Histoires roses



Les Histoires roses du jour et de la nuit, c'est un recueil de nouvelles. Une suite de sept histoires qui sont toutes différentes, mais ont plusieurs choses en commun, comme celui de mettre en scène des gens ordinaires ; avec tendresse, avec humour et avec ce brin de coquinerie qui fait, lui aussi, partie de la vie de gens comme vous et moi.

Il y a tout d'abord ce pauvre gars qui ramasse les poubelles, en se disant qu'avec la gueule qu'il a et le diplôme qu'il n'a pas, il vaut mieux se résoudre à les ramasser qu'en être réduit à les faire. Il n'est pas beau, mais il est propre, parce que ce n'est pas parce qu'on travaille dans ce secteur que ça doit se voir jour et nuit. Et puis, il aime bien la musique qui l'aide parfois, le temps d'un disque, à oublier qu'il est seul...

Robert et Geneviève ne sont pas faits l'un pour l'autre, mais ils travaillent dans la même banque ; et ce sont eux que des malfrats prennent en otages pour protéger leur fuite après un hold-up rondement mené. Abandonnés ensuite en plein bois, complètement nus et ruminant leur inimitié, les deux collègues devront faire contre mauvaise fortune bon coeur et s'entraider pour tenter de sauver leur peau. Pour leur amour-propre, il est par contre déjà trop tard...

Las d'être assailli par les télévendeurs qui le dérangent fréquemment en soirée sans imaginer que sa femme l'a quitté, Joseph décide de leur jouer un bon tour : accompagné de Tania, une auto-stoppeuse qu'il a emmenée en ville un jour de grève des transports en commun, il promet une visite "en couple" chez un marchand de salons de cuir. Objectif : se payer une tranche de rigolade et repartir avec le cadeau promis "sans obligation d'achat". Tania joue son rôle à merveille, mais la vendeuse est charmante et très persuasive...

Parfois, on ne sait pas dire non. On n'a pas le courage de rompre en beauté avant qu'une relation ne parte en vrille, que la belle-famille ne devienne insupportable et la vie une longue traversée du désert. Alors, on s'enfonce dans la routine, dans la médiocrité... et l'existence part en eau de boudin. Lisez la confession d'un homme mal marié.

Philippe et Gisèle se sont rencontrés par un beau dimanche. Il est de condition modeste, elle vit dans un milieu bourgeois. Qu'importe ! Leur amour naissant vaut bien l'échange de quelques lettres enflammées. Ce récit vous offre en lecture les meilleures d'entre elles.

Pervenche s'est isolée dans un chalet, loin de la ville, pour mettre la dernière main à ce roman qu'elle voudrait achever. Un soir d'orage, un randonneur vient chercher refuge sous son toit. Rapidement troublée par le charme qui se dégage de l'étrange voyageur, Pervenche réagit agressivement, craignant d'avoir affaire à un aventurier qui tente de la séduire. Mais l'inconnu n'insiste pas. Il s'installe dehors pour la nuit...

Un type qui a choisi de passer l'essentiel de son existence à ne rien faire a fort peu de chances d'apprécier qu'on le dérange à l'heure de la sieste, ou de la télé, ou du repas tranquille... Il est également fort peu probable qu'il vienne spontanément en aide à quelqu'un qui a besoin d'un coup de main, car inévitablement, tout effort consenti ne pourrait que le fatiguer. Et que la personne en détresse soit jeune et jolie n'y change rien...




Premier extrait


— À poil ! Tous les deux !

Je regarde le type, espérant qu’il plaisante.

— Pardon ? fais-je d’une petite voix.

Le mec agite d’un air menaçant le canon de son fusil-mitrailleur :

— J’ai dit : « à poil ». Et j’aime pas répéter deux fois les ordres, aboie‑t‑il.

Je jette un coup d’œil sur la droite et découvre, dans la demi-pénombre, la mine effarée de Geneviève.

— Vous n’y pensez pas ! s’exclame‑t‑elle.

