Depuis de longues années – ce qui me
permet de vous rappeler au passage à quel point je suis démodé –,
j'ai acquis et j'entretiens la conviction que, dans une entreprise
bien gérée, chaque personne employée est utile et aucune n'est
indispensable. Même le patron. D'ailleurs, vous qui trimez pour un
salaire de misère (ou contre de plantureuses gratifications – il
faut de tout pour faire un monde), posez-vous la question : si
votre boss était victime d'un infarctus foudroyant, est-ce qu'on
fermerait inévitablement la boîte ?
Je fais une exception pour le présent
blog (dont je suis le chef, le sous-chef, la concierge et la
technicienne de surface), non pour dire qu'il cesserait d'exister si
je faisais subitement de même, mais pour exprimer le fait que s'il
ne disparaîtrait pas automatiquement en même temps que moi, il
n'intéresserait probablement plus personne, puisque je suis
également son premier et plus fidèle lecteur (oui, je me relis,
déjà rien que pour traquer les fautes d'orthographe et autres
coquilles que j'aurais laissées en place dans ma hâte de publier
mes bafouilles).
Donc, écrivais-je, dans une entreprise
bien gérée, personne n'est indispensable bien que certains soient
persuadés du contraire ou, le plus souvent, tentent d'en persuader –
avec succès, hélas ! – quelques collègues trop naïfs.
Je me souviens d'ailleurs d'un ancien
reportage télévisé ou quelques cadres ayant été plus ou moins
poliment remerciés – mais inévitablement convaincus d'avoir été
virés comme des malpropres – expliquaient les situations qu'ils
avaient vécues et les méthodes qui avaient été utilisées pour
les pigeonner.
À l'époque, tout n'était pas encore
« on line » et les téléphones avaient obligatoirement
un fil, si l'on excepte quelques modèles permettant de s'éloigner
d'une dizaine de mètres de la base reliée au réseau. Une des
marottes bien établies et adoptées par les membres du personnel
soucieux de se faire bien voir et d'obtenir des promotions consistait
à avoir l'air d'être toujours submergé de travail mais de paraître
à même d'y faire face avec entrain, quitte à consentir quelques
sacrifices au niveau de la vie privée.
Il fallait donc absolument éviter
d'arriver au bureau dès potron-minet si le patron lui-même ne s'y
présentait pas avant neuf heures, mais y rester le plus tard
possible en ayant l'air très affairé. Produire du vent, ce n'est
pas compliqué, mais il faut oser et c'est encore vrai aujourd'hui.
L'important est que tout le monde au-dessus de vous dans la
hiérarchie soit persuadé que vous abattez un boulot de dingue et
que vous vous consacrez corps et âme à l'entreprise.
Le plus simple est de bosser quand on
vous voit bosser ou, subtilement, d'adopter une attitude qui laisse
croire que vous bossez : quand vous vous déplacez d'un pas vif
dans les couloirs, les sourcils froncés et des papiers à la main,
saluant rapidement l'un ou l'autre collègue et vous excusant de ne
pas rester près de lui à bavarder, vous avez l'air de travailler.
D'ailleurs, même si vous ne foutez strictement rien d'autre que de
déplacer de l'air, vous faites déjà du sport. Il suffit d'être en
mouvement, toujours occupé, et de rester tard au bureau.
À la pause de midi, restez actif après
les autres. Donnez l'impression que becqueter, c'est secondaire.
D'abord le taf. Et si l'un ou l'autre s'inquiète que vous puissiez
être débordé, répondez évasivement en glissant quelque part un
« t'en fais pas, je gère » qui doit en dire long sur la
quantité d'ouvrage que vous abattez sans jamais vous en plaindre.
