Entamer sa première journée de travail dans une entreprise en emboutissant la voiture de son nouveau patron et en traitant celui-ci de chauffard n'est assurément pas la meilleure des entrées en matière !
En prenant ses fonctions de traductrice chez Darville Printing, Marielle Saintjean est loin d'imaginer que ses déboires ne se limiteront pas à cet unique incident !
Le boss est un obsédé sexuel, sa femme une insupportable pimbêche et la DRH une vieille pie !
Quant aux collègues, ils ne sont pas en reste : la maladresse de François est redoutable, Cheryl cultive le sens du mystère et Axel présente le profil du parfait dragueur !
Du rythme, de l'humour et du suspense dans une histoire divertissante, aux personnages déjantés.
Et, non, on ne s'y moque pas des blondes !
Extrait
LUNDI
— Alors ?
On oublie de freiner ?
J'avale
ma salive et prends une bonne inspiration tandis que mes phalanges
blanchissent sur le volant. « Reste
calme, Marielle ! » me dis je, mais pour le
rester, encore faudrait-il l'être au départ ! Or, ça fait
déjà près d'une heure que je peste dans les embouteillages contre
ma fichue habitude de partir à la bourre et que je maugrée contre
les colonies d'empotés qui monopolisent chacune des chaussées que
je dois emprunter. L'énervement ayant rarement fait bon ménage avec
la maîtrise d'un véhicule automobile, ce qui doit arriver finit
toujours bien par arriver : boum !
En
voyant ce mec descendre lentement de sa berline germaine et s'avancer
vers moi à la manière de Bébel en plein numéro de
cabotinage pour me lancer son « Alors ? On oublie de
freiner ? », je termine de me foutre complètement en
pétard.
— J'ai
pas oublié de freiner ! grincé je au-dessus de ma vitre à
demi baissée.
Et
d'un seul coup, j'ouvre la portière et sors de ma vieille Renault.
Le type fait un bond en arrière pour éviter que la tôle crasseuse
ne lui souille le pantalon.
— Ah
non ? grogne t il.
— Non,
j'ai pas oublié. J'ai juste freiné un peu tard. Mais vous, par
contre, vous avez freiné un peu fort.
Je
sais déjà ce qu'il va répondre, cet abruti. Et ça ne manque pas !
— Quand
on suit une bagnole, on doit s'attendre à la voir s'arrêter. Si
vous avez obtenu votre permis en passant l'examen, vous devriez le
savoir.
« Je
sais que je suis dans mon tort, Glandu ! », ai je
envie de lui envoyer ; mais je me mords la lèvre.
— Ah
ouais ? fais je d'un ton vachard.
Mais
ma tentative d'intimidation reste sans effet. Il hausse les épaules
et ricane :
— Ma
voiture n'a rien, de toute façon ; alors ce n'est pas la peine
de faire un constat. Vous y perdriez des plumes, ma petite.
« La
petite, elle t'emmerde », pensé-je illico.
— La
vôtre, par contre… ironise t il.
Le
choc n'a pas été violent, mais le pare-chocs de ma tire pend
lamentablement d'un côté, bien dégommé par le crochet d'attelage
équipant celle de l'autre. Pourquoi a t il fait monter un
tel accessoire sur sa bagnole, ce péteux ? Je l'imagine bien
jouant au golf et pérorant dans les clubs huppés, tout en
pratiquant régulièrement le camping avec une caravane de sept
mètres de long rien que pour narguer le prolétariat !
J'essaie
de remettre le foutu morceau de plastique en place, mais les attaches
qui se planquent derrière font preuve de tant de mauvaise volonté
que je me rends vite compte que je m'escrime en vain.
— C'est
la qualité française, ça, ma p'tite dame ! se gausse t il
à nouveau. Allez, ciao !
Et,
fier sans doute d'avoir prononcé un mot en italien, il me plante là,
s'engouffre dans sa caisse et démarre dans un crissement de gommes
sous les yeux d'une poignée de badauds. Plusieurs coups de klaxon me
rappellent soudain l'impatience grandissante des chauffeurs
immobilisés derrière moi sur plus de deux cents mètres. Je les
imagine balançant des imprécations à l'intention des blondes, mais
comme j'aime mieux m'éviter la peine de les entendre quand ils
baisseront leur vitre pour m'injurier plus efficacement, je rembarque
en vitesse, non sans grogner une bassesse de mon cru :
— Ouais !
Ça va, les machos du volant !
La
mort dans l'âme et en exhalant mon dix-septième soupir de la
matinée, je me remets en route, encore un peu plus en retard. La
journée commence fort.
Après
avoir cherché pendant cinq bonnes minutes une place de
stationnement, j'arrive à pied et en sueur devant le gros immeuble
où j'espère qu'on n'a pas renoncé à m'attendre. À cet instant,
deux emplacements se libèrent à quelques pas de l'entrée, mais
comme j'ai le souffle trop court pour le gaspiller dans quelques
jurons bien sentis, je m'engage dans l'allée et pousse la porte
vitrée marquée du sigle de la société Darville Printing.
La
brune installée derrière le comptoir de la réception restant
obstinément plongée dans ses papiers, je me racle la gorge, piétine
bruyamment et finis par tambouriner des ongles sur la tablette où
trône un écriteau « accueil » criant de réalisme.
Avant
que je ne la croie sourdingue, la préposée se décide enfin à
lever vers moi deux yeux curieux, suivis de près par un menton
interrogateur.
« Bon.
Elle est pas aveugle, c'est déjà ça », me dis je
en lui tendant ma convocation.
— J'ai
rendez-vous avec madame Demarche.
Sans
donner l'impression de m'avoir écoutée, elle lit rapidement les
quelques phrases dactylographiées et hoche la tête en silence avant
de me restituer le feuillet. « Elle
est peut-être sourde et muette », ne puis je
m'empêcher de songer au moment où elle regarde sa montre en faisant
la grimace comme pour bien me rappeler combien je suis en retard.
— Deuxième
étage, le couloir à gauche, puis au bout à droite. C'est la
troisième porte à droite, soupire t elle enfin en me
désignant l'ascenseur, au fond.
Elle
retourne à ses papiers, une manière comme une autre de me faire
comprendre qu'elle a du boulot, mais le téléphone se met à sonner.
Pendant que je m'éloigne, j'entends l'hôtesse annoncer d'une voix
chantante :
— Darville
Printing, bonjour !