L’autre type qui est près d’elle et qui tient un pistolet automatique lui retourne immédiatement une gifle.

— Ta gueule, la pétasse ! Et fais ce qu’on te dit !

Je n’ai jamais eu l’étoffe des héros, surtout avec un fusil-mitrailleur braqué sur le bide, alors je m’exécute sans mot dire. Comme Geneviève a cessé de protester, je suppose qu’elle joue les effeuilleuses, mais je n’ose pas reluquer dans sa direction pour m’en assurer. Je l’entends néanmoins renifler à plusieurs reprises, ce qui indique qu’elle doit sangloter.

— Les pompes également, mec ! dit le type au pistolet. Et les chaussettes... Voilà. Non, ta toquante, tu peux te la garder !

Je m’aperçois que la fille qui les accompagne me balance un regard dégoûté avant de se tourner vers son complice au fusil-mitrailleur.

— Fallait vraiment faire ça ?
— Ça nous laissera de la marge, répond le gus. Ramasse tout ça et on se tire.

Ça me rassure tout à coup de savoir qu’ils ont hâte de filer. J’avais craint un instant qu’ils envisagent de nous faire subir quelques sévices sexuels – ce qui aurait sans doute quelque peu rabattu le caquet de cette pimbêche de Geneviève, soit dit en passant –, mais rien de tout ça, de prime abord.
La petite donzelle insiste cependant auprès de celui qui paraît être le chef :

— T’es sûr qu’il va pas lui sauter dessus dès qu’on sera parti ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— J’aime pas qu’on maltraite une femme. Et celui-là, il m’a tout l’air d’un vicieux.

Elle s’approche de moi et me braque son flingue juste sous le nez. De loin, il paraissait petit, mais vu d’aussi près, le trou du canon semble avide de m’engloutir.

— T’es un obsédé, toi, hein ? insinue‑t‑elle.
— Mais pas du tout ! Pas du tout ! Je vous assure !
— Tu vas lui sauter dessus, à ta collègue, dès qu’on sera partis.

Je sens perler quelques gouttes de sueur.

— Non… non… vous vous trompez…

Mais je n’ai pas le temps d’en dire davantage. Une douleur fulgurante m’atteint l’entrejambe et je tombe à genoux, le souffle coupé. Le front collé au sol et la bouche grande ouverte j'essaie de respirer, mais mon thorax est comme pétrifié. Un brouillard rouge s'abat sur mes yeux baignés de larmes et un vilain bourdonnement s’empare de mes tympans. Deux ou trois secondes interminables s’écoulent avant que l’air accepte d'envahir brutalement mes poumons. Je souffle bruyamment comme une otarie du zoo à l’approche de l’heure du repas, et reprends peu à peu le contrôle de mes sens. J’entends ricaner, malgré le boucan dans mes oreilles.

— Marisol, t’es une salope, lance un des deux types.

C’est aussi mon avis, mais je serais bien incapable d’articuler un seul mot pour dire ce que je pense de cette gonzesse qui vient de me filer un coup de genou dans les bijoux de famille.

— Comme ça, je suis rassurée, annonce la fille.
— OK. Ramasse les fringues et on se tire.

J’entends des pas craquer sur les branchages qui jonchent le sol, puis ces mêmes pas qui s’éloignent rapidement. Et enfin, le silence.
Je roule de côté, les mains sur les parties génitales et le souffle court. La douleur irradie de tous côtés, dans mon bas-ventre et dans mes cuisses. Des larmes coulent sur mes joues. Je cligne des yeux, tentant de vaincre ce brouillard rouge qui peu à peu se déchire devant moi.

Geneviève est assise à même le sol, les genoux repliés contre son buste et entourés de ses bras. Malgré la pénombre qui envahit progressivement le sous-bois, je peux distinguer sa mine horrifiée, sans toutefois pouvoir décider si ce qui l'effraie le plus est sa propre nudité ou la vision de la mienne. Connaissant ses sentiments à mon égard, je présume qu'elle se préoccupe davantage de son sort que de l'état de mes roubignoles. S’apercevant que je la regarde, elle resserre d’ailleurs sa position de manière à ne rien laisser voir qu’elle voudrait me cacher.