Efforcez-vous d'être au courant de
tout, posez discrètement des questions, faites l'âne pour avoir du
son ; et lorsque vous apprenez quelque chose d'intéressant,
évitez de le divulguer à tout va : ceux qui ignorent ce que
vous savez ont toujours l'air con. Ne présentez jamais directement à
quelqu'un d'autre le problème à résoudre, n'expliquez pas le
pourquoi des questions que vous posez. Restez évasif. Glanez les
renseignements à gauche et à droite, faites trimer les autres pour
qu'ils vous confient chacun l'une ou l'autre pièce du puzzle que
vous n'aurez plus qu'à assembler.
N'expliquez pas tout, ne montrez pas ce
que vous faites, mais intéressez-vous au contraire à ce que font
les autres. Rendez-leur service : allez à leur place porter un
dossier dans un autre service ou, mieux, au patron (mais assurez-vous
qu'il est bien ficelé) ; et abstenez-vous de dire qui l'a
concocté. Moins vous en direz, mieux ce sera : on ne vous
demandera pas si c'est vous qui avez bossé et vous n'aurez pas à
mentir. Ça s'appelle récupérer à son profit le bon boulot fait
par les autres et c'est souvent profitable quand on veut se faire
bien voir.
Et si le dossier n'est pas bien torché,
vous n'avez qu'à vous défendre : ce n'est pas vous qui l'avez
fait. Si on vous l'avait confié, il aurait été tip top.
Plus la journée s'avance, plus les
petits employés qui veulent profiter du beau temps pour tondre la
pelouse, plus les mères de famille qui ont des enfants à reprendre
à l'école ne pensent qu'à mettre les voiles. Le patron, ça ne le
préoccupe pas, ces trucs-là. S'il est encore là, soyez là. Et
ayez l'air plus affairé que jamais. C'est le moment de récupérer
des informations, de jeter un œil sur les dossiers en cours que les
collègues naïfs ont laissé traîner sur leur bureau : vous
devez être au courant. Quitte à boucler rapidement un travail
presque terminé et à le présenter vous-même au boss. Le
lendemain, si le collègue s'inquiète, vous expliquerez que le
patron s'était inquiété de l'affaire et que vous n'avez pas pu
vous empêcher de rendre ce service à un collègue débordé par sa
vie de famille – « et tiens, à propos, ta tante va mieux ? »
Si quelqu'un est là, tard, visiblement
et honnêtement débordé, proposez un coup de main :
— Oui, mais toi, ton boulot ?
s'inquiétera l'autre.
— Ça va, je gère, t'en fais pas. Tu
veux que je termine ce machin-ci ?
— Heu... oui, mais...
— Allez ! Je m'en charge.
Planche plutôt sur ce truc-là, tiens ! C'est urgent, je crois.
— Bah, oui ! J'y arriverai pas,
et...
— Je dirai un mot pour toi au boss,
je le vois tout à l'heure. C'est scandaleux qu'on ne te donne pas de
l'aide.
— Tu l'as dit !
— En attendant, tu peux compter sur
moi... (etc.)
Ces vieilles méthodes ont toujours
cours aujourd'hui, mais la modernité a ajouté quelques variantes
dont une des plus utilisées par les lèche-cul n'est autre que la
messagerie. Rien de tel que la messagerie interne d'une entreprise
pour avoir l'air affairé, motivé, utile, indispensable.
Puisque vous vous donnez tant de peine
à ne rien faire mais à donner l'impression d'abattre un boulot de
dingue, n'oubliez pas non plus de montrer à quel point vous êtes
attaché à l'entreprise et, comme vous êtes si indispensable (le
tout n'étant pas d'en être persuadé vous-même mais, surtout, d'en
convaincre les autres), à quel point il vous est malaisé de vous
détacher de votre travail.
Reportez vos congés. Exclamez-vous :
« j'ai encore autant de jours de congé, et je ne sais pas
quand je vais pouvoir les prendre ! » Reprenez du travail
à la maison – même s'il est presque terminé, même s'il est
insignifiant, vous seul le savez vraiment – et, surtout, insistez
pour disposer chez vous d'une messagerie connectée à l'entreprise.