L'ascenseur
stoppe au second et je débouche dans un petit hall. « Le
couloir à gauche ? Quel couloir ? » Imaginant qu'il
se planque derrière la porte coupe-feu, je fais trois pas et tends
le bras, mais un des battants s'ouvre à la volée, me laissant juste
le temps de m'immobiliser pour éviter la collision. Une main se
plaque sur mon sein gauche, puis se retire comme si elle venait
d'être piquée par un scorpion. Je vois alors un tas de fardes et de
papiers s'éparpiller sur le carrelage.
— Oups !
Excusez-moi ! Désolé, je…
Le
type, tout rouge autour de ses lunettes, se baisse pour ramasser ce
qu'il a laissé choir.
— Je
cherche le bureau de madame Demarche, dis je après mon
dix-huitième soupir de la matinée.
Il
lève sur moi des yeux bleu pâle embrouillés de quelques mèches
blondes.
— Heu…
C'est au fond. Par là ! Non, par là.
Il
gesticule pour m'indiquer plusieurs directions, derrière lui, en
laissant retomber la moitié de ce qu'il vient de rassembler.
— C'est
à l'envers pour moi, je m'emberlificote, bafouille t il.
C'est la deuxième porte. Non ! La troisième, parce que la
deuxième c'est le bureau et la première, les toilettes.
Il
rit jaune en ramassant maladroitement son fourbi.
— Merci !
jeté je simplement en m'esquivant avant que ne survienne la
catastrophe suivante.
Malgré
mon stress et les limites de mon sens de l'orientation, j'arrive à
bon port dans un délai raisonnable et actionne le poussoir flanquant
la porte de l'antre de la DRH.
— Madame
Demarche n'est pas là, lance une voix derrière moi alors que je
sonne pour la seconde fois.
Je
pivote et trouve devant moi une femme de taille moyenne, aux cheveux
mi-longs sombres et lisses, au teint mat et aux yeux en amande. Je
reconnais instantanément l'Eurasienne que j'avais déjà rencontrée
lors des épreuves de sélection et de mon entretien d'embauche.
— Rectification,
précise t elle. Madame Demarche n'est plus là.
— J'ai
rendez-vous… Heu ! J'avais rendez-vous.
— Oui,
vous êtes en retard, mademoiselle Saintjean.
— Je
suis désolée, bafouillé-je. J'ai eu un accrochage avec la voiture,
et…
— Vous
êtes ici, c'est l'essentiel. Dorénavant, faites en sorte d'être
présente à l'heure.
— S'il
n'y avait pas autant de chauffards sur les routes, ça n'arriverait
pas, et…
Je
m'interromps, car un homme vient d'apparaître dans mon champ de
vision. Il s'est débarrassé de sa veste, mais pas de son air
prétentieux. Je me fige, mâchoire pendante, espérant qu'il n'ait
pas entendu ma dernière intervention.
— Que
se passe t il, mademoiselle Lang ? interroge t il.
— C'est
la nouvelle employée, monsieur Darville. La remplaçante. Elle est
un peu en retard parce qu'elle a eu un accrochage sur la route. Un
chauffard, paraît-il.
S'il
n'avait pas compris, le voilà fixé. Pour bien me le faire
comprendre, il braque sur moi un regard peu amène et je consens
l'effort suprême de ne pas tourner les talons pour m'enfuir à toute
pompe. Entamer sa première journée de boulot dans une entreprise en
traitant le patron de chauffard après avoir tamponné sa voiture
n'est certainement pas considéré comme la meilleure des entrées en
matière, même si je peux me consoler d'avoir réussi à me limiter
à ce qualificatif alors que d'autres m'avaient rapidement agacé les
dents.
— Un
chauffard ? grogne t il, les sourcils froncés.
— Je…
je…
Je
dois être cramoisie jusqu'à la racine des cheveux ! Son regard
qui me détaille de la tête aux pieds achève de démolir les menues
parcelles de confiance que j'accordais à ma petite personne. Hubert
Darville est un très bel homme, la quarantaine resplendissante,
l'air aussi sûr de lui que je ne le suis pas de moi. Il s'adresse à
la brune :
— C'est
vous qui vous êtes chargée des épreuves et entretiens d'embauche ?
Mademoiselle
Lang semble embarrassée.
— C'est
une mission importante mais à durée limitée, Monsieur. Je vous
certifie que mademoiselle possède les compétences professionnelles
requises.
— J'y
compte bien, mademoiselle Lang.
— Oui,
Monsieur.
— Mettez-la
au boulot immédiatement, on n'a que trop perdu de temps.
— D'accord,
Monsieur.
Il
me regarde.
— Vous
avez bien un nom ?
— Heu…
Marielle Saintjean, Monsieur.
— Bienvenue
chez nous, mademoiselle Saintjean, grogne t il d'un ton qui
sous-entend le contraire.
Et,
juste avant de s'éloigner d'un pas rapide, il me lance l'ultime
banderille :
— J'espère
que vous traduisez mieux que vous ne conduisez.
Nous
restons silencieuses quelques secondes pendant que la brune me
dévisage bizarrement. Je m'efforce d'adopter l'air innocent de celle
qui n'a rien pigé à la situation, mais je vois bien que l'employée
a des doutes. Je devrais recevoir des baffes chaque fois que je loupe
une occasion de me taire !
Mademoiselle
Lang me fait visiter les locaux. Le second étage est occupé par
l'administration, la comptabilité et la gestion du personnel. On y
trouve aussi les bureaux de la direction ainsi que le service
« recherches et traductions » pour lequel je viens d'être
embauchée.
Le
niveau directement inférieur est réservé aux équipes de
maquettistes, rédacteurs et autres, qui se chargent de la mise en
page des textes et dessins. Quant aux machines d'impression, elles
occupent le sous-sol et une partie du rez-de-chaussée, le reste
étant dévolu aux garages et au quai de déchargement.
L'Eurasienne
me présente rapidement plusieurs membres du personnel
administratif ; un tas de gens dont j'oublie instantanément les
noms en espérant ne pas devoir subir dès demain une interrogation
écrite sur le sujet. La sous-directrice, madame Demarche, s'est
esquivée bien avant mon arrivée en pestant au sujet de mon retard.
Après l'accrochage avec le boss, je me suis autorisé un camouflet à
son adjointe. Tout va bien. Demain, je retourne à l'agence pour
l'emploi.
C'est
donc avec un grand étonnement et un stylo à bille que je signe mon
contrat d'engagement d'un an comprenant une période d'essai, non
sans remarquer à quel point les employés me regardent bizarrement.
Certains paraissent presque épouvantés et, bien que discrètes,
leurs interrogations muettes à l'adresse de la demoiselle que
j'accompagne ne peuvent m'échapper. Aurais je quelque chose
d'incongru ? Un bouton sur le nez ? Un bas filé ? Un
trou dans la jupe ? Une crotte de moineau dans les cheveux ?
Je
profite de notre passage par les toilettes pour m'y enfermer quelques
minutes et examiner ma mine et ma tenue vestimentaire, mais rien ne
me semble choquant ; pas même la naissance de mes seins,
visible sans grande provocation dans l'échancrure de mon chemisier.
Non, rien d'anormal selon moi… Ou alors il est temps que je prenne
rendez-vous chez l'ophtalmologue !
Je
mets donc l'étonnement apparent des autres sur le compte du courroux
de madame Demarche quant à mon retard.
— J'espère
ne pas avoir causé trop d'embarras en me présentant tardivement ce
matin, m'inquiété je auprès de mademoiselle Lang en la
rejoignant dans le couloir.
— Ne
vous tracassez pas. Si vous n'en faites pas une habitude, l'incident
sera vite oublié. Mais je vous conseille d'être vigilante, parce
que madame Demarche apprécie la ponctualité.
— Bien,
Mademoiselle.
— Pas
de tralalas. Vous pouvez m'appeler Cheryl.
Je
hoche la tête tout en me la creusant pour trouver un moyen
infaillible de me débarrasser de ma fichue marotte de partir à la
bourre !
Poursuivant
la visite, Cheryl Lang m'introduit dans un espace de type paysager,
aux bureaux séparés par des armoires mi-hautes. Les tables sont à
ce point surchargées d'ordinateurs, d'imprimantes, de scanners et
autres machines de l'ère du computer que j'en viens à me demander
s'il restera assez de place pour y caser mes quelques objets
personnels indispensables : sac à main, téléphone portable,
paquet de biscuits et cadre pour y glisser la photo de mon petit
copain quand j'en aurai trouvé un.
— Nous
ne sommes que trois pour l'instant, bien que l'étendue du domaine
puisse vous laisser croire le contraire. C'est ici que vous
officierez principalement ; et j'espère que vous ne nous
décevrez pas.
— Je
ferai de mon mieux.
Une
tête apparaît par-dessus une armoire : crâne rasé, visage
souriant, yeux sombres ; mais aussi le teint pâle de ceux qui
passent l'essentiel de leur vie à l'intérieur.
— Bonjour !
Bienvenue au souk !
— Je
vous présente Axel, le comique de service. Spécialiste en langues
germaniques et grand buveur de bière.
Le
type contourne les meubles et me tend une pogne large et ferme. Tout
en me saluant, il me regarde un peu bizarrement, avec un très furtif
froncement de sourcils.
— Ne
croyez surtout pas tout ce qu'on vous dit à mon sujet. Cheryl a
souvent tendance à exagérer. J'espère que nous nous entendrons
bien.
— Je
l'espère aussi, Monsieur.
Il
rit et fait un geste de la main devant son nez, bien qu'il n'y ait
pas de mouches dans les parages.
— Pas
de « monsieur » entre nous ! Appelez-moi Axel, tout
simplement.
— Marielle.
— À
la bonne heure !
« Ben
non, songé-je. Pour la bonne heure, aujourd'hui, c'était loupé. »
— Voilà,
intervient Cheryl Lang. À
présent que la glace est rompue, je vais vous expliquer le topo.
— Holà !
s'exclame Axel en m'adressant un clin d'œil. Ne vous laissez pas
impressionner par Cheryl ! Elle se donne des airs sérieux en se
faisant passer pour un bourreau du travail et en traitant les autres
de buveurs de bière ; mais au fond, elle est sans doute bien
pire que moi ! Un conseil : ne vous avisez pas de la défier
à l'alcool de riz !
Pour
toute réponse, la jeune femme se contente de ricaner et tourne les
talons en m'invitant à la suivre. Elle m'installe à une table et
m'explique un peu l'organisation de la boîte, sa topographie et ce
qu'on attend de moi. Elle se lance dans un bref historique destiné à
me faire comprendre que Darville Printing était à la base un
petit imprimeur, mais qui s'est agrandi progressivement tout en se
spécialisant dans la réalisation de guides d'utilisation et de
manuels en toutes langues.
— Mais
attention, m'avertit l'Eurasienne, je parle de modes d'emploi de
qualité. Des trucs sérieux, genre « manuel du propriétaire »
ou « carnet de service ». Bien souvent, lorsque vous
achetez un quelconque appareil, vous vous apercevez qu'il a été
conçu au Japon et fabriqué à Taïwan, tandis que la notice
explicative en français, imprimée en Pologne, est une traduction de
la version danoise tirée de l'italien à partir d'un exemplaire
guinéen extrapolé d'une mauvaise copie du document japonais
d'origine ! J'exagère, mais pas tellement ! Ici, nous
luttons contre ce phénomène. Darville Printing est devenu LE
spécialiste du manuel multilingue de qualité accompagné de schémas
clairs et précis !
Comme
elle semble convaincue de ce qu'elle dit, de prime abord je lui fais
confiance. Je vais bosser dans une maison sérieuse et je ne peux pas
me permettre de faire des conneries et d'arriver en retard.
Cheryl
me tend un badge magnétique.
— Ne
perdez pas votre sésame. Vous en aurez essentiellement besoin pour
accéder à la documentation et aux archives, qui sont dans les
combles. Nous y ferons un saut un de ces jours.
À
ce moment, le blond binoclard surgit dans le bureau.
— François
fait partie de notre équipe... François, voici Marielle, notre
nouvelle collègue.
Le
type me tend gauchement la main droite pendant que la brune fait les
présentations.
— Celle
qui connaît sept langues ! Bienvenue parmi nous !
s'enthousiasme t il en louchant tellement sur l'échancrure
de mon chemisier que je me demande si je ne devrais pas refermer les
deux derniers boutons avant que ses yeux ne contournent ses lunettes.
— Merci,
dis je simplement.
— Excusez-moi !
lance t il en se détournant pour quitter rapidement le
local, un dossier sous le bras.
— Il
est toujours comme ça ?
— Comme
ça ? s'étonne Cheryl.
— Heu…
nerveux…
— Nerveux ?
L'Eurasienne
éclate de rire.
— Il
est calme, aujourd'hui !
Puis
elle ajoute, devant ma mine sceptique :
— C'est
un gentil et, à sa manière et dans son domaine, un vrai génie.
Mais, je vous le concède, il est parfois un peu agité !
— Et…
c'est quoi, son domaine ?
— Oh !
Comme nous : recherches, traductions… Mais il s'est spécialisé
dans le côté « technique » du mode d'emploi. C'est lui
qui vérifie les plans, dessins, photos et autres croquis ;
ainsi que l'adéquation des légendes et des textes. Croyez-moi :
c'est un fouineur qui dispose d'une mémoire éléphantesque. Si vous
cherchez un bouquin, un document, un renseignement quelconque dans
nos bibliothèques et archives, François vous le mettra sous le nez
en moins de deux ! Enfin, sous le nez… Parfois il atterrira à
vos pieds ou sur votre tasse de café ! Prenez garde, sa
maladresse est redoutable !
MARDI
L'incident
se produit ce matin-là. J'ai pourtant fait l'effort d'arriver à
l'heure au bureau, bien que je me sois quand même levée à la
dernière minute. J'entre dans le bâtiment à huit heures
cinquante-sept, lance un rapide « bonjour »
à Chantal, la brune de la réception, atteins l'ascenseur et tends
la main pour empêcher les portes de se refermer.
Dans
la cabine, j'appuie sur le bouton marqué du chiffre deux, mais
l'engin stoppe au premier, juste pour laisser passer une grande dame
aux cheveux roux, en tailleur bleu marine, et que je salue de mon
plus aimable bonjour. Elle répond d'un signe de tête et s'installe
le plus loin possible de moi – un mètre à tout
casser – comme si je puais du bec. Je ne la fixe déjà
plus, car un homme est entré aussitôt à sa suite, mais dès qu'il
m'aperçoit, son visage se fige et je le devine prêt à faire
demi-tour.
— Bonjour,
monsieur Darville ! dis je joyeusement.
Car
je tiens à me racheter. Il grogne quelque chose sans me regarder,
mais je vois que le rouge lui est monté au front et que la situation
l'embarrasse. En même temps, j'aperçois les yeux de la rouquine qui
voyagent de lui à moi et je sens l'ascenseur adopter soudain une
ambiance polaire à laquelle je m'efforce d'échapper en me tournant
vers le miroir pour rajuster une mèche de mes cheveux d'un joli
blond doré.
La
cabine s'arrête et la loupiote s'éteint. Comme aucun de mes
compagnons de voyage n'esquisse le moindre geste, je dis « pardon »
et passe devant pour sortir. Veulent-ils aller aux archives ?
Redescendre ?
Je
me dirige vers la porte coupe-feu et, méfiante, m'en approche
prudemment, redoutant l'irruption soudaine d'un spoutnik à lunettes
nommé François. Rien de tel ne se produit, mais au moment où je
relâche derrière moi le battant, une voix féminine résonne dans
le petit hall :
— C'est
quoi, ça ?
Surprise,
je marque un léger temps d'arrêt. J'entends l'homme marmonner une
réponse avant d'entendre la femme demander, plus distinctement :
— Et
elle travaille ici ?
Si
j'avais encore des doutes sur la nature de « ça », les
voilà dissipés. Je file en vitesse dans le couloir avant que le
boss et la rouquine ne franchissent la porte coupe-feu, tourne
l'angle et m'engouffre dans mon bureau où je retrouve Cheryl buvant
un café en bavardant avec Axel. À mon entrée, leur conversation
s'arrête et, bien qu'ils répondent à mon bonjour, leurs mines
embarrassées me fournissent la certitude qu'ils parlaient de moi
quelques secondes plus tôt. Qu'ai je donc qui les préoccupe à
ce point ?
Je
sursaute quand François émerge de sous un bureau pour y déposer
les papiers récupérés au sol. A t il toujours l'air
aussi ridicule ? Comme je ne trouve rien de mieux à faire, je
me mets au boulot sur les documents que j'ai attaqués la veille ;
et pendant que François s'agite, Axel disparaît derrière son mur
d'armoires. Cheryl vient s'asseoir près de moi et s'intéresse à la
progression de mon travail.
— Tu
avances bien, me dit-elle en passant pour la première fois au
tutoiement. C'est pas trop compliqué ?
— Du
tout.
— Je
savais pouvoir te faire confiance !
Une
parole aimable ! C'est toujours ça de pris, mais je n'ai guère
le temps de la savourer car une sonnerie retentit. Cheryl attrape son
téléphone. Elle parle peu, juste quelques « oui »
et elle termine par : « J'arrive,
Madame ».
La
mine sombre, elle raccroche et quitte le bureau. J'ai tout à coup du
mal à respirer. D'habitude, c'est un signe avant-coureur de la
survenance d'emmerdements, mais ce matin je n'en suis pas absolument
certaine parce que dans ma hâte de partir à temps pour être à
l'heure à pied d’œuvre, j'ai mis un soutien-gorge de Pauline, ma
sœur avec qui je partage l'appartement, plutôt qu'un des miens.
J'aurais dû m'en apercevoir en raison des difficultés rencontrées
pour le fermer, mais noyée dans les brumes du sommeil et dans ma
précipitation, j'ai cru que c'était de
la maladresse. Ensuite, j'étais habillée et c'était trop
tard ! « Toute une
journée dans un soutif de Poppy, c'est du masochisme ! »
me dis je.
Mes
entraves respiratoires m'inquiètent ! Une petite voix sadique
me souffle à l'oreille que la dame du téléphone est celle à qui
j'ai posé un lapin la veille et qu'un retour de flamme est à
craindre si Cheryl ne parvient pas à éteindre l'incendie. Je me
plonge dans mes papelards tout en entendant François qui farfouille
quelque part à quatre pattes et Axel qui pianote sur le clavier de
son ordinateur. Que m'arrive t il, bon sang ? Mes
mains tremblent, la transpiration commence à coller ma robe à mon
dos et je regrette de n'en avoir pas choisi une plus légère, tant
il fait chaud dans les bureaux. Et ce fichu soutif qui me scie la
peau !
Quand
Cheryl revient, je baigne dans une sorte de brouillard aux relents
nauséeux. Elle s'approche de moi et c'est à deux reprises qu'elle
doit prononcer la même phrase me priant de me présenter dans les
quartiers de madame Demarche. Quand je me décide enfin à lever les
fesses de mon siège, je remarque les joues rosées et les yeux
brillants de Cheryl, témoignant de son degré émotionnel. Elle
m'agrippe le haut du bras et grimace un sourire :
— T'en
fais pas, ça se passera bien ! tente t elle de me
rassurer au moment où je sors pour me rendre dans le bureau de la
directrice des ressources humaines.
D'emblée,
madame Demarche m'annonce chaleureusement la couleur :
— Comprenez-moi
bien, mademoiselle Saintjean : je n'ai aucun grief particulier à
votre encontre, mais si j'avais été présente lors des épreuves et
de l'entretien de sélection, vous n'auriez pas reçu cet engagement.
Émue
par cet accueil enthousiaste, je ne sais que répondre pour la
remercier ! Je garde donc le silence, mais je sens une nouvelle
fois la sueur m'inonder un peu partout. Mon interlocutrice, bien
qu'assise à sa table de travail, m'en impose plus qu'il ne faudrait.
Elle ne doit pourtant pas être grande, mais sa maigreur, son teint
pâle, son nez à piquer les gaufrettes et ses petits yeux fureteurs
postés en observation derrière des lunettes assorties d'une
chaînette dorée me filent les jetons. Elle doit avoir la
cinquantaine bien sonnée, peut-être davantage, mais ce qui est sûr,
c'est qu'elle n'a pas l'air commode ! Je l'entends qui poursuit
son monologue, d'une voix neutre mais ferme :
— J'ai
beaucoup d'estime pour mademoiselle Lang, qui est une de nos
collaboratrices les plus compétentes. Elle m'a assuré que vous
conviendriez pour ce poste, alors nous avons décidé de vous faire
confiance, monsieur Darville et moi-même…
« Trop
aimable de leur part », songé je.
— …
mais ne comptez pas sur un engagement définitif,
poursuit la DRH dont les narines palpitent comme si elle venait de
flairer un étron. Il s'agit de toute manière d'une mission à durée
déterminée, comme stipulé dans le contrat que vous avez signé
hier. Vous serez donc parmi nous pour une période d'un an, en
remplacement de madame Martial qui a obtenu une pause-carrière, à
moins que vous ne conveniez vraiment pas ou que vous changiez d'avis
vous-même, bien entendu.
« Bien
entendu, vieille pie ! » pensé je en hochant la tête
et en me mordant la langue pour l'empêcher de s'agiter, car j'ai
compris immédiatement que le vœu le plus cher de la sous-directrice
doit être de mettre rapidement un terme anticipé à ce contrat
qu'ils ont eu l'étourderie de m'offrir.
— Voilà,
mademoiselle Saintjean. Bienvenue parmi nous et bonne chance,
m'annonce t elle pour me signifier qu'il est temps de vider
les lieux.
Je
me lève et inspire profondément pour contenir mon envie de lui
jeter à la figure la première page de mon répertoire d'insultes et
gros mots ; et c'est à ce moment qu'une des bretelles du
soutien-gorge décide de me trahir ! Pourquoi diable ai je
respiré si fort ?
Je
pivote en vitesse et regagne le couloir en espérant que la Demarche
n'a rien remarqué ! Je fonce vers les toilettes et évalue
l'étendue des dégâts en me regardant dans le miroir du lavabo :
j'ai l'air d'une évadée du Muppet Show ! En nage, le
feu aux joues et les tifs en bataille, je ressemble à Miss Piggy.
Le nichon gauche de mon reflet a repris son emplacement naturel, un
peu plus bas que l'autre. Ma poitrine ne pend pourtant pas
asymétriquement quand elle est livrée à elle-même, mais le soutif
de Poppy, trop petit pour moi, pousse vers le haut le sein qu'il
emprisonne encore !
Je
m'enferme dans un des WC et, après avoir constaté l'état
irréparable du sous-vêtement bousillé, je décide de m'en
débarrasser. Je rajuste ma tenue, non sans une certaine
appréhension, après quoi je quitte la cabine et m'examine à
nouveau devant le miroir. Alors que je me reprochais, un peu plus
tôt, de n'avoir pas choisi une robe plus légère, cette fois je
m'en félicite : à condition de ne pas participer à une
tarentelle endiablée, l'absence de soutien-gorge devrait passer
inaperçue. Ouf ! Je me sens moins l'âme d'une parachutiste
sans ces harnais qui m'emprisonnaient.
Je
tamponne mon visage à l'aide de serviettes d'essuyage. Que n'ai je
emporté mon sac à main ? Tant pis ! Pas de retouche au
maquillage ni de petit coup de déodorant ! Des doigts, je
recoiffe mes mèches blondes puis récupère le soutien-gorge que
j'avais posé sur le bord du lavabo, me demandant qu'en faire. Ah !
si j'avais emporté mon sac !
Au
moment où me vient l'idée de fourrer les restes du soutif dans la
poubelle sous un tas de serviettes d'essuyage, la porte s'ouvre et la
grande rouquine en tailleur marine fait son entrée dans les
toilettes. J'ai pivoté pour lui faire face, mains dans le dos et
fesses appuyées au lavabo, et je lui adresse un sourire innocent en
espérant qu'elle n'ait pas aperçu ce que je tente de dissimuler
derrière moi. Elle me jette vainement un regard destiné à me
pulvériser dans la stratosphère, puis s'enferme dans une des
toilettes en claquant la porte. Plus le temps de chipoter ! Le
soutif roulé en boule et serré dans la pogne, je regagne le couloir
et… n'échappe pas à la collision avec le maladroit de service,
qui laisse choir le carton bourré de bouquins et de papiers qu'il
transportait !
— Oh !
Pardon !
— Ce…
ce n'est rien ! bégaie t il en louchant dans ses
lunettes.
— Je
suis désolée... J'ai tout mélangé et...
— Pas
grave ! C'est juste une caisse que je monte aux archives.
— Je
vais vous aider ! décidé je.
D'autorité,
je ramasse les livres et les fourre dans le carton, une grande boîte
ayant jadis contenu des couches-culottes.
— Je
suis désolée, répété je tout en continuant à entasser en
vitesse papiers et bouquins.
François
me sourit, secoue la caboche et s'éloigne avec son fardeau. C'est en
regagnant le bureau que je m'aperçois soudain que, dans ma
précipitation, je me suis involontairement débarrassée de ce que
je tentais de dissimuler dans le creux de ma main ! Je
m'interroge sur la tête que fera François en découvrant le cadeau
que je lui ai laissé, et j'imagine que j'aurais mieux fait
d'abandonner l'objet dans la poubelle des toilettes ! La
désagréable impression d'avoir commis une bévue m'assaille soudain
avec insistance, mais comme c'est dans la tendance de la journée, je
m'efforce de me concentrer au maximum sur ce que je compte dire et
faire, histoire de mettre un frein à la désastreuse accumulation.
— Ça
s'est bien passé ? m'interroge Cheryl.
Je
remarque son air plus détendu que précédemment. Elle est assise à
son bureau, juste en face du mien.
— Heu…
ben oui, ça va, jeté je sans m'avancer davantage tant je me
méfie de tout le monde dans cette maison de fous !
— Elle
a été comment ? insiste Cheryl.
La
question m'embarrasse. Madame Demarche s'est montrée déplaisante,
mais peut-être est-ce son habitude.
— Pas
très accueillante, mais ça doit être son genre, je suppose. Je ne
sais pas, je n'ai pas de points de comparaison.
— Désagréable,
tu veux dire ? me demande Cheryl, plus doucement et en se
penchant vers moi.
J'hésite
avant de répondre, parce que je n'arrive pas à me départir de ma
méfiance.
— Ben…
froide, mais pas franchement désagréable. Et avec vous ?
Ma
question semble la surprendre.
— Avec
moi ?
— J'espère
qu'elle ne vous a pas offert un savon par ma faute, risqué je
sur un ton de confidence.
Je
ne sais pas pourquoi j'ai osé dire ça, mais Cheryl se lève tout à
coup, vient près de moi, se penche et s'accoude à ma table de
travail.
— J'ai
eu droit à quelques reproches, en effet, me murmure t elle
tout près de mon visage, mais tu n'y es pour rien. Moi seule suis en
cause.
Elle
est si proche que je sens son discret parfum, malgré l'odeur de
transpiration que je trimbale !
— Plus
tard, je t'expliquerai, sourit-elle énigmatiquement. Et tu peux me
tutoyer.
Je
discerne dans son regard une étincelle de triomphe, juste avant
qu'elle ne regagne sa place. Décidément, trop de choses échappent
à mon entendement ! Notre conversation s'arrêtant là, je me
plonge dans mes papiers. L'ouverture de la CEE aux anciens pays du
Bloc de l'Est rend nécessaire le recours aux traductions en langues
slaves. Mes études auront donc servi à quelque chose.
Quand
François revient dans le bureau, je lève à peine les yeux vers
lui, ce qui ne me permet pas de vérifier si oui ou non il me regarde
bizarrement. Et même s'il le faisait, il n'est pas certain que je
m'en formaliserais, tant je commence à avoir l'habitude d'être
observée comme ça ; mais avec lui, au moins, j'en saurais la
raison !
À
la pause de midi, Cheryl me propose de passer chez elle :
— C'est
à un saut de puce. Je te fais une salade de saison, si tu aimes ça.
— Sûr
que j'aime, mais je ne veux pas te déranger.
— Penses-tu !
Allons-y. On causera un peu.
Axel
m'adresse un sourire et un clin d'œil :
— Tu
ne préfères pas venir descendre une bière avec moi ?
— Une
autre fois, veux-tu ? intervient Cheryl.
Nous
sortons tous ensemble, à part François qui reste au bureau.
— Il
ne mange pas ?
— Si,
ricane Axel. Il dévore. Des bouquins, bien sûr ! À
part ça…
— Sa
mère lui fait son casse-croûte, précise Cheryl.
— Il
habite chez sa maman, vois-tu. Bichonné, qu'il est !
En
rue, nous traversons, abandonnant Axel qui s'engouffre dans un
snack-bar tout proche. Cheryl m'entraîne vers un immeuble à
appartements et nous grimpons par l'escalier jusqu'au premier.
— En
effet, c'est pas loin ! dis je tandis qu'elle ouvre sa
porte.
Chez
elle, c'est petit, mais propre et bien rangé.
— Tu
vis seule ?
— Oui,
comme tu le constates. Et toi ?
— J'habite
avec ma sœur. On se partage l'appartement et les frais.
— Je
vois.
Elle
file à la cuisine farfouiller dans le réfrigérateur.
— Je
vais t'aider.
— Ce
sera vite fait. J'ai déjà tout préparé ce matin et il y en a bien
assez pour deux, ne t'inquiète pas.
En
effet. Cheryl stocke les crudités avec l'enthousiasme d'une
végétarienne.
— Si
tu m'expliquais... proposé-je tandis que nous dressons la table.
— Expliquer ?
— Oui.
Pourquoi je ne suis apparemment pas la bienvenue chez Darville ;
et pourquoi tu t'es fait sonner les cloches pour m'avoir choisie.
— Viens.
Tu vas comprendre.
Cheryl
m'entraîne dans la salle de bain et me plante devant le grand miroir
du lavabo. Elle se tient derrière moi, les mains à ma taille, et me
dévisage par-dessus mon épaule.
— Tu
ne remarques rien ? interroge t elle.
— Heu…
Ce
n'est pas la première fois de ma vie que j'admire mon reflet dans
une glace. Je précise même qu'au cours des dernières heures, je
l'ai fait plus que de raison ! Mais qu'ai je donc
d'anormal ? Comparée à Cheryl, j'ai l'impression de trimbaler
dix kilos de trop dans une robe qui me boudine ! « Serait
temps de suivre un petit régime à basses calories, Marielle »,
me chuchote ma conscience.
— Allons !
reprend l'Eurasienne.
— Je
ne vois pas, non…
Évidemment,
il y a l'absence de soutif, mais ce n'est pas trop apparent ; et
puis cette particularité est toute récente, tandis que ça fait
bientôt deux jours que j'ai l'impression d'être un phénomène de
foire !
— Tu
ne remarques vraiment rien ? insiste Cheryl en approchant son
visage du mien.
« Je
remarque que t'es bien près ! » pensé je en sentant
ses cheveux caresser ma joue et ses mains serrer légèrement ma
taille tandis qu'on se dévisage par miroir interposé.
— Heu...
Je suis grosse et tu es mince ?
— Marielle !
Ne dis pas de bêtises !
Elle
pousse vraiment sa tête tout près de la mienne.
— Allez !
Fais un effort...
Elle
commence sérieusement à me pomper l'oxygène, avec ses devinettes
et sa tendance à me papouiller sous des prétextes futiles !
— C'est
pas la peine de me faire réfléchir. D'ailleurs, tu perdrais ton
temps : je suis blonde.
— Voilà !
triomphe Cheryl.
Comme
elle ne semble pas pressée de me lâcher, je me dégage souplement
et lui fais face.
— Comment,
ça ? Ne me dis pas que c'est parce que je suis blonde que…
— Si.
— C'est
une blague ?
— Non.
As-tu vu d'autres blondes dans les bureaux ?
J'hésite.
— Je
n'ai probablement pas rencontré tout le monde. Et puis, je ne m'en
souviens pas très bien… Les présentations ont été rapides.
— C'est
vrai, mais crois-moi : tu es la seule.
Je
suis sidérée.
— Et
c'est… c'est pour ça que tu as eu droit à un savon ? Parce
que tu as fait embaucher une blonde ?
— En
effet.
Je
suffoque. Moi qui pensais que la cause de tout ça était mon
irrespect de la ponctualité ! Les mots me manquent. Si j'avais
encore le soutien-gorge de Pauline, sûr que les deux bretelles
sauteraient simultanément !
— Mais…
c'est… c'est scandaleux !
— Scandaleux ?
— C'est
le mot, oui ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Cheryl
sourit et prend un air navré.
— Le
patron ne veut pas de blondes dans ses bureaux, voilà tout.
— Pas
de blondes ? Quel… quel abruti !
Ma
collègue éclate de rire.
— Tu
l'as dit ! Le cri du cœur d'une vraie blonde ! Parce que
là, aucun doute, t'es une vraie de vraie.
— En
effet, oui.
Elle
me regarde d'un air coquin.
— Par
contre, tu devrais mettre un soutien-gorge, me lance t elle
avant de filer vers la cuisine.
— Un...
mais... euh...
Je
dois probablement piquer un fard ! Je m'élance à la suite de
ma collègue.
— Ça
se voit tant que ça ?
Cheryl
se tourne à nouveau vers moi.
— Je
viens juste de le remarquer. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir
regardé ta poitrine avec envie. Tu m'as bluffée toute la matinée !
— C'est-à-dire
que…
Pendant
que nous préparons nos assiettes de crudités, je lui raconte
comment je me suis trompée de soutif, puis la rupture de la bretelle
à la fin de mon entretien avec la sous-directrice.
— Je
crois qu'elle n'a rien remarqué, dis je en m'asseyant pour
manger, c'était juste au moment de sortir. Je suis allée l'enlever
dans les toilettes, sinon j'aurais passé la journée avec un nichon
plus bas que l'autre.
Nous
rions de bon cœur en faisant honneur aux crudités. J'ai tu ma
rencontre dans les WC avec la grande femme aux cheveux roux ainsi que
le sort réservé par la suite au pauvre sous-vêtement.
— Tu
es superbe, me complimente Cheryl. Darville va devenir dingue !
Il va fantasmer à mort, cet abruti !
— Fantasmer ?
Tu m'as dit qu'il n'aime pas les blondes !
Cheryl
secoue la tête. Elle pique une rondelle de concombre avec sa
fourchette et l'observe pensivement.
— J'ai
dit qu'il ne veut pas de blondes dans ses bureaux. Je n'ai pas dit
qu'il ne les aime pas. C'est même plutôt le contraire !
— Mais
alors ?
L'Eurasienne
me regarde et adopte un ton conspirateur :
— C'est
sa femme qui n'aime pas les blondes.
— Sa
femme ?
— Sa
femme. Elle s'appelle Kelly. Une grande rousse, très mince, assez
jolie et pas prétentieuse pour deux sous. Elle est venue ce matin.
Tu l'as peut-être croisée...
— Oui,
en effet.
Cheryl
croque doucement dans sa rondelle de concombre.
— Je
suis sûre qu'elle te hait déjà, dit-elle avec un petit sourire
satisfait.
Il
me semble soudain que le morceau de salade que je viens d'avaler
était couvert de limaces.
Nous
débarrassons la table et fourrons tout dans le lave-vaisselle. Je me
sens un peu bizarre, tant la charge émotionnelle de cette
demi-journée a été intense. J'ai l'impression que par moments
Cheryl se paie ma tête, mais ce n'est sans doute qu'une impression.
Par contre, et à l'évidence, elle se réjouit du bon tour qu'elle
vient de jouer à Darville – et à sa femme – en
me faisant engager, moi, une authentique blonde, même pour quelques
mois seulement !
— Sois
prudente, me conseille t elle. Tu te doutes bien qu'à la
moindre incartade, le boss et sa dévouée adjointe vont te faire des
emmerdements.
Pas
besoin de me faire un dessin !
— Évidemment,
reprend Cheryl, si le boulot ne te convient pas, tu peux toujours
démissionner, mais ça leur ferait trop plaisir.
« Et
toi ? Tu serais frustrée, pas vrai ? » imaginé je
aussitôt tout en me demandant pourquoi elle semble tenir tant que ça
à contrarier son patron. J'ai la désagréable impression d'être
l'instrument d'un complot, la chèvre attachée au piquet pendant que
le loup rôde ; et je n'éprouve aucun plaisir à l'idée de me
laisser manipuler. D'un autre côté, je m'avoue avoir trop besoin de
ce boulot – et surtout du fric qui l'accompagne – pour
y renoncer sans me battre un minimum. Inutile donc de jouer les
difficiles.
— Je
n'ai pas l'intention de démissionner, affirmé je avec force en
me redressant.
— Tant
mieux ! s'enthousiasme Cheryl.
Nous
sommes debout l'une en face de l'autre. Elle me sourit et je réalise
qu'elle est vachement belle et fichtrement sympa. S'il n'y avait
cette étrange histoire de blondes, je pense que nous pourrions
devenir amies. Je décide de tenter le coup.
— Dis-moi…
Tu as vraiment fait exprès de me choisir parce que je suis blonde ?
Ma
question semble la surprendre.
— Pas
du tout, se défend-elle. Je t'ai sélectionnée parce que ta
compétence en matière de traduction de documents est
incontestable ! C'était toi la meilleure, un point c'est tout.
J'aimerais
la croire, mais j'ai encore des doutes.
— En
dépit de mes cheveux blonds ?
Elle
secoue la tête, me prend les bras.
— N'en
fais pas une fixation. Je m'en fous, que tu es blonde ; et
j'emmerde cet abruti de Darville et sa pétasse de femme. On a un
travail à mener à bien et les délais sont toujours calculés au
plus juste, mais on va y arriver, crois-moi ! Quand ils verront
ce qu'on aura réussi à faire, leurs préjugés stupides fileront
aux ordures.
— Ou
au frigo. De toute façon, je ne suis là que pour quelques mois,
non ?
— Oh !
Marielle ! Ne sois pas pessimiste. Tu n'es pas seule.
Elle
me regarde avec tellement de chaleur, elle est si proche de moi et la
pression de ses mains sur mes bras est si intense que je commence à
me sentir toute bizarre. En plus de m'inquiéter de la manière dont
elle parle du boss et de sa femme, je me demande pourquoi cette jolie
Eurasienne semble se satisfaire du célibat.
— Dis-moi,
Cheryl... fais je doucement. Tu n'as pas de petit copain ?
Elle
se raidit instantanément et je la vois qui baisse les yeux. Je me
rends compte que j'ai posé abruptement une question qui doit toucher
un point sensible. Peut-être a t elle eu des peines de
cœur ? Je lui attrape les mains au moment où elle lâche mes
bras.
— Pardonne-moi,
dis je immédiatement, je ne suis pas très délicate. Après
tout, ça ne me regarde pas.
— Ce
n'est rien...
— Moi
non plus, je n'ai pas de petit copain, ajouté je pour
m'excuser. C'est pour ça que je vis avec ma sœur Pauline.
Je
m'abstiens de préciser que Poppy en a des tas, elle, de petits
copains ; et que parfois ça me fatigue de partager mon
appartement avec une déjantée, fût-elle ma frangine.
— Ne
fais pas attention à ça. Il m'arrive d'avoir des réactions
bizarres.
— C'est
ma faute.
— Mais
non ! Tu ne pouvais pas savoir...
Elle
s'interrompt, embarrassée. Je comprends que mon intervention l'a
vraiment prise à rebrousse-poil. Je tente de la rassurer :
— On
peut être amies quand même, non ?
Elle
hoche la tête et me tend les bras. Je n'ai pas le cœur de la
repousser, tant elle me semble soudain désemparée. Elle se blottit
contre moi et je sens sa joue contre la mienne, son corps mince
épouser mes formes plus opulentes et ses mains se poser dans mon
dos. L'étreinte est brève, mais émouvante, puis Cheryl se
ressaisit et s'écarte de moi.
— Oui,
soyons amies, approuve t elle.
La
sensation bizarre est revenue. Je revois la scène devant le miroir,
quand Cheryl est si proche, quand ses cheveux frôlent les miens,
quand ses mains serrent ma taille avec chaleur... Je me dis alors que
ma collègue est peut-être homosexuelle ; et cette idée me
donne des picotements dans la nuque. C'est que je ne mange pas de ce
pain-là, moi !
Nous
quittons bientôt l'appartement et, en chemin vers le bureau, Cheryl
me parle du boulot, mais je ne l'écoute que d'une oreille distraite.
Cette pause de midi m'a appris tant de choses que j'ai du mal à
mettre de l'ordre dans mes pensées contradictoires. Que suis je
donc vraiment pour Cheryl ? Une employée sélectionnée pour
ses compétences professionnelles ? Une blonde embauchée pour
enquiquiner le boss ou pour faire enrager la femme du boss ? Une
femme qui l'a fait craquer et qu'elle s'efforce de séduire ?
Je
me dis que je suis peut-être un peu de tout ça en même temps, ce
qui ne me rassure pas. Mais d'un autre côté, je tente de me
persuader que ce qui importe en ce moment est le boulot pour lequel
on va me payer : traduire des documents.
Le
soir de cette éprouvante journée, je rentre à l'appartement avant
Pauline, qui travaille assez tard dans une boutique de vêtements.
Comme je n'ai pas le courage de préparer un vrai repas, je
farfouille dans le congélateur et en sors une pizza. Pendant que le
four est en préchauffage, je me déshabille en vitesse et me
rafraîchis sous la douche, après quoi je m'examine dans le miroir
de la salle de bain.
— Va
falloir faire un effort ! ronchonné-je en me remémorant la
comparaison avec la svelte Cheryl, à côté de laquelle je me fais
l'effet d'être une grosse vache.
Je
pense aussitôt à la pizza qui m'attend et me dis que c'est déjà
mal barré pour ce soir. Je hausse les épaules, enfile ma robe de
chambre et retourne vers le living nantie d'une petite consolation :
les marques du malheureux soutif ont disparu.
Quand
ma sœur rentre, je suis vautrée dans le salon, pieds nus sur la
table et à moitié endormie devant la télé qui diffuse une série
américaine à la con.
— Oh !
C'est la grande forme ! s'exclame Pauline en jetant son sac dans
un fauteuil. Pas croyable ce que tu sembles vannée par ta journée
de travail !
— Je
SUIS vannée.
— C'est
donc si dur ?
— Oh !
Poppy...
Elle
est déjà au coin-cuisine.
— Ouah !
C'est chic de m'avoir laissé un morceau de pizza !
Je
l'entends qui enfourne l'assiette dans le micro-ondes.
— T'es
vraiment fatiguée, là ! ironise ma frangine. En temps
normal...
— ...
j'aurais tout bouffé, je sais !
J'ai
renoncé sur le dernier tiers et, étrangement, ce sacrifice ne m'a
pas semblé insurmontable ; mais j'ignore s'il s'agit d'un effet
du stress de la journée ou d'une réelle envie de me débarrasser de
mes kilos excédentaires.
Pauline
revient près de moi en mangeant. Elle me fascine et m'horripile tout
à la fois, avec son énergie débordante, son physique de mannequin
et son appétit d'oiseau.
— Allez,
raconte ! dit-elle en s'asseyant.
Je
soupire. Une vieille habitude.
— Je
suis tombée dans une maison de fous.
— Et
le patron t'a dit : Mademoiselle, vous êtes ici chez vous !
fait Pauline avec sérieux avant de mordiller un morceau de pizza.
Je
me renfrogne.
— Poppy !
Si tu te paies ma fiole, je me tais !
Elle
pose son assiette et vient m'entourer les épaules d'un bras
protecteur.
— C'est
donc si grave ?
Elle
a pris une voix douce, chaleureuse, dont toute moquerie a disparu. Je
sais qu'elle s'inquiète pour moi, en dépit de ses dehors
insouciants, alors je lui rapporte ma journée par le menu, sans
omettre aucun détail.
— C'est
une gouine, assène Poppy.
— Tu
crois ?
— D'après
ce que tu me racontes, c'est probable. Mais il existe aussi une autre
possibilité...
— Oui ?
— Elle
a un oignon à peler avec Darville ou avec sa femme, peut-être avec
les deux, et elle rumine une vengeance de derrière les fagots.
N'a t elle pas dit que son boss allait fantasmer sur toi ?
— Je
me demande bien pourquoi.
— Sois
pas complexée comme ça, Bébé ! T'es une vraie bombe.
— Arrête !
J'ai bien dix kilos de trop. D'ailleurs, je t'ai bousillé un soutif
Pauline
me caresse le nez.
— Alors,
c'est ça le bout de pizza que tu m'as laissé ? Tu commences un
régime ? Quelle idée !
— Je
voudrais être mince, comme toi.
— Tu
dois être toi-même. Tu es blonde, opulente, sexy. Moi, je suis trop
grande, trop maigre. Mais c'est moi. Je suis comme ça. Et je
m'assume.
— Tu
es sublime. Tous les mecs sont à tes pieds.
Cette
fois, Pauline éclate de rire.
— Mais
non, pas tous ! C'est mon tempérament qui fait ça ! Si
j'avais ton physique, en plus de mon caractère, ce serait quelque
chose, ça oui ! Et je vais te faire une confidence...
Je
garde le silence. Les confidences de Poppy sont comme son inépuisable
optimisme : elles valent généralement le détour.
— Si
je ne ramène pas souvent mes copains ici, c'est parce que dès
qu'ils te voient, c'est de toi qu'ils ont envie. Et j'ai horreur de
baiser avec un mec qui fait ça en pensant à ma petite sœur !
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