À présent que dans chacune des
régions les gouvernements se forment et qu’au niveau fédéral les
libéraux sont en passe de réaliser leur vieux fantasme consistant à
diriger le pays en renvoyant les socialistes dans l’opposition, on
pourrait croire que la crise politique belge est à peu près
terminée, mais ce serait aller vite en besogne.
La crise n’est pas terminée. Elle
marque tout simplement une pause et reprend son souffle avant de
produire son effort en vue d’un retour tonitruant.
La dernière réforme de l’État
ayant accordé aux régions des compétences accrues, le « centre
de gravité » décisionnel (comme on l’entend souvent dire)
s’est déplacé du fédéral vers les entités fédérées. Certes,
les compétences budgétaires du gouvernement central restent
importantes, mais la gestion des moyens financiers dégagés est de
plus en plus confiée aux organes de pouvoir décentralisés.
Exclus du jeu en Wallonie et à
Bruxelles, où la domination socialiste reste importante, les
libéraux du MR avaient soif de revanche et, quitte à verser dans
les pires compromissions, les voici prêts à s’associer au niveau
national à leurs confrères flamands de l’OpenVLD (ce qui est
logique) ainsi qu’au CD&V (ce qui n’a rien d’anormal non
plus) et à la NVA (ce qui ne serait guère surprenant si Charles
Michel, président du MR, n’avait pas annoncé avant les élections
son refus de gouverner avec ladite NVA) ; tout cela dans un
gouvernement non seulement de droite, mais aussi très « flamingant »
puisque dans cette majorité, le sud du pays sera sous-représenté à
un point tel qu’on n’hésite pas à la qualifier de « kamikaze ».
Si les libéraux agissent de la sorte,
c’est parce qu’ils espéraient – à l’issue d’un scrutin
qui s’annonçait favorable pour eux – pouvoir gouverner à
Bruxelles et en Wallonie, ce qui ne sera pas le cas. En conséquence,
et sous peine de déclencher une crise du pouvoir au sein du parti,
il fallait faire quelque chose, quitte à renier sa parole. De toute
façon, en politique, promettre ne veut pas dire tenir et un moment
de honte est encore vite passé.
Il faut rappeler aussi qu’au fédéral,
comme je l’avais évoqué dans ce précédent billet, la mise en
place d’une majorité comme celle qui s’annonce paraissait
problématique, d’une part en raison de son déséquilibre et
d’autre part à cause du refus du CD&V et de la NVA d’ouvrir
les négociations, pour le gouvernement flamand, à un OpenVLD
exigeant d’être présent aux deux niveaux de pouvoir (régional et
fédéral).
Nommé informateur, Charles Michel a
débloqué la situation en convainquant ses interlocuteurs flamands
d’associer leur famille libérale aux tractations. Il nous a
ensuite expliqué qu’il était temps de mettre en place un
gouvernement qui prenne ses responsabilités (au MR, on adore
déclarer prendre ses responsabilités) en appliquant le programme
socioéconomique indispensable à la sortie du pays de la crise,
quitte à se passer d’une majorité côté francophone.
Toute honte bue, les libéraux du MR en
sont donc arrivés là ; et de grands mots ont déjà été
prononcés avec le plus grand sérieux, non sans dissimuler avec
peine un petit sourire de triomphe : rigueur, réformes,
compétitivité, programme socioéconomique.
Moi, quand j’entends des types de
droite utiliser le mot « social » (et les préfixes qui
en dérivent) dans des phrases qui laissent presque entendre qu’ils
seraient à la fois les inventeurs et les défenseurs de la sécu, je
m’estime en droit de m’interroger sur l’innocuité de leurs
intentions !
Les mots ayant donc été prononcés
avant même que le programme ne soit divulgué aux citoyens mangeurs
de frites, voici un avant-goût de ce qui nous attend probablement
dans les prochains mois – je n’oserais écrire « dans les
prochaines années », car je doute fort que cette coalition
« kamikaze » parvienne à souffler, à l’été 2015, la
bougie de son premier anniversaire ! Kris Peters (CD&V),
futur premier ministre, doit certainement redouter cette issue fatale
puisque, pour tenter peut-être de conjurer le mauvais sort qui
semble promis à son équipe, on l’a entendu dire qu’il ne
renonçait pas à tenter d’embrigader in extremis les chrétiens
démocrates humanistes francophones (CDH) dans sa galère qui tire
exagérément sur tribord. Que Joëlle Milquet – qui s’est
d’ailleurs empressée de trouver un emploi sécurisant au
gouvernement de la fédération Wallonie-Bruxelles – et les siens
aient envie de faire partie de la chiourme, rien n’est cependant
moins sûr !
Voici donc l’avant-goût du présumé
« programme socioéconomique ».
Rigueur.