Je jette une oeillade circulaire : nous sommes entourés d'arbres et de broussailles, et la nuit ne va pas tarder à être totale. Il fait déjà frais. Bientôt, il fera froid. Et je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous nous trouvons.
Je me tourne à nouveau vers ma collègue.

— Ils sont partis par où ?

Elle ne répond pas, bien qu’elle me regarde.

— Vous ne les avez pas vus partir ?

Toujours le mutisme.

« Et merde ! me dis-je. Ça va être coton, pour sortir d’ici ! » Si seulement elle pouvait m’indiquer la direction prise par nos ravisseurs, on pourrait se mettre à la recherche d’un chemin ! La camionnette qui nous a amenés doit bien être retournée quelque part. Je ne pense pas avoir marché longtemps avec une cagoule sur le crâne, mais suffisamment pour avoir complètement perdu mon orientation.
Étendu sur le plancher du véhicule avec les pieds d’un des types appuyés sur mon dos, j’avais rapidement abandonné l’idée d’essayer de mémoriser le trajet emprunté, d’ailleurs plutôt longuet. Et les hectares de forêt ne manquaient pas dans la région.
« On est paumés, voilà. Et en plus, j’ai mal aux couilles ».
J’insiste auprès de Geneviève :

— Vous les avez vus partir ?

Elle fait « non » de la tête.

— Ça commence fort ! marmonné-je en me levant péniblement.
— Où vous allez ?

Elle a parlé rapidement, d’une voix aiguë. Elle a manifestement les jetons.

— À la maison, dis-je.

J’essaie de faire quelques pas, mais la douleur est violente.

— Ça vous fait mal ?

Elle a de ces questions !

— Pensez-vous ! ironisé-je. Une caresse. Je ne vais d’ailleurs pas tarder à jouir !
— Vous ne pouvez vraiment pas vous abstenir d’être odieux ?
— Désolé. Je dois être trop vieux pour espérer changer.

Je choisis une direction au hasard et amorce deux enjambées. Des ronces s’accrochent à mes chevilles et le sol est loin d’être tendre sous mes pieds nus, mais ces douleurs sont bien faibles comparées à celle qui me taraude l’entrejambe.

— Ne partez pas !

C’est presque un cri. Je me tourne vers elle :

— On ne va pas rester sur le cul en attendant de crever de froid. Il faut sortir de ce foutu bois.
— Comme ça ? Sans vêtements ?

Elle est toujours assise, cachant sa nudité.

— Vous pouvez vous enraciner là si ça vous chante. Dès que je trouve des fringues, je vous les fais suivre par colis postal.
— Salaud !

Je n’ai pas la moindre envie d’être gentil avec elle. À la limite, je me dis que cette bêcheuse n’a que ce qu’elle mérite, elle qui me couvre de son mépris depuis tant de mois, m’interdisant même de la tutoyer. Bosser toute la journée dans une banque à quelques mètres de ce genre de carriériste, fût-elle bien roulée, ça vous donne le sentiment d’être tenu pour un étron, et vous prenez rapidement le parti d’être désagréable.
Que les malfrats ayant braqué les guichets de l’institution nous aient choisi tous deux comme otages ne manquait assurément pas de sel !

— Ne me laissez pas seule !

Bon. Comme elle insiste, je m’arrête et fais volte-face.

— Suivez-moi.
— Vous connaissez le chemin ?
— Absolument pas.
— Alors, restons ici ! décide‑t‑elle, l’air plus horrifié que jamais.

Je la regarde à nouveau :

— Et on attend quoi ? Qu’on nous retrouve par miracle ?

Elle ne dit rien.

— Si ça vous amuse de stationner le cul par terre, moi pas ! Et prenez garde, il y a sûrement tout un tas de bestioles qui rampent vers vous : fourmis, araignées, punaises…
— Oh ! Vous croyez ?

