Blonde à lier !





Entamer sa première journée de travail dans une entreprise en emboutissant la voiture de son nouveau patron et en traitant celui-ci de chauffard n'est assurément pas la meilleure des entrées en matière !
En prenant ses fonctions de traductrice chez Darville Printing, Marielle Saintjean est loin d'imaginer que ses déboires ne se limiteront pas à cet unique incident !
Le boss est un obsédé sexuel, sa femme une insupportable pimbêche et la DRH une vieille pie !
Quant aux collègues, ils ne sont pas en reste : la maladresse de François est redoutable, Cheryl cultive le sens du mystère et Axel présente le profil du parfait dragueur !


Du rythme, de l'humour et du suspense dans une histoire divertissante, aux personnages déjantés.
Et, non, on ne s'y moque pas des blondes !







Extrait 



LUNDI



— Alors ? On oublie de freiner ?
J'avale ma salive et prends une bonne inspiration tandis que mes phalanges blanchissent sur le volant. « Reste calme, Marielle ! » me dis je, mais pour le rester, encore faudrait-il l'être au départ ! Or, ça fait déjà près d'une heure que je peste dans les embouteillages contre ma fichue habitude de partir à la bourre et que je maugrée contre les colonies d'empotés qui monopolisent chacune des chaussées que je dois emprunter. L'énervement ayant rarement fait bon ménage avec la maîtrise d'un véhicule automobile, ce qui doit arriver finit toujours bien par arriver : boum !
En voyant ce mec descendre lentement de sa berline germaine et s'avancer vers moi à la manière de Bébel en plein numéro de cabotinage pour me lancer son « Alors ? On oublie de freiner ? », je termine de me foutre complètement en pétard.
— J'ai pas oublié de freiner ! grincé je au-dessus de ma vitre à demi baissée.
Et d'un seul coup, j'ouvre la portière et sors de ma vieille Renault. Le type fait un bond en arrière pour éviter que la tôle crasseuse ne lui souille le pantalon.
— Ah non ? grogne t il.
— Non, j'ai pas oublié. J'ai juste freiné un peu tard. Mais vous, par contre, vous avez freiné un peu fort.
Je sais déjà ce qu'il va répondre, cet abruti. Et ça ne manque pas !
— Quand on suit une bagnole, on doit s'attendre à la voir s'arrêter. Si vous avez obtenu votre permis en passant l'examen, vous devriez le savoir.
« Je sais que je suis dans mon tort, Glandu ! », ai je envie de lui envoyer ; mais je me mords la lèvre.
— Ah ouais ? fais je d'un ton vachard.
Mais ma tentative d'intimidation reste sans effet. Il hausse les épaules et ricane :
— Ma voiture n'a rien, de toute façon ; alors ce n'est pas la peine de faire un constat. Vous y perdriez des plumes, ma petite.
« La petite, elle t'emmerde », pensé-je illico.
— La vôtre, par contre… ironise t il.
Le choc n'a pas été violent, mais le pare-chocs de ma tire pend lamentablement d'un côté, bien dégommé par le crochet d'attelage équipant celle de l'autre. Pourquoi a t il fait monter un tel accessoire sur sa bagnole, ce péteux ? Je l'imagine bien jouant au golf et pérorant dans les clubs huppés, tout en pratiquant régulièrement le camping avec une caravane de sept mètres de long rien que pour narguer le prolétariat !
J'essaie de remettre le foutu morceau de plastique en place, mais les attaches qui se planquent derrière font preuve de tant de mauvaise volonté que je me rends vite compte que je m'escrime en vain.
— C'est la qualité française, ça, ma p'tite dame ! se gausse t il à nouveau. Allez, ciao !
Et, fier sans doute d'avoir prononcé un mot en italien, il me plante là, s'engouffre dans sa caisse et démarre dans un crissement de gommes sous les yeux d'une poignée de badauds. Plusieurs coups de klaxon me rappellent soudain l'impatience grandissante des chauffeurs immobilisés derrière moi sur plus de deux cents mètres. Je les imagine balançant des imprécations à l'intention des blondes, mais comme j'aime mieux m'éviter la peine de les entendre quand ils baisseront leur vitre pour m'injurier plus efficacement, je rembarque en vitesse, non sans grogner une bassesse de mon cru :
— Ouais ! Ça va, les machos du volant !
La mort dans l'âme et en exhalant mon dix-septième soupir de la matinée, je me remets en route, encore un peu plus en retard. La journée commence fort.