Oui, dans le clan libéral, on dit
« rigueur » et « rigueur budgétaire ». On ne
dit pas « austérité » parce que c’est mal perçu par
la population et qu’on a déjà vu, ailleurs en Europe dans les
pays en crise, que ça ne sert strictement à rien d’autre qu’à
aggraver la situation.
« Rigueur », ça voudra
donc dire « faire des économies ».
La première idée qui sera
probablement appliquée bien qu’elle soit impopulaire ailleurs
qu’au sein du patronat, c’est le « saut d’index ».
Voilà une vieille mesure typiquement
libérale tellement simple à mettre en place quand les socialistes
ne sont pas là qu’on se demande pourquoi on a gouverné pendant
tant d’années sans y recourir ! Eh bien ! C’est
justement parce que les socialistes étaient là !
Pour ceux qui ignorent ce que cela
représente, rappelons qu’en Belgique les salaires sont liés à
l’indice des prix à la consommation. Cela signifie que lorsque le
prix moyen du « panier de la ménagère » (un ensemble de
produits et services jugés indispensables) augmente, les salaires
bénéficient à leur tour d’une hausse selon des modalités
définies par des conventions collectives propres à chaque secteur
d’activité.
Préparons-nous à un ou deux « sauts
d’index », comme à la grande époque du gouvernement
« Martens-Gol » (une majorité réunissant libéraux et
sociaux-chrétiens au temps où la NVA n’existait pas et où le
CD&V – qui s’appelait alors CVP – était le parti le plus
puissant du pays), une majorité qui, après avoir sévi pendant les
années 80, s’était effacée au profit de socialistes ayant mené
leur campagne électorale sous le slogan « le retour du cœur »
(tout un poème). À l’époque, le libéral Louis Michel (père de
Charles, l’actuel président du MR) avait déclaré, amer, au soir
de sa défaite, qu’on rappellerait les libéraux au pouvoir quand
les caisses seraient vides.
Voici donc le retour des libéraux, de
leur rigueur et de leur talent à remplir les caisses. Mais pas tant
celles de l’État que celles du secteur privé. Et s’ils
déclarent aujourd’hui qu’il n’est pas question de toucher au
système de liaison des salaires à l’index, comme le demande le
patronat, n’oublions pas que l’expression « pas question
de » utilisée par le MR doit être accueillie avec
scepticisme, puisqu’il n’était « pas question de »
gouverner avec la NVA, par exemple.
Gageons que d’autres mesures seront
prises visant à réduire les frais : contrôle accru des
chômeurs, diminution des dépenses de la sécu, répression de la
fraude fiscale.
En ce qui concerne cette dernière, je
présume que nous aurons droit à une énième campagne d’amnistie
fiscale qui permettra aux fraudeurs de longue durée ayant planqué
leurs avoirs à l’étranger pour les soustraire à l’impôt de
les rapatrier au pays dans des conditions idéales, sans payer
d’amende et sans passer par la case « prison ». Comme
nous l’expliquera Didier Reynders (MR), ce seront des moyens
financiers supplémentaires qui rentreront chez nous et qui vaudront
bien qu’on prenne la peine de fermer (une fois de plus) les yeux
sur une nouvelle fournée de repentis retardataires (aux abois depuis
que la Suisse n’est plus ce qu’elle était).
[Mode second degré ON]
Pour les chômeurs, il est grand temps
de sévir. En effet, la Belgique présente cette tare presque
mondialement unique de verser des allocations de chômage, pendant
des années et presque sans contrôle, à des milliers de paresseux
et de sous-diplômés qui profitent du système, surtout du côté
wallon, au grand dam de Bart De Wever et de sa NVA. Cela doit cesser
car, comme on le constate, dans les pays européens où il n’y a
pas ou peu d’allocations de chômage et où, quand il y en a, elles
sont très limitées dans le temps, cela va beaucoup mieux que chez
nous. Il y a moins de chômeurs, de pauvreté et d’insécurité.
[Mode second degré OFF]
On en arrive donc au deuxième grand
fantasme libéral : les réformes. Les lettres MR
n’abrègent-elles pas « mouvement réformateur » ?
Réformes.
La majorité « kamikaze »
va vraisemblablement vouloir réformer, outre certaines règles de
droit aux allocations de chômage (et bien qu’au MR, on nous
certifie qu’il n’est « pas question de » les limiter
dans le temps), le système des pensions et prépensions.
Travailler plus pour gagner moins.
Allonger les carrières
professionnelles permettra de réduire la durée des pensions, ce qui
est logique puisque nous vivons de plus en plus vieux. Enfin, il
paraît.
Mais il me semble qu’en nous faisant
bosser plus longtemps, nous vieillirons et mourrons prématurément,
surtout compte tenu des crasses qu’on nous fait avaler et que nous
respirons ! (Et la gauche écologiste ayant été éjectée de
tous les niveaux de pouvoir, ça ne va pas s’arranger.)