Ouvrez vos messages le samedi soir, le
dimanche à l'heure de l'apéro et, surtout, ouvrez-les chez vous
quand vous êtes en congé. Ne manquez pas de répondre à des
moments où l'employé ordinaire s'occupe de sa famille ou du
barbecue, ou se vautre devant la télé. Transmettez de vos réponses
des copies pour information à des gens importants.
Si vous êtes en congé, n'hésitez pas
à le dire dans votre réponse, afin que tous sachent que vous bossez
chez vous pendant vos congés, mais assurez que vous vous occupez
déjà du problème (éventuellement en refilant discrètement la
patate chaude à quelqu'un d'autre sans faire trop de bruit là
autour, l'essentiel étant de présenter vous-même le résultat
final) ou que vous le ferez dès votre retour.
Si vous rédigez une réponse
automatique, laissez un numéro de téléphone où vous joindre en
assurant que vous répondrez avec diligence à tous les appels
importants. N'oubliez pas : vous êtes indispensable.
C'est simple, non ?
Et, en songeant à cette émission dans
laquelle des cadres licenciés racontaient leurs déboires, je vous
livre une ultime recommandation : méfiez-vous des promotions,
même si vous les recherchez.
Songez que, dans votre entreprise, vous
n'êtes sans doute pas la seule personne nourrissant à la fois des
ambitions et un profond mépris pour les gogos qui bossent pour vous
sans s'en rendre compte. Soyez vigilant, repérez les concurrents,
chipez-leur les dossiers intéressants et laissez-leur les merdes,
prenez-les de vitesse et faites-leur porter le chapeau de ce qui ne
marche pas.
Un cadre racontait ainsi avoir reçu
une belle promotion sous la forme de la direction de tout un
département de l'entreprise. Il n'avait pas deviné que ladite
promotion n'était qu'une voie de garage, tout le secteur d'activité
qu'il devait reprendre devant en effet être revendu à la
concurrence quelques mois plus tard au gré d'une restructuration
qu'il n'avait pas flairée et qui allait l'envoyer sur le carreau.
Soyez vigilant, tenez-vous au courant
de tout. Parlez peu mais écoutez attentivement.
Vous deviendrez quelqu'un
d'indispensable dans une entreprise et pas un scribouillard qui écrit
des âneries sur un blog.
c'est bien connu, les cimetières sont plein de gens indispensables...
RépondreSupprimerpour avoir travaillé dans plusieurs entreprises, avec une très courte période de chômage, je sais par définition que rien n'est jamais définitivement acquis. Dans une entreprise plus qu'ailleurs. Qu'elle soit multinationale, grande, petite, artisanale ou industrielle.
Il est vrai cependant que les situations ne se sont pas améliorées, bien au contraire. Et cela quel que soit son propre statut, cadre, employé, agent de maitrise, ouvrier ou manoeuvre. Pour la bonne et simple raison que le principe de base appliqué par les actionnaires est qu'un salarié, c'est d'abord et uniquement un COUT!!!!!
Et que l'on travaille avec application, que l'on fayotte, que l'on frime, cela n'a aucune importance: quand les actionnaires et les patrons qu'ils ont nommés estiment que la rentabilité est trop faible, et bien cela me fait penser à la tirade Bernard Blier dans "les tontons flingueurs": " Aux quatre coins d'Paris qu'on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts façon puzzle... Moi, quand on m’en fait trop j'correctionne plus, j'dynamite, j'disperse, et j'ventile."
Et bien ces gens-là, épris de "compétitivité" font la même chose avec les personnels, quel que soit les mérites de ces derniers. Et la grande habilité des gens-là est de faire croire aux "survivants" que les "expulsés" n'ont eu que ce qu'ils méritaient et que eux, les "survivants" sont les meilleurs, mais "que dans une situation économique difficile (vous comprenez, les taxes, les impôts, les charges, mon pov'monsieur....) il va falloir se serrer la ceinture, travailleur plus et mieux et gagner moins et moins...
Cela a toujours été vrai et cela l'est de plus en plus...