Après avoir cherché pendant cinq bonnes minutes une place de stationnement, j'arrive à pied et en sueur devant le gros immeuble où j'espère qu'on n'a pas renoncé à m'attendre. À cet instant, deux emplacements se libèrent à quelques pas de l'entrée, mais comme j'ai le souffle trop court pour le gaspiller dans quelques jurons bien sentis, je m'engage dans l'allée et pousse la porte vitrée marquée du sigle de la société Darville Printing.
La brune installée derrière le comptoir de la réception restant obstinément plongée dans ses papiers, je me racle la gorge, piétine bruyamment et finis par tambouriner des ongles sur la tablette où trône un écriteau « accueil » criant de réalisme.
Avant que je ne la croie sourdingue, la préposée se décide enfin à lever vers moi deux yeux curieux, suivis de près par un menton interrogateur.
« Bon. Elle est pas aveugle, c'est déjà ça », me dis je en lui tendant ma convocation.
— J'ai rendez-vous avec madame Demarche.
Sans donner l'impression de m'avoir écoutée, elle lit rapidement les quelques phrases dactylographiées et hoche la tête en silence avant de me restituer le feuillet. « Elle est peut-être sourde et muette », ne puis je m'empêcher de songer au moment où elle regarde sa montre en faisant la grimace comme pour bien me rappeler combien je suis en retard.
— Deuxième étage, le couloir à gauche, puis au bout à droite. C'est la troisième porte à droite, soupire t elle enfin en me désignant l'ascenseur, au fond.
Elle retourne à ses papiers, une manière comme une autre de me faire comprendre qu'elle a du boulot, mais le téléphone se met à sonner. Pendant que je m'éloigne, j'entends l'hôtesse annoncer d'une voix chantante :
— Darville Printing, bonjour ! 
L'ascenseur stoppe au second et je débouche dans un petit hall. « Le couloir à gauche ? Quel couloir ? » Imaginant qu'il se planque derrière la porte coupe-feu, je fais trois pas et tends le bras, mais un des battants s'ouvre à la volée, me laissant juste le temps de m'immobiliser pour éviter la collision. Une main se plaque sur mon sein gauche, puis se retire comme si elle venait d'être piquée par un scorpion. Je vois alors un tas de fardes et de papiers s'éparpiller sur le carrelage.
— Oups ! Excusez-moi ! Désolé, je…
Le type, tout rouge autour de ses lunettes, se baisse pour ramasser ce qu'il a laissé choir.
— Je cherche le bureau de madame Demarche, dis je après mon dix-huitième soupir de la matinée.
Il lève sur moi des yeux bleu pâle embrouillés de quelques mèches blondes.
— Heu… C'est au fond. Par là ! Non, par là.
Il gesticule pour m'indiquer plusieurs directions, derrière lui, en laissant retomber la moitié de ce qu'il vient de rassembler.
— C'est à l'envers pour moi, je m'emberlificote, bafouille t il. C'est la deuxième porte. Non ! La troisième, parce que la deuxième c'est le bureau et la première, les toilettes.
Il rit jaune en ramassant maladroitement son fourbi.
— Merci ! jeté je simplement en m'esquivant avant que ne survienne la catastrophe suivante.
Malgré mon stress et les limites de mon sens de l'orientation, j'arrive à bon port dans un délai raisonnable et actionne le poussoir flanquant la porte de l'antre de la DRH.
— Madame Demarche n'est pas là, lance une voix derrière moi alors que je sonne pour la seconde fois.
Je pivote et trouve devant moi une femme de taille moyenne, aux cheveux mi-longs sombres et lisses, au teint mat et aux yeux en amande. Je reconnais instantanément l'Eurasienne que j'avais déjà rencontrée lors des épreuves de sélection et de mon entretien d'embauche.
— Rectification, précise t elle. Madame Demarche n'est plus là.
— J'ai rendez-vous… Heu ! J'avais rendez-vous.
— Oui, vous êtes en retard, mademoiselle Saintjean.
— Je suis désolée, bafouillé-je. J'ai eu un accrochage avec la voiture, et…
— Vous êtes ici, c'est l'essentiel. Dorénavant, faites en sorte d'être présente à l'heure.
— S'il n'y avait pas autant de chauffards sur les routes, ça n'arriverait pas, et…
Je m'interromps, car un homme vient d'apparaître dans mon champ de vision. Il s'est débarrassé de sa veste, mais pas de son air prétentieux. Je me fige, mâchoire pendante, espérant qu'il n'ait pas entendu ma dernière intervention.
— Que se passe t il, mademoiselle Lang ? interroge t il.
— C'est la nouvelle employée, monsieur Darville. La remplaçante. Elle est un peu en retard parce qu'elle a eu un accrochage sur la route. Un chauffard, paraît-il.
S'il n'avait pas compris, le voilà fixé. Pour bien me le faire comprendre, il braque sur moi un regard peu amène et je consens l'effort suprême de ne pas tourner les talons pour m'enfuir à toute pompe. Entamer sa première journée de boulot dans une entreprise en traitant le patron de chauffard après avoir tamponné sa voiture n'est certainement pas considéré comme la meilleure des entrées en matière, même si je peux me consoler d'avoir réussi à me limiter à ce qualificatif alors que d'autres m'avaient rapidement agacé les dents.
— Un chauffard ? grogne t il, les sourcils froncés.
— Je… je…
Je dois être cramoisie jusqu'à la racine des cheveux ! Son regard qui me détaille de la tête aux pieds achève de démolir les menues parcelles de confiance que j'accordais à ma petite personne. Hubert Darville est un très bel homme, la quarantaine resplendissante, l'air aussi sûr de lui que je ne le suis pas de moi. Il s'adresse à la brune :
— C'est vous qui vous êtes chargée des épreuves et entretiens d'embauche ?
Mademoiselle Lang semble embarrassée.
— C'est une mission importante mais à durée limitée, Monsieur. Je vous certifie que mademoiselle possède les compétences professionnelles requises.
— J'y compte bien, mademoiselle Lang.
— Oui, Monsieur.
— Mettez-la au boulot immédiatement, on n'a que trop perdu de temps.
— D'accord, Monsieur.
Il me regarde.
— Vous avez bien un nom ?
— Heu… Marielle Saintjean, Monsieur.
— Bienvenue chez nous, mademoiselle Saintjean, grogne t il d'un ton qui sous-entend le contraire.
Et, juste avant de s'éloigner d'un pas rapide, il me lance l'ultime banderille :
— J'espère que vous traduisez mieux que vous ne conduisez.
Nous restons silencieuses quelques secondes pendant que la brune me dévisage bizarrement. Je m'efforce d'adopter l'air innocent de celle qui n'a rien pigé à la situation, mais je vois bien que l'employée a des doutes. Je devrais recevoir des baffes chaque fois que je loupe une occasion de me taire !

