sont. Ils ont dû en baver ! Alors ? T’as pas des questions ?

Peloux leva la main pour se gratter le menton, mais se ravisa.

— Comment ils ont fait pour se mettre dans cet état ? risqua l’adjoint.
— Mais encore ?
— Ben… Je me demande où ils ont été se fourrer pour en arriver là !
— Exactement ! N’oublie pas que Mirko a disparu dans le glissement de terrain, il y a de cela plus d’un an et demi ! Quant aux autres, ça fait pas loin d’un an qu’ils manquent à l’appel ! Alors, ils étaient où, pendant tout ce temps ? Planqués dans une cave obscure ? Certainement pas : ils ont des couleurs. On voit qu’ils ont vécu au grand air. Et à la crasse qu’ils trimbalaient avec eux, ils ne rentraient sûrement pas d’un séjour all in aux îles !
— Alors, ce serait vrai ?
— Va savoir ! Et les fringues de Mirko ? Et son arc ? C’est pas bizarre, tout ça ?
— J’en conviens.

Martigny engagea le petit 4x4 sur la départementale.

— Alors, leur histoire de trou qui mène à la préhistoire, c’est peut-être pas aussi farfelu que ça en a l’air.
— Le trou en question a été visité et c’est rien qu’un trou, d’après le rapport des gendarmes.
— Il paraît. Mais c’est comme pour le schnaps. Je préfère vérifier ça moi-même.
— Vous allez jouer au spéléo, chef ?
— Rectification, Grégoire : je préfère FAIRE vérifier ça moi-même.

Peloux déglutit.

— Vous n’allez pas m’envoyer en exploration dans ce trou, chef ? Je suis claustrophobe, ne l’oubliez pas.
— Comment j’aurais pu oublier ça ? Tu ne me l’as jamais dit !
— Mince, alors !
— T’en fais pas. J’ai prévu un coup de main.
— Ah !

Mais Martigny n’en dit pas plus. La route devenait sinueuse et il avait fort à faire pour maintenir la Suzuki dans la trajectoire. Il ralentit l’allure et enclencha la traction intégrale.

— Je me demande si le marchand de pneus ne s’est pas foutu de ma gueule, grommela‑t‑il.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire