Le Belge, c'est notoire, aime prendre
ses vacances en France, même s'il est néerlandophone. La France est
pour nous un pays voisin offrant bien des attraits : des
paysages variés, une réputation viticole et gastronomique qui n'est
nullement usurpée, de grandes villes nanties d'un patrimoine
architectural et culturel valant le détour ; mais aussi de
menus villages pittoresques qui montrent à quel point la modestie de
la taille n'est pas toujours un handicap. Le climat y est, dans
l'ensemble, plutôt meilleur que chez nous ; et si dans
certaines régions il n'est pas franchement plus enviable, nous
dirons qu'il n'est sûrement pas pire...
Alors, pour le Belge, filer vers le
Midi c'est courir vers le soleil qui lui fait trop souvent défaut,
s'en aller écouter ce chant des cigales que les autochtones
n'entendent même plus et goûter pendant une paire de semaines à
des charmes qu'il a attendus avec impatience pendant les longues
soirées d'hiver, les matins brumeux d'avant-saison et la grisaille
qui fait chez lui office de règle plutôt que d'exception.
Passer quinze jours dans le sud de la
France, c'est non seulement goûter à des plaisirs dont on ne
dispose pas chez nous – ou trop parcimonieusement – mais aussi ne
pas s'octroyer le temps de regretter ce qui pourrait nous manquer.
C'est quand on est loin de la Belgique pendant longtemps qu'on
réalise à quel point notre pays ne manque de presque rien pour
présenter des allures de paradis : un ensoleillement plus
généreux et des paysages plus spectaculaires suffiraient déjà à
décupler notre bonheur.
Adeptes de la Provence où nous avons
déjà séjourné à de nombreuses reprises, Chérie et moi, nous
avions jusqu'à présent négligé d'y emporter nos bicyclettes pour
tout un tas de raisons allant du simple « on n'y songeait pas »
au « ce n'était pas possible par manque de place » en
passant par le sempiternel « avec les enfants, c'est
difficile » ou le plus traditionnel « on y va pour se
reposer ».
Cette année, nous avons comblé la
lacune. En août, nous nous sommes rendus dans le Vaucluse et deux
vélos sont restés collés dans le sillage de notre voiture pendant
tout le trajet qui nous y a conduits.
La question immédiate qu'un cycliste
se pose lorsqu'il décide d'aller là-bas, c'est : « Vais-je
oser m'attaquer au géant de Provence ? » Car impossible
de le manquer : il est là, bien isolé dans le paysage,
dominant les alentours avec sa grande antenne-relais météorologique
dressée à près de deux mille mètres d'altitude et toutes les
histoires de vélos qui ont construit sa légende, qu'elles soient
dramatiques ou héroïques.
Le mont Ventoux, c'est le Tour de
France et ses maillots colorés, les exploits des meilleurs grimpeurs
de l'histoire des courses cyclistes, un sommet pelé et rocailleux
exposé au vent et où même le thermomètre a la flemme de grimper,
des flancs où l'on peut se rôtir la couenne au soleil d'été... et
une foule de touristes venus de tous horizons jouir de la magie du
paysage ou suer sang et eau en s'y hissant à la force des guibolles.
Beaucoup sont en voiture, bien sûr, à
moto ou en motor-home ; mais nombreux sont les braves – ou les
inconscients – qui renoncent au moteur à explosion et, parmi
ceux-là, les cyclistes sont nettement majoritaires.
On n'emporte pas innocemment sa
bicyclette dans le Vaucluse. Je veux dire par là qu'équipé de la
sorte, il est fort probable qu'on ait, bien avant le jour du départ,
une idée derrière la tête : celle de tenter l'exploit.
« D'autres l'ont fait, alors pourquoi pas moi ? »
« Tu veux vraiment faire ça ? »
s'était inquiétée Chérie et, devant ma ferme résolution, elle
avait ajouté « moi pas » avec le sens des réalités qui
la caractérise. Ne voulant pas passer pour une klette
aux yeux de ceux qui savaient que j'allais là-bas en y emportant mon
vélo, j'avais donc répondu « bien sûr », tout en
ajoutant prudemment : « je vais au moins essayer ».
Loin de moi l'idée de faire passer
l'ascension du géant de Provence pour une aventure à y laisser la
peau, ni même pour un tour de force. Ce n'est même pas un exploit,
c'est juste un défi. Un défi qu'on se lance à soi-même en se
disant « moi aussi, je peux le faire » ; un gant que
tout cycliste un peu sportif se doit de relever lorsqu'il séjourne
dans la région.