Mademoiselle Lang me fait visiter les locaux. Le second étage est occupé par l'administration, la comptabilité et la gestion du personnel. On y trouve aussi les bureaux de la direction ainsi que le service « recherches et traductions » pour lequel je viens d'être embauchée.
Le niveau directement inférieur est réservé aux équipes de maquettistes, rédacteurs et autres, qui se chargent de la mise en page des textes et dessins. Quant aux machines d'impression, elles occupent le sous-sol et une partie du rez-de-chaussée, le reste étant dévolu aux garages et au quai de déchargement.
L'Eurasienne me présente rapidement plusieurs membres du personnel administratif ; un tas de gens dont j'oublie instantanément les noms en espérant ne pas devoir subir dès demain une interrogation écrite sur le sujet. La sous-directrice, madame Demarche, s'est esquivée bien avant mon arrivée en pestant au sujet de mon retard. Après l'accrochage avec le boss, je me suis autorisé un camouflet à son adjointe. Tout va bien. Demain, je retourne à l'agence pour l'emploi.
C'est donc avec un grand étonnement et un stylo à bille que je signe mon contrat d'engagement d'un an comprenant une période d'essai, non sans remarquer à quel point les employés me regardent bizarrement. Certains paraissent presque épouvantés et, bien que discrètes, leurs interrogations muettes à l'adresse de la demoiselle que j'accompagne ne peuvent m'échapper. Aurais je quelque chose d'incongru ? Un bouton sur le nez ? Un bas filé ? Un trou dans la jupe ? Une crotte de moineau dans les cheveux ?
Je profite de notre passage par les toilettes pour m'y enfermer quelques minutes et examiner ma mine et ma tenue vestimentaire, mais rien ne me semble choquant ; pas même la naissance de mes seins, visible sans grande provocation dans l'échancrure de mon chemisier. Non, rien d'anormal selon moi… Ou alors il est temps que je prenne rendez-vous chez l'ophtalmologue !
Je mets donc l'étonnement apparent des autres sur le compte du courroux de madame Demarche quant à mon retard.
— J'espère ne pas avoir causé trop d'embarras en me présentant tardivement ce matin, m'inquiété je auprès de mademoiselle Lang en la rejoignant dans le couloir.
— Ne vous tracassez pas. Si vous n'en faites pas une habitude, l'incident sera vite oublié. Mais je vous conseille d'être vigilante, parce que madame Demarche apprécie la ponctualité.
— Bien, Mademoiselle.
— Pas de tralalas. Vous pouvez m'appeler Cheryl.
Je hoche la tête tout en me la creusant pour trouver un moyen infaillible de me débarrasser de ma fichue marotte de partir à la bourre !
Poursuivant la visite, Cheryl Lang m'introduit dans un espace de type paysager, aux bureaux séparés par des armoires mi-hautes. Les tables sont à ce point surchargées d'ordinateurs, d'imprimantes, de scanners et autres machines de l'ère du computer que j'en viens à me demander s'il restera assez de place pour y caser mes quelques objets personnels indispensables : sac à main, téléphone portable, paquet de biscuits et cadre pour y glisser la photo de mon petit copain quand j'en aurai trouvé un.
— Nous ne sommes que trois pour l'instant, bien que l'étendue du domaine puisse vous laisser croire le contraire. C'est ici que vous officierez principalement ; et j'espère que vous ne nous décevrez pas.
— Je ferai de mon mieux.
Une tête apparaît par-dessus une armoire : crâne rasé, visage souriant, yeux sombres ; mais aussi le teint pâle de ceux qui passent l'essentiel de leur vie à l'intérieur.
— Bonjour ! Bienvenue au souk !
— Je vous présente Axel, le comique de service. Spécialiste en langues germaniques et grand buveur de bière.
Le type contourne les meubles et me tend une pogne large et ferme. Tout en me saluant, il me regarde un peu bizarrement, avec un très furtif froncement de sourcils.
— Ne croyez surtout pas tout ce qu'on vous dit à mon sujet. Cheryl a souvent tendance à exagérer. J'espère que nous nous entendrons bien.
— Je l'espère aussi, Monsieur.
Il rit et fait un geste de la main devant son nez, bien qu'il n'y ait pas de mouches dans les parages.
— Pas de « monsieur » entre nous ! Appelez-moi Axel, tout simplement.
— Marielle.
— À la bonne heure !
« Ben non, songé-je. Pour la bonne heure, aujourd'hui, c'était loupé. »
— Voilà, intervient Cheryl Lang. À présent que la glace est rompue, je vais vous expliquer le topo.
— Holà ! s'exclame Axel en m'adressant un clin d'œil. Ne vous laissez pas impressionner par Cheryl ! Elle se donne des airs sérieux en se faisant passer pour un bourreau du travail et en traitant les autres de buveurs de bière ; mais au fond, elle est sans doute bien pire que moi ! Un conseil : ne vous avisez pas de la défier à l'alcool de riz !
Pour toute réponse, la jeune femme se contente de ricaner et tourne les talons en m'invitant à la suivre. Elle m'installe à une table et m'explique un peu l'organisation de la boîte, sa topographie et ce qu'on attend de moi. Elle se lance dans un bref historique destiné à me faire comprendre que Darville Printing était à la base un petit imprimeur, mais qui s'est agrandi progressivement tout en se spécialisant dans la réalisation de guides d'utilisation et de manuels en toutes langues.
— Mais attention, m'avertit l'Eurasienne, je parle de modes d'emploi de qualité. Des trucs sérieux, genre « manuel du propriétaire » ou « carnet de service ». Bien souvent, lorsque vous achetez un quelconque appareil, vous vous apercevez qu'il a été conçu au Japon et fabriqué à Taïwan, tandis que la notice explicative en français, imprimée en Pologne, est une traduction de la version danoise tirée de l'italien à partir d'un exemplaire guinéen extrapolé d'une mauvaise copie du document japonais d'origine ! J'exagère, mais pas tellement ! Ici, nous luttons contre ce phénomène. Darville Printing est devenu LE spécialiste du manuel multilingue de qualité accompagné de schémas clairs et précis !
Comme elle semble convaincue de ce qu'elle dit, de prime abord je lui fais confiance. Je vais bosser dans une maison sérieuse et je ne peux pas me permettre de faire des conneries et d'arriver en retard.
Cheryl me tend un badge magnétique.
— Ne perdez pas votre sésame. Vous en aurez essentiellement besoin pour accéder à la documentation et aux archives, qui sont dans les combles. Nous y ferons un saut un de ces jours.
À ce moment, le blond binoclard surgit dans le bureau.
— François fait partie de notre équipe... François, voici Marielle, notre nouvelle collègue.
Le type me tend gauchement la main droite pendant que la brune fait les présentations.
— Celle qui connaît sept langues ! Bienvenue parmi nous ! s'enthousiasme t il en louchant tellement sur l'échancrure de mon chemisier que je me demande si je ne devrais pas refermer les deux derniers boutons avant que ses yeux ne contournent ses lunettes.
— Merci, dis je simplement.
— Excusez-moi ! lance t il en se détournant pour quitter rapidement le local, un dossier sous le bras.
— Il est toujours comme ça ?
— Comme ça ? s'étonne Cheryl.
— Heu… nerveux…
— Nerveux ?
L'Eurasienne éclate de rire.
— Il est calme, aujourd'hui !
Puis elle ajoute, devant ma mine sceptique :
— C'est un gentil et, à sa manière et dans son domaine, un vrai génie. Mais, je vous le concède, il est parfois un peu agité !
— Et… c'est quoi, son domaine ?
— Oh ! Comme nous : recherches, traductions… Mais il s'est spécialisé dans le côté « technique » du mode d'emploi. C'est lui qui vérifie les plans, dessins, photos et autres croquis ; ainsi que l'adéquation des légendes et des textes. Croyez-moi : c'est un fouineur qui dispose d'une mémoire éléphantesque. Si vous cherchez un bouquin, un document, un renseignement quelconque dans nos bibliothèques et archives, François vous le mettra sous le nez en moins de deux ! Enfin, sous le nez… Parfois il atterrira à vos pieds ou sur votre tasse de café ! Prenez garde, sa maladresse est redoutable !






MARDI



L'incident se produit ce matin-là. J'ai pourtant fait l'effort d'arriver à l'heure au bureau, bien que je me sois quand même levée à la dernière minute. J'entre dans le bâtiment à huit heures cinquante-sept, lance un rapide « bonjour » à Chantal, la brune de la réception, atteins l'ascenseur et tends la main pour empêcher les portes de se refermer.
Dans la cabine, j'appuie sur le bouton marqué du chiffre deux, mais l'engin stoppe au premier, juste pour laisser passer une grande dame aux cheveux roux, en tailleur bleu marine, et que je salue de mon plus aimable bonjour. Elle répond d'un signe de tête et s'installe le plus loin possible de moi – un mètre à tout casser – comme si je puais du bec. Je ne la fixe déjà plus, car un homme est entré aussitôt à sa suite, mais dès qu'il m'aperçoit, son visage se fige et je le devine prêt à faire demi-tour.
— Bonjour, monsieur Darville ! dis je joyeusement.
Car je tiens à me racheter. Il grogne quelque chose sans me regarder, mais je vois que le rouge lui est monté au front et que la situation l'embarrasse. En même temps, j'aperçois les yeux de la rouquine qui voyagent de lui à moi et je sens l'ascenseur adopter soudain une ambiance polaire à laquelle je m'efforce d'échapper en me tournant vers le miroir pour rajuster une mèche de mes cheveux d'un joli blond doré.
La cabine s'arrête et la loupiote s'éteint. Comme aucun de mes compagnons de voyage n'esquisse le moindre geste, je dis « pardon » et passe devant pour sortir. Veulent-ils aller aux archives ? Redescendre ?
Je me dirige vers la porte coupe-feu et, méfiante, m'en approche prudemment, redoutant l'irruption soudaine d'un spoutnik à lunettes nommé François. Rien de tel ne se produit, mais au moment où je relâche derrière moi le battant, une voix féminine résonne dans le petit hall :
— C'est quoi, ça ?
Surprise, je marque un léger temps d'arrêt. J'entends l'homme marmonner une réponse avant d'entendre la femme demander, plus distinctement :
— Et elle travaille ici ?
Si j'avais encore des doutes sur la nature de « ça », les voilà dissipés. Je file en vitesse dans le couloir avant que le boss et la rouquine ne franchissent la porte coupe-feu, tourne l'angle et m'engouffre dans mon bureau où je retrouve Cheryl buvant un café en bavardant avec Axel. À mon entrée, leur conversation s'arrête et, bien qu'ils répondent à mon bonjour, leurs mines embarrassées me fournissent la certitude qu'ils parlaient de moi quelques secondes plus tôt. Qu'ai je donc qui les préoccupe à ce point ?
Je sursaute quand François émerge de sous un bureau pour y déposer les papiers récupérés au sol. A t il toujours l'air aussi ridicule ? Comme je ne trouve rien de mieux à faire, je me mets au boulot sur les documents que j'ai attaqués la veille ; et pendant que François s'agite, Axel disparaît derrière son mur d'armoires. Cheryl vient s'asseoir près de moi et s'intéresse à la progression de mon travail.
— Tu avances bien, me dit-elle en passant pour la première fois au tutoiement. C'est pas trop compliqué ?
— Du tout.
— Je savais pouvoir te faire confiance !
Une parole aimable ! C'est toujours ça de pris, mais je n'ai guère le temps de la savourer car une sonnerie retentit. Cheryl attrape son téléphone. Elle parle peu, juste quelques « oui » et elle termine par : « J'arrive, Madame ».
La mine sombre, elle raccroche et quitte le bureau. J'ai tout à coup du mal à respirer. D'habitude, c'est un signe avant-coureur de la survenance d'emmerdements, mais ce matin je n'en suis pas absolument certaine parce que dans ma hâte de partir à temps pour être à l'heure à pied d’œuvre, j'ai mis un soutien-gorge de Pauline, ma sœur avec qui je partage l'appartement, plutôt qu'un des miens. J'aurais dû m'en apercevoir en raison des difficultés rencontrées pour le fermer, mais noyée dans les brumes du sommeil et dans ma précipitation, j'ai cru que c'était de la maladresse. Ensuite, j'étais habillée et c'était trop tard ! « Toute une journée dans un soutif de Poppy, c'est du masochisme ! » me dis je.
Mes entraves respiratoires m'inquiètent ! Une petite voix sadique me souffle à l'oreille que la dame du téléphone est celle à qui j'ai posé un lapin la veille et qu'un retour de flamme est à craindre si Cheryl ne parvient pas à éteindre l'incendie. Je me plonge dans mes papelards tout en entendant François qui farfouille quelque part à quatre pattes et Axel qui pianote sur le clavier de son ordinateur. Que m'arrive t il, bon sang ? Mes mains tremblent, la transpiration commence à coller ma robe à mon dos et je regrette de n'en avoir pas choisi une plus légère, tant il fait chaud dans les bureaux. Et ce fichu soutif qui me scie la peau !

Quand Cheryl revient, je baigne dans une sorte de brouillard aux relents nauséeux. Elle s'approche de moi et c'est à deux reprises qu'elle doit prononcer la même phrase me priant de me présenter dans les quartiers de madame Demarche. Quand je me décide enfin à lever les fesses de mon siège, je remarque les joues rosées et les yeux brillants de Cheryl, témoignant de son degré émotionnel. Elle m'agrippe le haut du bras et grimace un sourire :
— T'en fais pas, ça se passera bien ! tente t elle de me rassurer au moment où je sors pour me rendre dans le bureau de la directrice des ressources humaines.

D'emblée, madame Demarche m'annonce chaleureusement la couleur :
— Comprenez-moi bien, mademoiselle Saintjean : je n'ai aucun grief particulier à votre encontre, mais si j'avais été présente lors des épreuves et de l'entretien de sélection, vous n'auriez pas reçu cet engagement.
Émue par cet accueil enthousiaste, je ne sais que répondre pour la remercier ! Je garde donc le silence, mais je sens une nouvelle fois la sueur m'inonder un peu partout. Mon interlocutrice, bien qu'assise à sa table de travail, m'en impose plus qu'il ne faudrait. Elle ne doit pourtant pas être grande, mais sa maigreur, son teint pâle, son nez à piquer les gaufrettes et ses petits yeux fureteurs postés en observation derrière des lunettes assorties d'une chaînette dorée me filent les jetons. Elle doit avoir la cinquantaine bien sonnée, peut-être davantage, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle n'a pas l'air commode ! Je l'entends qui poursuit son monologue, d'une voix neutre mais ferme :
— J'ai beaucoup d'estime pour mademoiselle Lang, qui est une de nos collaboratrices les plus compétentes. Elle m'a assuré que vous conviendriez pour ce poste, alors nous avons décidé de vous faire confiance, monsieur Darville et moi-même…
« Trop aimable de leur part », songé je.
— … mais ne comptez pas sur un engagement définitif, poursuit la DRH dont les narines palpitent comme si elle venait de flairer un étron. Il s'agit de toute manière d'une mission à durée déterminée, comme stipulé dans le contrat que vous avez signé hier. Vous serez donc parmi nous pour une période d'un an, en remplacement de madame Martial qui a obtenu une pause-carrière, à moins que vous ne conveniez vraiment pas ou que vous changiez d'avis vous-même, bien entendu.
« Bien entendu, vieille pie ! » pensé je en hochant la tête et en me mordant la langue pour l'empêcher de s'agiter, car j'ai compris immédiatement que le vœu le plus cher de la sous-directrice doit être de mettre rapidement un terme anticipé à ce contrat qu'ils ont eu l'étourderie de m'offrir.
— Voilà, mademoiselle Saintjean. Bienvenue parmi nous et bonne chance, m'annonce t elle pour me signifier qu'il est temps de vider les lieux.
Je me lève et inspire profondément pour contenir mon envie de lui jeter à la figure la première page de mon répertoire d'insultes et gros mots ; et c'est à ce moment qu'une des bretelles du soutien-gorge décide de me trahir ! Pourquoi diable ai je respiré si fort ?
Je pivote en vitesse et regagne le couloir en espérant que la Demarche n'a rien remarqué ! Je fonce vers les toilettes et évalue l'étendue des dégâts en me regardant dans le miroir du lavabo : j'ai l'air d'une évadée du Muppet Show ! En nage, le feu aux joues et les tifs en bataille, je ressemble à Miss Piggy. Le nichon gauche de mon reflet a repris son emplacement naturel, un peu plus bas que l'autre. Ma poitrine ne pend pourtant pas asymétriquement quand elle est livrée à elle-même, mais le soutif de Poppy, trop petit pour moi, pousse vers le haut le sein qu'il emprisonne encore !
Je m'enferme dans un des WC et, après avoir constaté l'état irréparable du sous-vêtement bousillé, je décide de m'en débarrasser. Je rajuste ma tenue, non sans une certaine appréhension, après quoi je quitte la cabine et m'examine à nouveau devant le miroir. Alors que je me reprochais, un peu plus tôt, de n'avoir pas choisi une robe plus légère, cette fois je m'en félicite : à condition de ne pas participer à une tarentelle endiablée, l'absence de soutien-gorge devrait passer inaperçue. Ouf ! Je me sens moins l'âme d'une parachutiste sans ces harnais qui m'emprisonnaient.
Je tamponne mon visage à l'aide de serviettes d'essuyage. Que n'ai je emporté mon sac à main ? Tant pis ! Pas de retouche au maquillage ni de petit coup de déodorant ! Des doigts, je recoiffe mes mèches blondes puis récupère le soutien-gorge que j'avais posé sur le bord du lavabo, me demandant qu'en faire. Ah ! si j'avais emporté mon sac !
Au moment où me vient l'idée de fourrer les restes du soutif dans la poubelle sous un tas de serviettes d'essuyage, la porte s'ouvre et la grande rouquine en tailleur marine fait son entrée dans les toilettes. J'ai pivoté pour lui faire face, mains dans le dos et fesses appuyées au lavabo, et je lui adresse un sourire innocent en espérant qu'elle n'ait pas aperçu ce que je tente de dissimuler derrière moi. Elle me jette vainement un regard destiné à me pulvériser dans la stratosphère, puis s'enferme dans une des toilettes en claquant la porte. Plus le temps de chipoter ! Le soutif roulé en boule et serré dans la pogne, je regagne le couloir et… n'échappe pas à la collision avec le maladroit de service, qui laisse choir le carton bourré de bouquins et de papiers qu'il transportait !
— Oh ! Pardon !
— Ce… ce n'est rien ! bégaie t il en louchant dans ses lunettes.
— Je suis désolée... J'ai tout mélangé et...
— Pas grave ! C'est juste une caisse que je monte aux archives.
— Je vais vous aider ! décidé je.
D'autorité, je ramasse les livres et les fourre dans le carton, une grande boîte ayant jadis contenu des couches-culottes.
— Je suis désolée, répété je tout en continuant à entasser en vitesse papiers et bouquins.
François me sourit, secoue la caboche et s'éloigne avec son fardeau. C'est en regagnant le bureau que je m'aperçois soudain que, dans ma précipitation, je me suis involontairement débarrassée de ce que je tentais de dissimuler dans le creux de ma main ! Je m'interroge sur la tête que fera François en découvrant le cadeau que je lui ai laissé, et j'imagine que j'aurais mieux fait d'abandonner l'objet dans la poubelle des toilettes ! La désagréable impression d'avoir commis une bévue m'assaille soudain avec insistance, mais comme c'est dans la tendance de la journée, je m'efforce de me concentrer au maximum sur ce que je compte dire et faire, histoire de mettre un frein à la désastreuse accumulation.
— Ça s'est bien passé ? m'interroge Cheryl.
Je remarque son air plus détendu que précédemment. Elle est assise à son bureau, juste en face du mien.
— Heu… ben oui, ça va, jeté je sans m'avancer davantage tant je me méfie de tout le monde dans cette maison de fous !
— Elle a été comment ? insiste Cheryl.
La question m'embarrasse. Madame Demarche s'est montrée déplaisante, mais peut-être est-ce son habitude.
— Pas très accueillante, mais ça doit être son genre, je suppose. Je ne sais pas, je n'ai pas de points de comparaison.
— Désagréable, tu veux dire ? me demande Cheryl, plus doucement et en se penchant vers moi.
J'hésite avant de répondre, parce que je n'arrive pas à me départir de ma méfiance.
— Ben… froide, mais pas franchement désagréable. Et avec vous ?
Ma question semble la surprendre.
— Avec moi ?
— J'espère qu'elle ne vous a pas offert un savon par ma faute, risqué je sur un ton de confidence.
Je ne sais pas pourquoi j'ai osé dire ça, mais Cheryl se lève tout à coup, vient près de moi, se penche et s'accoude à ma table de travail.
— J'ai eu droit à quelques reproches, en effet, me murmure t elle tout près de mon visage, mais tu n'y es pour rien. Moi seule suis en cause.
Elle est si proche que je sens son discret parfum, malgré l'odeur de transpiration que je trimbale !
— Plus tard, je t'expliquerai, sourit-elle énigmatiquement. Et tu peux me tutoyer.
Je discerne dans son regard une étincelle de triomphe, juste avant qu'elle ne regagne sa place. Décidément, trop de choses échappent à mon entendement ! Notre conversation s'arrêtant là, je me plonge dans mes papiers. L'ouverture de la CEE aux anciens pays du Bloc de l'Est rend nécessaire le recours aux traductions en langues slaves. Mes études auront donc servi à quelque chose.
Quand François revient dans le bureau, je lève à peine les yeux vers lui, ce qui ne me permet pas de vérifier si oui ou non il me regarde bizarrement. Et même s'il le faisait, il n'est pas certain que je m'en formaliserais, tant je commence à avoir l'habitude d'être observée comme ça ; mais avec lui, au moins, j'en saurais la raison !

À la pause de midi, Cheryl me propose de passer chez elle :
— C'est à un saut de puce. Je te fais une salade de saison, si tu aimes ça.
— Sûr que j'aime, mais je ne veux pas te déranger.
— Penses-tu ! Allons-y. On causera un peu.
Axel m'adresse un sourire et un clin d'œil :
— Tu ne préfères pas venir descendre une bière avec moi ?
— Une autre fois, veux-tu ? intervient Cheryl.
Nous sortons tous ensemble, à part François qui reste au bureau.
— Il ne mange pas ?
— Si, ricane Axel. Il dévore. Des bouquins, bien sûr ! À part ça…
— Sa mère lui fait son casse-croûte, précise Cheryl.
— Il habite chez sa maman, vois-tu. Bichonné, qu'il est !
En rue, nous traversons, abandonnant Axel qui s'engouffre dans un snack-bar tout proche. Cheryl m'entraîne vers un immeuble à appartements et nous grimpons par l'escalier jusqu'au premier.
— En effet, c'est pas loin ! dis je tandis qu'elle ouvre sa porte.
Chez elle, c'est petit, mais propre et bien rangé.
— Tu vis seule ?
— Oui, comme tu le constates. Et toi ?
— J'habite avec ma sœur. On se partage l'appartement et les frais.
— Je vois.
Elle file à la cuisine farfouiller dans le réfrigérateur.
— Je vais t'aider.
— Ce sera vite fait. J'ai déjà tout préparé ce matin et il y en a bien assez pour deux, ne t'inquiète pas.
En effet. Cheryl stocke les crudités avec l'enthousiasme d'une végétarienne.
— Si tu m'expliquais... proposé-je tandis que nous dressons la table.
— Expliquer ?
— Oui. Pourquoi je ne suis apparemment pas la bienvenue chez Darville ; et pourquoi tu t'es fait sonner les cloches pour m'avoir choisie.
— Viens. Tu vas comprendre.
Cheryl m'entraîne dans la salle de bain et me plante devant le grand miroir du lavabo. Elle se tient derrière moi, les mains à ma taille, et me dévisage par-dessus mon épaule.
— Tu ne remarques rien ? interroge t elle.
— Heu…
Ce n'est pas la première fois de ma vie que j'admire mon reflet dans une glace. Je précise même qu'au cours des dernières heures, je l'ai fait plus que de raison ! Mais qu'ai je donc d'anormal ? Comparée à Cheryl, j'ai l'impression de trimbaler dix kilos de trop dans une robe qui me boudine ! « Serait temps de suivre un petit régime à basses calories, Marielle », me chuchote ma conscience.
— Allons ! reprend l'Eurasienne.
— Je ne vois pas, non…
Évidemment, il y a l'absence de soutif, mais ce n'est pas trop apparent ; et puis cette particularité est toute récente, tandis que ça fait bientôt deux jours que j'ai l'impression d'être un phénomène de foire !
— Tu ne remarques vraiment rien ? insiste Cheryl en approchant son visage du mien.
« Je remarque que t'es bien près ! » pensé je en sentant ses cheveux caresser ma joue et ses mains serrer légèrement ma taille tandis qu'on se dévisage par miroir interposé.
— Heu... Je suis grosse et tu es mince ?
— Marielle ! Ne dis pas de bêtises !
Elle pousse vraiment sa tête tout près de la mienne.
— Allez ! Fais un effort...
Elle commence sérieusement à me pomper l'oxygène, avec ses devinettes et sa tendance à me papouiller sous des prétextes futiles !
— C'est pas la peine de me faire réfléchir. D'ailleurs, tu perdrais ton temps : je suis blonde.
— Voilà ! triomphe Cheryl.
Comme elle ne semble pas pressée de me lâcher, je me dégage souplement et lui fais face.
— Comment, ça ? Ne me dis pas que c'est parce que je suis blonde que…
— Si.
— C'est une blague ?
— Non. As-tu vu d'autres blondes dans les bureaux ?
J'hésite.
— Je n'ai probablement pas rencontré tout le monde. Et puis, je ne m'en souviens pas très bien… Les présentations ont été rapides.
— C'est vrai, mais crois-moi : tu es la seule.
Je suis sidérée.
— Et c'est… c'est pour ça que tu as eu droit à un savon ? Parce que tu as fait embaucher une blonde ?
— En effet.
Je suffoque. Moi qui pensais que la cause de tout ça était mon irrespect de la ponctualité ! Les mots me manquent. Si j'avais encore le soutien-gorge de Pauline, sûr que les deux bretelles sauteraient simultanément !
— Mais… c'est… c'est scandaleux !
— Scandaleux ?
— C'est le mot, oui ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Cheryl sourit et prend un air navré.
— Le patron ne veut pas de blondes dans ses bureaux, voilà tout.
— Pas de blondes ? Quel… quel abruti !
Ma collègue éclate de rire.
— Tu l'as dit ! Le cri du cœur d'une vraie blonde ! Parce que là, aucun doute, t'es une vraie de vraie.
— En effet, oui.
Elle me regarde d'un air coquin.
— Par contre, tu devrais mettre un soutien-gorge, me lance t elle avant de filer vers la cuisine.
— Un... mais... euh...
Je dois probablement piquer un fard ! Je m'élance à la suite de ma collègue.
— Ça se voit tant que ça ?
Cheryl se tourne à nouveau vers moi.
— Je viens juste de le remarquer. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir regardé ta poitrine avec envie. Tu m'as bluffée toute la matinée !
— C'est-à-dire que…
Pendant que nous préparons nos assiettes de crudités, je lui raconte comment je me suis trompée de soutif, puis la rupture de la bretelle à la fin de mon entretien avec la sous-directrice.
— Je crois qu'elle n'a rien remarqué, dis je en m'asseyant pour manger, c'était juste au moment de sortir. Je suis allée l'enlever dans les toilettes, sinon j'aurais passé la journée avec un nichon plus bas que l'autre.
Nous rions de bon cœur en faisant honneur aux crudités. J'ai tu ma rencontre dans les WC avec la grande femme aux cheveux roux ainsi que le sort réservé par la suite au pauvre sous-vêtement.
— Tu es superbe, me complimente Cheryl. Darville va devenir dingue ! Il va fantasmer à mort, cet abruti !
— Fantasmer ? Tu m'as dit qu'il n'aime pas les blondes !
Cheryl secoue la tête. Elle pique une rondelle de concombre avec sa fourchette et l'observe pensivement.
— J'ai dit qu'il ne veut pas de blondes dans ses bureaux. Je n'ai pas dit qu'il ne les aime pas. C'est même plutôt le contraire !
— Mais alors ?
L'Eurasienne me regarde et adopte un ton conspirateur :
— C'est sa femme qui n'aime pas les blondes.
— Sa femme ?
— Sa femme. Elle s'appelle Kelly. Une grande rousse, très mince, assez jolie et pas prétentieuse pour deux sous. Elle est venue ce matin. Tu l'as peut-être croisée...
— Oui, en effet.
Cheryl croque doucement dans sa rondelle de concombre.
— Je suis sûre qu'elle te hait déjà, dit-elle avec un petit sourire satisfait.
Il me semble soudain que le morceau de salade que je viens d'avaler était couvert de limaces.