Elle scrute les alentours avec effroi, mais il fait de plus en plus sombre et elle ne doit plus distinguer grand-chose. Je la vois qui se lève, masquant du bras ses seins nus et dissimulant son pubis sous sa main.

— Retournez-vous ! ordonne‑t‑elle.

Je hausse les épaules et lui tourne résolument le dos. Si ça l’amuse de faire cette gymnastique pour cacher son anatomie, libre à elle. Je me mets en marche, à l’instinct, et je l’entends qui m'emboîte le pas en poussant de petits cris de douleur.

— C’est plein d'orties, par ici ! Je parie que vous le faites exprès !

Je pivote et elle tente de dissimuler son corps de son mieux.

— Vous n’êtes pas obligée de me suivre. Prenez le chemin qui vous plaît.
— Retournez-vous ! hurle‑t‑elle. Je vous suis, mais ne vous retournez plus. Et essayez d’éviter les ronces.
— Je fais ce que je peux ! lancé-je en continuant à la regarder. Vous ne voulez pas que je vous porte sur mon dos ? Ça épargnerait vos petits pieds.
— Ça vous exciterait de me sentir contre vous, espèce de dégoûtant !
— Certainement, dis-je ironiquement en lui tournant le dos et en me remettant en marche.

En fait, ça ne m’émoustillerait probablement pas beaucoup, parce qu’après le traitement que mes bijoux de famille viennent de subir, je suis loin d’être dans de bonnes dispositions pour la gaudriole. Chacun de mes pas s’accomplit dans la douleur, et je m’accroche régulièrement aux basses branches pour garder l’équilibre et reprendre mon souffle.





Second extrait



Ma nuit fut peuplée de cauchemars. J’en avais presque perdu l’habitude. De vieux démons resurgissaient.

Je me levai aux aurores, la bouche pâteuse et l’humeur maussade. En quittant la chambre, je pensai à mon visiteur de la veille. Était-il déjà parti ? J’ignorais à quel endroit il avait dressé son campement.
En ouvrant la porte, je fus accueillie par quelques rayons d’un soleil rasant… et par un joyeux « bonjour » !

— Vous… vous avez dormi là ?

La question était stupide. Il était à genoux dans un coin de la terrasse, à rouler son couchage.

— C’était plus simple que de monter la tente sous la pluie, s’excusa‑t‑il.

Il sourit avant d’ajouter :

— De cette manière, je lèverai plus vite le camp.
— Oh ! Je… je ne voulais pas…
— Ne vous en faites pas, dit-il avec un geste d’apaisement. Je comprends votre méfiance. Je ne suis qu’un voyageur, un inconnu. Dans quelques minutes, je disparaîtrai de votre vie.

Son sourire, son humilité avivèrent mon sentiment de culpabilité. J’avais été odieuse, mais que pouvais-je faire d’autre ? Lui offrir mon salon pour la nuit ? Et pourquoi pas mon lit ?

— Vous prendrez bien un peu de café ? suggérai-je, soucieuse de me racheter.
— Du café ?
— Je sais, je vous ai déjà fait le coup, mais…

Il rit de mon embarras.

— Je vous ai dit qu’il était très bon.
— Vous êtes indulgent.
— J’en boirai volontiers.

Je terminais de préparer la mouture et mettais la machine en marche lorsqu’il entra dans le bungalow. En pivotant vers lui, je croisai son regard et une sensation bizarre m’envahit soudain.

— Je… je vais m’habiller ! jetai-je avant de filer dans la chambre.

Adossée à la porte, une main sur le ventre, je repris mon souffle en écoutant battre mon cœur. Comment avais-je pu me présenter aussi peu vêtue devant cet inconnu ? Je n’étais couverte que jusqu’à mi-cuisses par une légère chemise de nuit ! Opaque, certes, mais si fine ! Le miroir de la garde-robe me renvoya mon air hagard, mes cheveux en bataille, ma petite taille et mes rondeurs.