On m'avait dit :
« c'est dur, ça monte tout le temps », mais on m'avait
également affirmé, a contrario, qu'il suffit pour réussir de
prendre son temps, de grimper à son rythme sans oublier de
s'abreuver et de s'alimenter correctement.
Avant de partir,
j'avais un peu parcouru les forums ; j'avais lu les avis de ceux
qui l'avaient déjà grimpé (certains à de multiples reprises et
même plusieurs fois le même jour !) et pris connaissance de
nombreux conseils parmi lesquels j'avais spécialement retenu
ceux-ci :
— Pour arriver
au-dessus, pas besoin d'entraînement spécifique. Il faut juste de
l'endurance parce que ça représente, sans forcer, deux à trois
heures d'effort.
— Il vaut mieux
partir tôt le matin, il fait plus frais et il y a moins de monde.
L'après-midi, quand le soleil cogne, c'est beaucoup plus ardu.
— Tenir compte de
la météo avant de décider de partir : le vent est parfois
violent, là-haut, rendant l'ascension très difficile et même
dangereuse.
— Par Bédoin ou
par Malaucène, c'est très dur. Vingt-et-un kilomètres avec des
passages à dix pour cent. C'est plus facile par Sault, même si
c'est plus long : la pente est moins forte sauf dans les six
dernières bornes, quand la route rejoint celle montant de Bédoin.
Pas d'entraînement
spécifique, ça tombait bien, parce que chez moi, il n'y a pas de
montagnes. Les côtes sont des côtelettes qui, lorsqu'elles sont un
peu longues, ont une déclivité moyenne de quelques maigres pour
cent seulement ; et lorsqu'elles grimpent franchement à six ou
sept pour cent, c'est sur moins d'un kilomètre.
Rien à voir avec les pentes du Ventoux !
Prudent, donc, je
prévois d'attaquer le monstre par son accès le plus « facile »
(que j'appréhende surtout comme le moins difficile), sans autre
entraînement spécifique que d'avoir accumulé plus de quatre mille
bornes depuis janvier en répétant toutefois, lors de l'une ou
l'autre sortie printanière, l'ascension de quelques-unes des
« côtelettes » de ma région.
Le vingt-cinq août,
je gare ma voiture dans le centre de Sault sur une place caillouteuse
interdite au stationnement les jours de marché et, un quart d'heure
plus tard, je suis prêt au départ : il est neuf heures quinze,
il fait encore frais et je me demande si je n'aurai pas un peu froid
dans mon maillot à manches courtes. Le coupe-vent, que j'ai prévu
de revêtir pour redescendre (si toutefois j'arrive en haut), est
roulé en boule dans mon petit sac à dos. Je pourrais l'enfiler,
mais comme ça va grimper pendant quelque vingt-six kilomètres, je
me dis que j'aurai vite chaud.
En prenant la
route, je songe à nouveau à ce qui m'attend. Je me souviens que si
c'est plus facile en partant de Sault, c'est en partie parce que
Sault est situé plus en altitude que Bédoin et Malaucène.
En attendant, moi
qui pensais me réchauffer en grimpant, j'en suis pour mes frais :
le premier kilomètre est en... descente. Sault n'est déjà plus si
haut, du coup, et je regrette déjà mon coupe-vent. Dieu, qu'il fait
froid !
Je
donne quelques coups de pédale pour m'échauffer les muscles, ce qui
a surtout pour effet d'accélérer l'allure et de me faire claquer
des dents ! Avant toutefois que je me décide à m'arrêter, la
route commence à monter et mon allure à descendre. Inutile de
forcer : les vieux bonzes dans mon genre montent en température
à la vitesse d'un diesel. Je mouline donc tranquillement en songeant
surtout à économiser mes forces et j'occupe le temps en découvrant
le paysage environnant, agréable mais pas encore spectaculaire.
Je suis seul sur la
route, si j'oublie l'une ou l'autre rare voiture qui me dépasse et
disparaît dès le premier tournant. Je m'attendais à voir davantage
de cyclistes, mais il est encore tôt et la voie que j'ai choisie
pour l'ascension est la moins prisée des trois. Elle est pourtant
jolie, cette route qui serpente entre les arbres et dont l'asphalte a
été récemment rénové. Un billard. Seul le chuintement des pneus
de mon vélo vient troubler le silence.
La route s'élève.
