— Ben tu sais, moi, je bosse le
vingt-quatre jusqu'à dix-huit heures.
— Si tard ?
— Eh oui, mon vieux ! affirma ce
pote que je venais de gentiment questionner au sujet de ses projets
pour les fêtes de fin d'année. Dix-huit heures. Et encore ! Tu
peux facilement y ajouter une demi-heure !
Devant mon froncement de sourcils, le
gaillard m'explique :
— Le magasin reste ouvert jusqu'à
dix-huit heures. Le temps de servir les derniers clients et de fermer
la boutique, ça fait dix-huit heures trente au minimum. Le temps de
rentrer chez moi, ça fait dix-neuf heures. Déjà bien entamée, la
soirée, non ?
— Et vous pouvez pas fermer plus
tôt ?
— Pas moi qui décide ! C'est
les big boss, là, tout en haut très loin, qui sont déjà rentrés
peinards en famille à ce moment-là ou se sont envolés pour les
îles avec leur secrétaire particulière...
— Ben, mon pauv' vieux...
— Et c'est pas tout, ajoute
l'infortuné camarade. L'affiche indique en toutes lettres l'heure de
fermeture. Et c'est pas « le magasin fermera à dix-huit
heures » ; non, non, non ! C'est « votre
magasin vous accueillera jusqu'à dix-huit heures ». Nuance !
C'est pas de fermer, qu'il faut parler, mais de rester ouvert. C'est
positif.
— Ah, oui ! Les gens du
marketing...
— Pas seulement eux ! Les
clients s'y mettent ! Tu sais, avant, on pouvait mettre un
cerbère devant les portes et, à dix-sept heures quarante-cinq,
c'était trop tard pour entrer. Les gens ronchonnaient, mais ils
n'insistaient pas. Maintenant, c'est différent : pas question
d'empêcher quelqu'un de passer avant six heures du soir pétantes.
Sinon, c'est le scandale : publicité mensongère, affiche
trompeuse, et que je te flingue sur les réseaux sociaux, et que je
te poste une vidéo du mec qui essaie de barrer l'entrée à dix-sept
heures cinquante-cinq...
J'en reste silencieux quelques
instants, pendant que le copain reprend son souffle, mais pas
totalement surpris par l'évolution des mentalités.
— Tu sais, il en est qui viennent au
dernier moment et qui s'éternisent. On a beau leur dire de « se
diriger vers les caisses », on a beau commencer à fermer les
lumières, ils prennent tout leur temps. Puis ils s'amènent avec un
chariot plein à déborder en tirant des têtes de martyrs pour bien
indiquer qu'ils ont du boulot qui les retient très tard, eux. Et
qu'ils ont encore un tas de choses à faire avant de pouvoir enfin
s'amuser.
En entendant ces explications, des
souvenirs remontent à la surface. Je songe à mes parents, mes
grands-parents. Eux qui se sont battus pour la journée des huit
heures, pour la semaine de cinq jours et pour le petit mois de congés
payés ! Eux pour qui le dimanche, c'était sacré.
Moi aussi, j'ai connu les vrais
dimanches. Ceux où tout est fermé à l'exception des restaurants et
cafés, de la boulangerie et de quelques petits commerces accessibles
avant midi. Ceux où, sur les routes le matin, les voitures sont
rares et les cyclistes nombreux.
Comme toujours, quand il est question
de chercher les coupables, les réponses sont invariablement du genre
« c'est pas moi, c'est lui ».
Les boutiques ouvertes le dimanche,
c'est le client qui demande ça.
Les plats préparés bourrés
d'additifs, les pizzas à deux balles, les hamburgers à la
composition douteuse et les sodas hyper sucrés, c'est aussi le
client qui les demande.
Les émissions de télé à la con,
semble-t-il destinées à un public qui n'a pas été équipé d'un
véritable cerveau, c'est aussi les gens qui aiment ça.
Les objets connectés à l'espérance
de vie ultracourte, ça nous arrange aussi, parce qu'on aime bien
changer, avoir le dernier modèle à la mode.
Et les fringues fabriquées bien loin
par de petites mains, c'est nous qui les voulons aussi, quitte à
payer bien cher le sigle d'une grande marque.
Alors, oui, pour satisfaire notre
paresse et notre négligence, nous avons besoin de boutiques qui
ouvrent tard, même un soir de réveillon ; et pour nous
permettre de roupiller le samedi, nous exigeons qu'elles ne ferment
pas le dimanche.
Et les gens qui y travaillent, alors ?
Ben, c'est simple. Ils sont à notre service. On les paie pour ça.
On les paie, mais mal ; car
justement, ces secteurs (cafés, restaurants, grande distribution)
sont ceux où le travailleur est parmi les plus mal lotis au niveau
du salaire et, bien souvent, des conditions de travail.
Et si nous faisions preuve d'humanité ?
Si nous acceptions que l'autre ait droit, lui aussi, à ses moments
de détente les plus précieux le soir, le week-end, en famille ?
Et si nous faisions l'effort de
consommer moins, plus durable ? Si nous tentions de nous passer
d'une petite part de notre superflu ? Si nous prenions la ferme
résolution d'utiliser très régulièrement nos guibolles, de fermer
la télé, de sortir et parler aux gens ? Si nous apportions
chacun notre petite goutte d'eau, notre petite bouffée d'oxygène
qui doit aider à sauver la Planète ?
Je vais m'y mettre, moi aussi. Moi
d'abord, même, puisque les conseilleurs devraient de préférence
être les payeurs. Et sur ces bonnes résolutions, je vous souhaite
une année 2020 remplie de petits bonheurs tout simples.
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