— Saleté de merde ! grommelai-je. T’es dingue, Pervenche !

Alors que j’étais prête à faire amende honorable, à me montrer un tantinet aimable, la rage m’agaçait à nouveau les crocs. Hâtivement, je choisis des vêtements, les enfilai pour les enlever aussitôt et les balancer hargneusement sur le lit avant de jeter mon dévolu sur d’autres qui subirent le même sort. Je devenais hystérique. Chaque coup d’œil dans la glace me faisait constater ma profonde décrépitude. J’étais affreuse. Horrible. Un cas désespéré. De régime foireux en irrépressible boulimie, mon indice de masse corporelle avait joué au yo-yo.
Je tentai de me ressaisir, de me dire que je m’en foutais complètement, que « l’autre » allait partir bien vite, sortir de mon existence, disparaître dans le néant… mais rien n’y faisait. Je tenais à laisser une bonne impression. Chasser l’intrus, oui, mais à son grand regret autant qu'à ma profonde satisfaction !

Inutile de songer à me maquiller ni même à me rafraîchir. Pour ce faire, j’aurais dû quitter la chambre pour la salle de bain. En d'autres termes, avouer mon désir de me montrer à mon avantage. Il était trop tard. L'homme m’avait vue comme ça. Nature. Au saut du lit. Des doigts, je tentai d’ordonner ma chevelure. Consolation : j’avais de beaux cheveux. Complètement décoiffés, mais abondants. Je leur assortis un vieux blue-jean mal repassé et un sweat-shirt de la même veine et, pieds nus, regagnai le living.
Il était debout, les fesses contre le bureau, sirotant son café.

— Je me suis servi.

Je fronçai les sourcils. Il souriait aimablement, comme il semblait en avoir l’habitude, mais n’était-ce qu’une façade ? Je le trouvai très beau ; irrésistiblement charmant. Ses sandales de randonneur, ses vêtements usagés et froissés et son teint hâlé témoignaient d’une vie au grand air. Il n’avait cependant rien d’un vagabond : propre et détendu, correctement rasé, il respirait l'assurance. Il parut déceler le motif de mon inquiétude.

— Vous êtes romancière ? s’enquit-il en posant les doigts sur la pile de feuilles qui trônait sur le bureau.
— Ne vous gênez pas ! fis-je, courroucée.
— Suis-je indiscret ?

Son air candide accentua mon agressivité.

— Je vous interdis de toucher à mes affaires !
— Je ne pensais pas que votre récit était secret.
— Cela ne vous regarde pas !
— Excusez-moi. Les feuillets étaient là… Je n’imaginais pas que c’était votre journal intime.
— Mon journal intime ? Et quoi, encore ?
— Vous ne voulez pas qu’on le lise. C’est donc secret.
— C’est un roman. Et il n’est pas pour vous.
— Vous n’écrivez que pour vous-même ? À quoi un romancier peut-il servir s’il n’a pas de lecteurs ?

Son calme et ses questions achevèrent de me mettre hors de moi. Je m’avançai vers lui.

— Qui vous dit que je cherche à me rendre utile ? Finissez votre café et disparaissez !
— Vous êtes belle quand vous êtes en colère, sourit-il.
— Allez-vous-en !
— Vraiment très belle.
— Sortez !

Je me dressais devant lui comme un jeune coq, mais il était grand. Lorsqu’il posa sa tasse près de lui et décolla les fesses du bord du bureau, il me surplombait d’une tête.

— Vous voulez vraiment que je m’en aille ?
— Oui ! explosai-je. Fichez le camp !

J’aurais souhaité effacer le sourire narquois qui fleurissait sur son visage. Je me retins de le gifler.

— Bien, admit-il.

Il se dirigea vers la porte.

— C'est dommage. J'aurais aimé parler de votre roman.
— Je n'en vois pas la nécessité.
— Pourquoi ? L'opinion de quelqu'un d'autre peut parfois aider. J'ai remarqué les ratures et corrections sur vos feuillets.
— Vous êtes trop curieux. Indiscret, même !