Nous débarrassons la table et fourrons tout dans le lave-vaisselle. Je me sens un peu bizarre, tant la charge émotionnelle de cette demi-journée a été intense. J'ai l'impression que par moments Cheryl se paie ma tête, mais ce n'est sans doute qu'une impression. Par contre, et à l'évidence, elle se réjouit du bon tour qu'elle vient de jouer à Darville – et à sa femme – en me faisant engager, moi, une authentique blonde, même pour quelques mois seulement !
— Sois prudente, me conseille t elle. Tu te doutes bien qu'à la moindre incartade, le boss et sa dévouée adjointe vont te faire des emmerdements.
Pas besoin de me faire un dessin !
— Évidemment, reprend Cheryl, si le boulot ne te convient pas, tu peux toujours démissionner, mais ça leur ferait trop plaisir.
« Et toi ? Tu serais frustrée, pas vrai ? » imaginé je aussitôt tout en me demandant pourquoi elle semble tenir tant que ça à contrarier son patron. J'ai la désagréable impression d'être l'instrument d'un complot, la chèvre attachée au piquet pendant que le loup rôde ; et je n'éprouve aucun plaisir à l'idée de me laisser manipuler. D'un autre côté, je m'avoue avoir trop besoin de ce boulot – et surtout du fric qui l'accompagne – pour y renoncer sans me battre un minimum. Inutile donc de jouer les difficiles.
— Je n'ai pas l'intention de démissionner, affirmé je avec force en me redressant.
— Tant mieux ! s'enthousiasme Cheryl.
Nous sommes debout l'une en face de l'autre. Elle me sourit et je réalise qu'elle est vachement belle et fichtrement sympa. S'il n'y avait cette étrange histoire de blondes, je pense que nous pourrions devenir amies. Je décide de tenter le coup.
— Dis-moi… Tu as vraiment fait exprès de me choisir parce que je suis blonde ?
Ma question semble la surprendre.
— Pas du tout, se défend-elle. Je t'ai sélectionnée parce que ta compétence en matière de traduction de documents est incontestable ! C'était toi la meilleure, un point c'est tout.
J'aimerais la croire, mais j'ai encore des doutes.
— En dépit de mes cheveux blonds ?
Elle secoue la tête, me prend les bras.
— N'en fais pas une fixation. Je m'en fous, que tu es blonde ; et j'emmerde cet abruti de Darville et sa pétasse de femme. On a un travail à mener à bien et les délais sont toujours calculés au plus juste, mais on va y arriver, crois-moi ! Quand ils verront ce qu'on aura réussi à faire, leurs préjugés stupides fileront aux ordures.
— Ou au frigo. De toute façon, je ne suis là que pour quelques mois, non ?
— Oh ! Marielle ! Ne sois pas pessimiste. Tu n'es pas seule.
Elle me regarde avec tellement de chaleur, elle est si proche de moi et la pression de ses mains sur mes bras est si intense que je commence à me sentir toute bizarre. En plus de m'inquiéter de la manière dont elle parle du boss et de sa femme, je me demande pourquoi cette jolie Eurasienne semble se satisfaire du célibat.
— Dis-moi, Cheryl... fais je doucement. Tu n'as pas de petit copain ?
Elle se raidit instantanément et je la vois qui baisse les yeux. Je me rends compte que j'ai posé abruptement une question qui doit toucher un point sensible. Peut-être a t elle eu des peines de cœur ? Je lui attrape les mains au moment où elle lâche mes bras.
— Pardonne-moi, dis je immédiatement, je ne suis pas très délicate. Après tout, ça ne me regarde pas.
— Ce n'est rien...
— Moi non plus, je n'ai pas de petit copain, ajouté je pour m'excuser. C'est pour ça que je vis avec ma sœur Pauline.
Je m'abstiens de préciser que Poppy en a des tas, elle, de petits copains ; et que parfois ça me fatigue de partager mon appartement avec une déjantée, fût-elle ma frangine.
— Ne fais pas attention à ça. Il m'arrive d'avoir des réactions bizarres.
— C'est ma faute.
— Mais non ! Tu ne pouvais pas savoir...
Elle s'interrompt, embarrassée. Je comprends que mon intervention l'a vraiment prise à rebrousse-poil. Je tente de la rassurer :
— On peut être amies quand même, non ?
Elle hoche la tête et me tend les bras. Je n'ai pas le cœur de la repousser, tant elle me semble soudain désemparée. Elle se blottit contre moi et je sens sa joue contre la mienne, son corps mince épouser mes formes plus opulentes et ses mains se poser dans mon dos. L'étreinte est brève, mais émouvante, puis Cheryl se ressaisit et s'écarte de moi.
— Oui, soyons amies, approuve t elle.
La sensation bizarre est revenue. Je revois la scène devant le miroir, quand Cheryl est si proche, quand ses cheveux frôlent les miens, quand ses mains serrent ma taille avec chaleur... Je me dis alors que ma collègue est peut-être homosexuelle ; et cette idée me donne des picotements dans la nuque. C'est que je ne mange pas de ce pain-là, moi !
Nous quittons bientôt l'appartement et, en chemin vers le bureau, Cheryl me parle du boulot, mais je ne l'écoute que d'une oreille distraite. Cette pause de midi m'a appris tant de choses que j'ai du mal à mettre de l'ordre dans mes pensées contradictoires. Que suis je donc vraiment pour Cheryl ? Une employée sélectionnée pour ses compétences professionnelles ? Une blonde embauchée pour enquiquiner le boss ou pour faire enrager la femme du boss ? Une femme qui l'a fait craquer et qu'elle s'efforce de séduire ?
Je me dis que je suis peut-être un peu de tout ça en même temps, ce qui ne me rassure pas. Mais d'un autre côté, je tente de me persuader que ce qui importe en ce moment est le boulot pour lequel on va me payer : traduire des documents.

