vendredi 29 avril 2016

Et là ? Gai ?

Disposer d'un accès autoroutier à une paire de kilomètres de chez soi présente quelques avantages incontestables quand on dispose d'un engin motorisé autorisé à y circuler et qu'on n'est pas réfractaire à l'usage des voies rapides.

D'un autre côté, il faut bien admettre qu'une infrastructure comme celle-là est généralement exempte de tout romantisme et que, contrepartie de ses aspects pratiques, le flot de véhicules qui le parcourt à toute heure du jour et de la nuit peut s'avérer parfois dérangeant.

Autrefois, c'est-à-dire une bonne vingtaine de mois avant que j'écrive ces lignes, l'endroit était agrémenté d'une végétation aussi abondante qu'indisciplinée et qui se parait de couleurs chatoyantes à certaines époques de l'année. Surprenante était la variété d'espèces d'arbustes y proliférant malgré l'agitation, le bruit et les gaz d'échappement !

Tous ces troncs, ces branches, ces feuilles ; tous ces buissons, ces broussailles, ces herbes ; en sus de dissimuler au regard la majeure partie des bandes d'asphalte gris et des barrières métalliques au blanc sale marqué de taches de rouille, abritaient une faune variée dont il n'était pas rare de croiser quelque représentant – vif parfois, mort souvent – au hasard d'une boucle parcourue sur l'échangeur aux virages en feuille de trèfle. Faisans, pigeons ramiers, renards, hérissons, lapins et menus oiseaux peuplaient l'endroit, traversant soudain les bandes de circulation au péril de leur vie ou s'envolant in extremis devant quelque dangereux tas de ferraille motorisé. Les plus malchanceux faisaient le régal des noirs corvidés, ces opportunistes des zones urbaines, ces opiniâtres charognards nettoyeurs d'asphalte, ces infatigables trieurs de détritus abandonnés sur les bas-côtés ou dispersés à grands coups de pneus.

C'était autrefois, quand les autorités se contentaient, de temps à autre, d'envoyer les équipes d'entretien élaguer les branches les plus envahissantes ou ramasser ce qui, finalement, n'avait pas réussi à intéresser la plus vorace des corneilles du coin.

Aujourd'hui, saisissant contraste, tout a disparu : herbes, broussailles, branches, troncs ; feuillages et animaux tant morts que vifs. On a élagué par le vide. Tout est coupé. Rasé. Tondu. Déchiqueté. Broyé. Pulvérisé.

Adieu renards, lapins, faisans, pigeons ramiers, hérissons et petits oiseaux ; envolés vers d'autres champs de bataille les noirs corvidés ! Il ne reste rien. Rien que de l'asphalte gris et sale, des barrières rouillées et des véhicules motorisés. Rien que le bruit des moteurs, le chuintement des pneus, le crissement des freins et les coups de klaxon des crétins agressifs.

Sur l'autoroute, c'est pareil. De deux bandes de circulation dans chaque sens, on est passé à trois. Exit la zone verte, avec ses buissons et arbustes, qui dissimulait les véhicules circulant d'un côté à ceux circulant de l'autre. Plus de teintes chatoyantes à l'automne, plus de soleil couchant jouant à cache-cache entre les branches et les feuilles jaunies. Rien qu'un muret de béton, gris et sale.

L'accès autoroutier à moins de deux kilomètres de chez moi, l'échangeur avec ses virages en feuilles de trèfle, ce n'était pas joli, autrefois, et ça ne sentait pas bon.

Mais aujourd'hui c'est laid, c'est sale et ça pue.

mercredi 13 avril 2016

Les pénibles

Il y a des gens qui, professionnellement parlant, sont pénibles. Ils ne travaillent pourtant pas moins ou moins bien que d'autres, ils ne sont ni bêtes ni méchants, ils ne vous veulent généralement aucun mal ; mais, quoi qu'ils fassent dans le cadre de leur boulot, ils sont souvent pénibles. Dans le privé, ils sont peut-être charmants – je n'en sais rien étant donné que je ne les fréquente pas de ce côté-là (c'est en tout cas déjà suffisamment pénible au bureau pour que je m'abstienne de tenter l'expérience ailleurs, dans d'autres circonstances).

Dans l'entreprise qui m'emploie, parmi les gens qui me supportent et que je supporte tant bien que mal, il en est que je qualifie comme ça : pénibles.

Des exemples ?


L'indispensable :

L'indispensable, c'est quelqu'un de pénible. Dans une entreprise bien gérée, tout le monde doit être utile, personne ne doit être indispensable. Dans le cas contraire, on gaspille du pognon ou on met tous ses œufs dans le même panier, ce qui est rarement positif à long terme.