Rien de bien terrible, mais ça grimpe déjà bien plus que chez moi
et, surtout, sur une plus longue distance. Je m'entête à mouliner
tranquillement à une quinzaine de kilomètres à l'heure. Je
pourrais sans doute emmener un plus grand braquet, abandonner le
petit plateau pour le grand, mais je m'entête : prudence,
prudence, la route est longue, il faut gérer mon effort. Je me
demande d'ailleurs si je ne présume quand même pas de mes forces :
j'ai rattrapé et dépassé une jeune dame et son VTT, puis un petit
groupe arrêté « pour souffler », et voici que devant
moi un autre cycliste apparaît. Je m'efforce de ne pas regarder ce
« point de mire » qui donne envie de pousser un peu plus
sur les pédales, d'autant plus que la pente s'accentue. Il n'est pas
question de faire la course, morbleu !
Un regard sur
l'altimètre : je suis sur une portion affichant six à sept
pour cent de déclivité. Le chrono m'indique qu'il est temps de
boire. J'essaie d'avaler régulièrement deux ou trois gorgées de
jus « multifruits » coupé d'eau, pour compenser la
transpiration. C'est important, je le sais. Un sportif déshydraté
est un sportif sans ressources.
Deux cyclos
approchent qui descendent à vive allure. Ils répondent d'un
hochement de tête à mon salut de la main : pas question pour
eux de lâcher le guidon à ce moment-là ! Devant moi, le
cycliste que je suivais est beaucoup plus proche, mais la pente
s'adoucit un peu et j'entends claquer son dérailleur. La distance
augmente entre lui et moi, puis se stabilise jusqu'au moment où la
montée se fait un peu plus sévère.
En m'approchant à
nouveau, je m'aperçois qu'il s'agit en fait de deux cyclistes et non
d'un seul. C'est un couple montant un magnifique tandem ! Je les
salue aimablement en les dépassant et les complimente pour leur
allure avant de leur souhaiter bonne route. Ils sourient et me
remercient. Ils portent des maillots orange, comme une équipe
cycliste basque bien connue.
Je croise encore
d'autres cyclistes qui descendent ; mais dans le sens que je
parcours, la route est peu fréquentée. N'y a-t-il donc pas de fanas
du vélo aujourd'hui dans le Ventoux ? Partiront-ils plus tard
que moi ? Ou, plus vraisemblablement, empruntent-ils une des
autres routes ?
Celle-ci est
vraiment agréable, bien asphaltée, environnée d'arbres. Ma vitesse
oscille entre treize et quinze kilomètres à l'heure, puis dix-huit,
vingt... Je pourrais repasser sur le grand plateau, mais je m'y
refuse. C'est un piège que me tend le géant pour mieux me broyer
ensuite. Mais la départementale s'aplatit, puis descend, alors que
j'approche du « Chalet Reynard ». C'est là que la route
de Sault rejoint celle de Bédoin. Je vois quelques voitures, près
du chalet, et des cyclistes à l'arrêt. La route tourne vers la
gauche et grimpe vers le sommet. Vue du chalet, la pente paraît
conséquente. Je bois quelques gorgées puis m'y engage sans hésiter
mais pas sans un petit serrement d'estomac. C'est depuis cet endroit
que les choses sérieuses commencent quand on vient de Sault,
m'a-t-on prédit, et j'en ai la confirmation. Le computer m'annonce
huit pour cent.
Ici,
la route est fréquentée car la plupart des cyclistes grimpent
depuis Bédoin et cette partie que j'ai prudemment évitée est
réputée difficile. Beaucoup paraissent déjà très fatigués et,
bien que mon allure soit modeste, je les laisse facilement derrière
moi. Je dis bonjour, mais on ne me répond pas. Je saurai bientôt
pourquoi.
Un cycliste me
dépasse. Je devrais plutôt écrire qu'il m'enrhume, tant il grimpe
vite ! Ce n'est sans doute pas un champion, loin de là, mais je
mesure d'emblée l'écart qui me sépare d'un bon cyclo, d'un
authentique sportif qui peut se permettre de rouler pour « faire
un temps ».
Le paysage, ici,
est différent. C'est aride, rocailleux, les tonalités sont grises,
ocrées, tandis que sur l'asphalte sont peints des noms, des prénoms,
des mots d'encouragement. Sur le côté, un photographe attire mon
attention, m'invite à sourire. J'en suis encore capable, à cet
endroit-là. L'homme prend quelques clichés puis me donne sa carte,
qui file dans la poche du maillot.
Je verrai encore
quelques « mitrailleurs de mes efforts » sur la route qui
mène au sommet.
La pente devient
vraiment difficile. Neuf ou dix pour cent, par endroits. Je dépasse
encore plusieurs cyclistes, mais sans les saluer. Personne ne dit
rien. Chacun est dans son monde, dans son effort, dans son défi. Il
en est qui s'arrêtent, hagards, pour récupérer. Certains moulinent
sur leur VTT, en grimpant « à pas d'homme », tandis que
d'autres se hissent sur leurs pédales, les mains agrippées au
cintre de leur vélo de course. Ils zigzaguent, semblent sur le point
de s'arrêter, mais serrent les dents, avancent encore et encore.