[Mode second degré ON]
Les chômeurs, il faudra aussi les
mettre au travail au lieu de les payer à ne rien faire. Du boulot,
il y en a. Il faut juste que le chômeur accepte de suivre une
formation ou d’aller bosser loin de son domicile dans un patelin
dont il ne parle pas la langue. Ce n’est quand même pas
compliqué !
Pour cela, il faut évidemment des
incitants dans le genre « coup de pied au cul » ou
« c’est ça ou rien » ; tout refus d’un emploi
« convenable » équivalant à une menace d’exclusion du
droit aux allocations de chômage. Heureusement que la droite accède
enfin au pouvoir pour mettre en place ces mesures de salubrité
publique ! Et on peut compter sur le patronat, toujours empressé
à rendre service, pour aider les libéraux à définir avec
certitude ce qu’est un emploi « convenable ».
[Mode second degré OFF]
Un autre truc à réformer, c’est le
système d’accueil des étrangers et des réfugiés politiques dans
notre pays. On ne sait pas encore très bien comment on va faire,
donc on évite d’évoquer clairement ce sujet délicat aux relents
légèrement xénophobes, mais il faudra prendre des mesures. Il en
va de notre sécurité.
Il faut d’ailleurs réformer la
justice. Les malfrats au gnouf et pour longtemps ; et s’ils ne
sont pas « de chez nous », autant les renvoyer « chez
eux ». [J’aurais peut-être dû activer le mode second
degré pour la phrase qui précède.]
Indispensable également : une
réforme fiscale. Baisse des impôts directs, donc baisse des charges
patronales. Dire aux travailleurs qu’ils vont toucher un salaire
net un peu plus élevé, c’est les appâter. Ne pas leur dire que
le manque à gagner qui s’ensuivra pour l’État devra être
compensé par d’autres recettes indirectes ou par une baisse des
dépenses, notamment en matière de sécurité sociale, c’est leur
cacher une vérité moins reluisante.
L’emploi et la compétitivité des
entreprises.
Voilà encore un refrain libéral :
nos entreprises ne sont pas compétitives. Le travailleur coûte trop
cher. Il faut réduire les charges patronales (donc les salaires).
Voilà toute l’utilité des « sauts d’index » et de
la « réforme fiscale » évoqués précédemment.
D’un autre côté, trop de jeunes
sont au chômage et ne trouvent pas d’emploi parce qu’ils
manquent d’expérience, alors que les travailleurs âgés qui, eux,
ont l’expérience, coûtent trop cher et manquent de productivité.
Il faut donc réaménager les « fins de carrière » et
prendre des mesures pour l’accompagnement des jeunes vers leur
premier emploi.
Par exemple, on diminue le temps de
travail (et la paie) des quinquagénaires et on engage des jeunes en
compensation (au salaire minimal avec allègement des charges
patronales pour encourager l’entreprise à adopter le système), ce
qui permettra de les former pendant un an avant de les rendre au
chômage où, bien sûr, ils ne resteront pas longtemps puisqu’ils
auront acquis de l’expérience.
[Mode second degré ON]
À condition bien sûr que les patrons
engagent « pour de bon » au lieu de continuer à utiliser
des petits vieux en fin de carrière (prolongée) et des jeunes
diplômés en quête d’un premier emploi. Mais pourquoi en douter ?
Tout le monde sait bien – et le passé l’a maintes fois démontré
– que chaque mesure prise en vue de réduire les charges patronales
a pour effet immédiat et enthousiasmant la création de dizaines de
milliers d’emplois !
[Mode second degré OFF]
Et après ?
C’est la question qu’on se pose,
évidemment ! Et on se la pose d’autant plus volontiers que le
mot « après » risque d’être synonyme de « bientôt »,
tant ce gouvernement « kamikaze » paraît mal né et
promis à une fin prématurée. Alors, combien de temps cela va-t-il
durer ? À quand le prochain volet de la crise politique belge ?
Certains n’hésitent pas à dire que
les libéraux francophones sont en position de force, puisque leur
retrait de la coalition signerait sa perte ; mais cette vision
des choses me semble exagérée puisqu’il en va de même pour
chacun des partenaires de la nouvelle majorité.
Je crains plutôt que notre équipe de
kamikazes ne soit là que le temps de donner au navire belge le coup
de barre à droite qui satisferait les demandes les plus basiques du
patronat, pour ensuite se retirer avec fracas, chacun des partenaires
se déclarant irresponsable du fiasco. À la NVA, on dira qu’avec
ces fichus francophones, ce n’est vraiment pas possible et que la
Belgique est devenue ingouvernable.
Je demanderais bien l’asile politique
quelque part, mais où ?
En Théorie, peut-être ?
Parce que tout le monde sait qu’en
Théorie, tout va bien.
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