Le soir de cette éprouvante journée, je rentre à l'appartement avant Pauline, qui travaille assez tard dans une boutique de vêtements. Comme je n'ai pas le courage de préparer un vrai repas, je farfouille dans le congélateur et en sors une pizza. Pendant que le four est en préchauffage, je me déshabille en vitesse et me rafraîchis sous la douche, après quoi je m'examine dans le miroir de la salle de bain.
— Va falloir faire un effort ! ronchonné-je en me remémorant la comparaison avec la svelte Cheryl, à côté de laquelle je me fais l'effet d'être une grosse vache.
Je pense aussitôt à la pizza qui m'attend et me dis que c'est déjà mal barré pour ce soir. Je hausse les épaules, enfile ma robe de chambre et retourne vers le living nantie d'une petite consolation : les marques du malheureux soutif ont disparu.
Quand ma sœur rentre, je suis vautrée dans le salon, pieds nus sur la table et à moitié endormie devant la télé qui diffuse une série américaine à la con.
— Oh ! C'est la grande forme ! s'exclame Pauline en jetant son sac dans un fauteuil. Pas croyable ce que tu sembles vannée par ta journée de travail !
— Je SUIS vannée.
— C'est donc si dur ?
— Oh ! Poppy...
Elle est déjà au coin-cuisine.
— Ouah ! C'est chic de m'avoir laissé un morceau de pizza !
Je l'entends qui enfourne l'assiette dans le micro-ondes.
— T'es vraiment fatiguée, là ! ironise ma frangine. En temps normal...
— ... j'aurais tout bouffé, je sais !
J'ai renoncé sur le dernier tiers et, étrangement, ce sacrifice ne m'a pas semblé insurmontable ; mais j'ignore s'il s'agit d'un effet du stress de la journée ou d'une réelle envie de me débarrasser de mes kilos excédentaires.
Pauline revient près de moi en mangeant. Elle me fascine et m'horripile tout à la fois, avec son énergie débordante, son physique de mannequin et son appétit d'oiseau.
— Allez, raconte ! dit-elle en s'asseyant.
Je soupire. Une vieille habitude.
— Je suis tombée dans une maison de fous.
— Et le patron t'a dit : Mademoiselle, vous êtes ici chez vous ! fait Pauline avec sérieux avant de mordiller un morceau de pizza.
Je me renfrogne.
— Poppy ! Si tu te paies ma fiole, je me tais !
Elle pose son assiette et vient m'entourer les épaules d'un bras protecteur.
— C'est donc si grave ?
Elle a pris une voix douce, chaleureuse, dont toute moquerie a disparu. Je sais qu'elle s'inquiète pour moi, en dépit de ses dehors insouciants, alors je lui rapporte ma journée par le menu, sans omettre aucun détail.
— C'est une gouine, assène Poppy.
— Tu crois ?
— D'après ce que tu me racontes, c'est probable. Mais il existe aussi une autre possibilité...
— Oui ?
— Elle a un oignon à peler avec Darville ou avec sa femme, peut-être avec les deux, et elle rumine une vengeance de derrière les fagots. N'a t elle pas dit que son boss allait fantasmer sur toi ?
— Je me demande bien pourquoi.
— Sois pas complexée comme ça, Bébé ! T'es une vraie bombe.
— Arrête ! J'ai bien dix kilos de trop. D'ailleurs, je t'ai bousillé un soutif 
Pauline me caresse le nez.
— Alors, c'est ça le bout de pizza que tu m'as laissé ? Tu commences un régime ? Quelle idée !
— Je voudrais être mince, comme toi.
— Tu dois être toi-même. Tu es blonde, opulente, sexy. Moi, je suis trop grande, trop maigre. Mais c'est moi. Je suis comme ça. Et je m'assume.
— Tu es sublime. Tous les mecs sont à tes pieds.
Cette fois, Pauline éclate de rire.
— Mais non, pas tous ! C'est mon tempérament qui fait ça ! Si j'avais ton physique, en plus de mon caractère, ce serait quelque chose, ça oui ! Et je vais te faire une confidence...
Je garde le silence. Les confidences de Poppy sont comme son inépuisable optimisme : elles valent généralement le détour.
— Si je ne ramène pas souvent mes copains ici, c'est parce que dès qu'ils te voient, c'est de toi qu'ils ont envie. Et j'ai horreur de baiser avec un mec qui fait ça en pensant à ma petite sœur !

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