Un autre cycliste
me dépasse qui progresse comme ça, « en danseuse » mais
à faible cadence de pédalage. Il a mis « tout à gauche »,
comme on dit chez les cyclos, mais c'est encore un grand braquet pour
rouler à moins de dix à l'heure. Je mouline beaucoup plus vite,
assis sur la selle, mais le souffle commence à me manquer et mon
cœur bat un peu trop vite. J'essaie de me détendre, je m'encourage
en me disant que le but est proche. Depuis de longues minutes, je
peux voir l'antenne blanche et rouge dressée au sommet et qui semble
à portée de main. À chaque virage, elle l'est sans doute un peu
plus, mais paraît toujours foutrement éloignée.
Le dernier
kilomètre est terrible. Le plus dur pour moi et, sans doute, pour
beaucoup d'autres. Il est dur parce qu'il est pentu, il est dur parce
qu'il est le plus exposé au vent, il est dur parce que l'effet de
l'altitude doit commencer à jouer et il est dur parce que
justement, il est le dernier, qu'il y en a déjà eu une vingtaine
avant lui et que la fatigue est là. Elle est d'autant plus présente
que, tout à mon effort, j'ai oublié de boire autant qu'il l'aurait
fallu.
L'ultime virage, je
le franchis néanmoins allègrement, parce que le sommet est là et
que plus rien ne peut m'arriver. Au terme de deux heures d'effort, il
me faut juste slalomer entre les piétons ; des gens qui sont
arrivés là en voiture et qui se promènent en n'entendant pas
arriver les vélos. Ils ne se rendent pas compte qu'on est fatigués,
qu'on doit garder l'équilibre, qu'on doit éviter de nous
« planter » avec les pieds coincés dans les cales, ce
qui serait bien ridicule au moment de réussir ce pour quoi on est
venus : arriver au sommet.
Je descends de ma
bécane, la couve d'un regard de gratitude. Elle m'a mené en haut
sans me jouer de tour pendable. C'est une amie, une complice.
J'attrape mon bidon, m'octroie quelques gorgées et grignote une
barre de céréales en admirant le paysage. Comme tout est petit !
Comme tout semble écrasé ! Je récupère mon petit appareil
photo et m'offre quelques images en souvenir. Un touriste sympa me
tire le portrait, en pied devant la borne marquant le sommet. Je
savoure ces quelques instants de bonheur avant de redescendre.
Des cyclistes
arrivent, de plus en plus nombreux en cette fin de matinée. Que
sera-ce cet après-midi ? J'en vois de tous les âges, de toutes
les tailles. Des hommes, des femmes, des enfants ; des jeunes,
des moins jeunes et d'autres que l'on peut appeler « des
anciens ». Beaucoup de vélos de route, ce qu'on appelle aussi
des « vélos de course » ; et puis des VTT. Il faut
de la patience pour emmener là-haut de tels engins, lourds et
handicapés par leurs suspensions lorsqu'il s'agit de rouler sur
l'asphalte.
Je vois aussi des
gens utiliser des vélos à assistance électrique. Tricheurs !
L'aspect qui domine
est la joie qui s'affiche sur les visages marqués par l'effort. Le
plaisir de la réussite. L'ivresse des hauteurs. Le géant de
Provence fascine, attire, provoque, suscite les envies et titille les
fiertés. Certains vont au bout d'eux-mêmes, réalisent « un
truc » presque impensable compte tenu de leur condition
physique, de leur âge, de leur manque d'expérience...
Comme je m'apprête
à enfourcher ma bécane pour entamer la descente, je vois arriver ce
couple en tandem que j'ai déjà, en moi-même, appelé « les
Basques » à cause de leurs maillots. Je les salue, les
complimente d'un pouce levé. Ils sont magnifiques. Leur sourire me
fait chaud au cœur.
En démarrant, je
me demande à nouveau si je n'aurais pas été bien inspiré
d'enfiler mon coupe-vent pour la longue descente. Tant pis ! Il
restera en boule dans mon sac à dos.
Si je retourne par
là, je tenterai à nouveau la montée du Ventoux. Par une autre
voie, plus difficile.
Je suis déjà
accro.
Excellent article !!! Félicitations ! On s'y croirait vraiment !
RépondreSupprimerUn jour, moi aussi, j'essaierai !
(Shanky, calmé depuis sa petite montée de la Planche...)