Bien entendu, des indispensables, il en est de toutes sortes.
La forme la plus respectable d'individu indispensable, c'est souvent le patron d'une petite entreprise. Le genre de personne « qui s'est faite toute seule » parce qu'elle a commencé toute seule, parce qu'elle a bien mené sa barque, parce que son business a grossi et qu'elle n'a pas pu se résoudre à déléguer certaines tâches. La force de l'habitude : le boss met la main à la pâte, c'est respectable, il en est presque à montrer l'exemple ; mais il s'asphyxie, il asphyxie ses quelques subalternes et il va finir pas asphyxier sa propre entreprise. C'est pénible, mais c'est pardonnable.

Celui qui l'est moins, c'est celui qui se débrouille pour se rendre indispensable. Lui, il est franchement pénible. Il garde sournoisement secrets certains rouages, ne confie de clés à personne, n'explique que du bout des lèvres ce qu'il devrait exposer de long en large ; le tout de manière à enquiquiner le plus grand nombre de personnes possible lorsqu'il est absent. Sans lui, rien ne marche convenablement. Il faut qu'on lui téléphone même quand il est en congé et, évidemment, il répond aux appels. Et il lit ses courriels. Il intervient même quand on ne lui demande rien.
Il prend d'ailleurs bien soin, avant son départ, d'avertir pour combien de temps il sera absent ; tout en précisant qu'on peut néanmoins le joindre en cas d'urgence et qu'il ouvrira quand même de temps en temps sa messagerie. En réalité, il ne la referme jamais. Il lit tous ses messages, lit ceux qu'il a reçus en copie et ne se prive pas d'intervenir même quand ce n'est pas lui que l'on questionne directement.

On trouve principalement ce genre de personne pénible parmi les cadres d'entreprise, mais il existe quelques salariés subalternes suffisamment sournois pour mettre au point quelques basses stratégies destinées à faire regretter leur absence : être le seul à pouvoir dépanner le photocopieur, entretenir des classements obscurs qui empêchent les autres de trouver des documents sur lesquels, eux, ils mettent la main en un rien de temps, etc. C'est mesquin et c'est pénible.
Ces gens qui s'efforcent de se rendre indispensables ont bien souvent un art très consommé de faire sentir aux autres à quel point ils sont incompétents, puisqu'ils ne peuvent se débrouiller sans eux. C'est ce qui les rend pénibles parmi les pénibles : ils sont arrivistes, hypocrites, manche-à-balle avec leurs supérieurs et sournoisement délateurs à leurs heures. C'est parmi eux que se recrute également une grosse partie des harceleurs moraux.

Un autre genre d'indispensable particulièrement pénible, c'est celui qui voudrait bien être indispensable ou qui s'imagine être indispensable, alors qu'on se débrouille parfaitement sans lui. Son absence est même salutaire, dans la plupart des cas.
Ce genre de personne, dès qu'on lui confie un dossier, dès qu'elle a une recherche à faire, se mue en enquiquineuse de première. C'est un truc super important qui va lui permettre d'essayer de se rendre intéressante auprès de la hiérarchie (et d'espérer obtenir de l'avancement) ; mais comme elle est incapable de le gérer, elle va s'en aller pêcher de petites informations près de l'un ou l'autre, formulant les questions différemment en fonction des circonstances, et tenter de constituer son dossier petit à petit en distribuant de menus mercis aux collègues qui la renseignent, avec le secret espoir d'en obtenir un grand auprès de ses supérieurs.
Ce genre de travailleur qui se croit ou se veut indispensable ne génère auprès de ses collègues que des soupirs de lassitude, des regards levés au ciel et des ricanements sous cape. À sa pénibilité, il ajoute le ridicule.


Le pressé :

Il y a des gens comme ça : ils ont besoin de quelque chose, alors c'est tout de suite qu'il le leur faut. Ils ont en général très peu d'égard pour autrui, n'imaginent même pas que l'on puisse refuser, toutes affaires cessantes, de s'occuper de ce qu'ils demandent, alors qu'on devrait être immédiatement disponible et à leur service.
Voici un exemple typique du comportement du « pressé » :

« Drrrriiiiinng »

— Allo, ici Truc !
— Truc ? J'avais pourtant fait le numéro de Machin ! Il est pas là, Machin ?
— Non, il est en congé toute la semaine.
— Pffffff !

Le pressé veut quelque chose tout de suite ; et pour cela il s'adresse à Machin. Machin n'est pas là, il est en vacances. Au lieu de dire « Oh ! Il en a de la chance ! », le pressé dit « Pffffff ! », comme si Machin n'avait pas le droit de prendre des congés.

Le pressé est pénible parce qu'il est égoïste : son problème avant tout. Voilà. Les autres considérations, ça ne pèse rien. Il fait son propre planning, demande les choses dans l'ordre qui lui semble adéquat, mais comme à l'égoïsme il ajoute souvent l'ignorance, il n'a pas tenu compte d'éléments importants comme les délais de fabrication qui peuvent être plus longs à certaines époques de l'année.

— Il me faut ça pour lundi prochain !
— Tu rêves ! C'est pas de stock.
— C'est pas vrai !
— Hélas ! Si. Délai de production de quatre à six semaines.
— Et merde ! Comme j'vais faire, moi ?
— Ça... C'est pourtant pas d'aujourd'hui que tu sais que tu auras besoin de ces trucs-là !

Le pressé est pénible.


Le minimondiste :

Masculin ou féminin, le minimondiste est un individu qui, dans toute réunion ou discussion, réduit toute problématique aux frontières de son petit monde à lui : il a un souci, ça le tracasse et, dans chaque débat, il parvient toujours à remettre sur la table une question qui n'a d'importance que pour lui. Par corollaire, les autres sujets, dès qu'ils s'éloignent un peu de son petit domaine, ça ne le concerne pas. Ça ne peut pas le concerner. C'est sans importance. Comme le pressé, le minimondiste entretient une certaine forme d'égoïsme, mais il est plus discret. Au lieu de jeter les bras au ciel et de rameuter la populace quand les choses ne se passent pas comme il le souhaite, il préfère bouder dans son coin jusqu'à ce que se présente une occasion de reparler de son imprimante qui ne fonctionne plus très bien.


L'imprévisible :

L'imprévisible est difficile à gérer. Avec lui, on ne sait jamais. Déjà, on n'est jamais certain de le voir arriver au boulot. En congé le lundi, il téléphone le mardi pour indiquer qu'il sera absent un jour de plus.
L'imprévisible est pénible parce qu'il est désorganisé. Difficile de planifier une réunion à laquelle il doit participer, car il sera en retard ou absent. En congé inopiné, il négligera d'annuler les rendez-vous de la journée, mettant ses collègues dans l'embarras lorsque se présentera le visiteur respectueux de son agenda.
L'imprévisible, même présent, parvient encore à être absent. Il était là, puis il n'est plus là. Non, il n'est pas aux toilettes ; non, il n'est pas dans le bureau d'à côté ; non, il n'a pas dit où il se rendait...
Rien à faire : avec lui, on ne sait jamais. Inutile de préciser qu'on ne peut pas compter sur lui, sauf pour négliger ce qu'il fallait garder à l'œil.
L'imprévisible est généralement un champion de la désorganisation : aucun sens du classement, très peu de logique dans la manière d'aborder le travail, productivité insuffisante et irrégulière...
Simplement, il n'est pas méchant. Il serait même plutôt sympa, tout compte fait, et c'est pour ça que, bien qu'il soit pénible, on ne lui souhaite pas de mal.


Le pas moi :

Le « pas moi », c'est un pénible. Il prend peu de responsabilités, surtout en cas d'erreur : ce n'est pas lui, tout simplement. Il n'était pas là ce jour-là. Ce n'était pas son dossier. Il a juste fait ça pour dépanner, mais il l'avait bien dit, que ce n'était pas de sa compétence ; etc.
Le « pas moi » préfère ne s'occuper de rien qui puisse le stresser ou l'astreindre à l'effort, surtout s'il s'agit d'un effort intellectuel. Il préfère refiler la patate chaude à quelqu'un d'autre, dès que ça se complique : « Ce n'est pas pour moi, tu sais. C'est le patron, qui prend ces décisions-là. »
Le « pas moi » ne ferait même pas une bonne souris de laboratoire. Il vit trop longtemps.


Le gueulard :

Lui, il faut toujours qu'il gueule. Il est incapable de garder son calme dès qu'il est contrarié. Et, évidemment, en s'énervant comme il le fait fréquemment, il dit trop de choses, parmi lesquelles pas mal de conneries dont il peine à se souvenir mais que les autres mémorisent sans problème pour les resservir à l'occasion d'une séance-défouloir pendant qu'il est absent. Pendant qu'il est là, il vaut mieux s'en abstenir : le gueulard n'a aucun humour. Sauf quand il a trop bu lors de la réception de fin d'année. Là, il pense avoir de l'humour, mais il est juste pénible. L'avantage, c'est qu'il croit que les autres rigolent de ses feintes, alors qu'ils rigolent de lui.


Le malade :

Quelqu'un qui est malade, ce n'est généralement pas de sa faute, même si parfois ça peut l'être. Ce qui rend le malade pénible, c'est son tempérament de malade, sa conversation de malade, ses problèmes de malade et ses congés de maladie.
Quand c'est vous qui parlez de vos maux, le malade vous écoute trente secondes, puis embraie sur les siens. Ce qui l'intéresse, c'est de vous bassiner avec ses douleurs, pas de compatir aux vôtres. Quand il prend de vos nouvelles pendant deux minutes, c'est pour mieux vous assommer ensuite pendant une heure avec les siennes.
Le malade, c'est ça qui le rend pénible : sa conversation de malade. Finalement, quand il est en congé de maladie, on est bien plus tranquilles.