Je fis un léger écart pour le contourner et lui ouvrir la porte.

— Bon voyage.
— La scène de sexe dans les toilettes est sordide.

« Il a lu tout ça ? » pensai-je avec effroi.

— Je ne vous demande pas votre avis.
— Vous aimez écrire ce genre de choses ?
— Sortez ! aboyai-je.
— Vous savez... je vous admire. Sincèrement.

Ce type avait vraiment décidé de m'emmerder !

— Allez débiter vos conneries ailleurs que chez moi !
— Et... vous comptez le publier, votre roman ?
— Merde, merde, merde !

Je tournai les talons et m'effondrai dans un fauteuil, la tête entre les mains. J'entendis l'homme s'approcher.

— Excusez-moi, dit-il doucement.
— Mais vous pouvez pas me foutre la paix ? pleurnichai-je. Vous pouvez vraiment pas vous en aller persécuter quelqu'un d'autre ?
— Pervenche...

Je le regardai, incrédule.

— Vous vous appelez Pervenche, n'est-ce pas ? Je l'ai lu sur vos papiers...
— Vous avez décidé de fouiller dans ma vie, c'est ça ?
— Pervenche...
— Allez-vous-en !

J'avais des larmes plein les yeux. Je ne m'imaginais pas aussi fragile. Ma voix se brisa.

— Allez-vous-en... s'il vous plaît !

L'instant d'après, il s'agenouillait devant moi.

— Pardonnez-moi. J'aimerais rester encore un peu. Ne me chassez pas. Ne m'en veuillez pas. Je cherche désespérément un moyen de me rapprocher de vous, de retarder mon départ.
— Mais...
— Vous êtes sublime. Je n'ai jamais rencontré de femme telle que vous. Dès que je vous ai vue, je suis tombé sous votre charme.
— Fadaises !
— Non, Pervenche, je vous l'assure. Je voudrais déjà ne plus vous quitter. Vous m'avez envoûté. Vous êtes belle, si belle.
— Je suis immonde.
— Vous êtes magnifique.
— Taisez-vous !
— Non !

Je me levai, fis quelques pas en lui tournant le dos. La minute de désespoir s'estompait, gommée par une bouffée de froide colère.

— Allez servir votre salade de baratin à d'autres que moi ! Vous croyez que je vais foncer tête baissée dans le piège à con que vous tendez à toutes les femmes seules que vous rencontrez pendant votre voyage ? Sortez de chez moi ! Disparaissez de ma vie !
— Jamais !

Il était tout près. Je sursautai et fis volte-face. Je l'avais à peine entendu se déplacer.

— Quoi ? grondai-je, outrée.
— Je vous aime, Pervenche.

Il ne manquait ni de culot ni d'optimisme !

— Taisez-vous !
— J'aime vos yeux, votre bouche, votre voix... et votre sale caractère.
— Je ne crois pas aux coups de foudre. Vous perdez votre temps.
— Ne vous moquez pas.
— En fait de coup de foudre, je pense que l'orage d'hier soir est tombé sur votre crâne et vous a grillé la cervelle ! me gaussai-je pour l'achever.
— Non, je vous aime. Je vous aime vraiment.
— Tant pis pour vous.
— Pourquoi tant de mépris ? Vous vous défiez de moi !
— Vous êtes complètement fêlé, mon vieux !
— Je suis fou de vous !

Il paraissait sincère, mais je n'en croyais rien. Sa tactique était cousue de fil blanc. Un voyageur audacieux, un aventurier, un tombeur. Combien de naïves s'étaient-elles laissé dévorer comme autant de fruits mûrs ?

— Pour la dernière fois : sortez !
— Pervenche...
— Pervenche ! Pervenche ! Vous n'allez pas répéter mon prénom pendant des heures en bavant comme un mouflet devant une friandise ? Cessez donc votre cinéma ! Elle s'en fout, Pervenche ! Elle vous emmerde, Pervenche ! Tout ce qu'elle désire, Pervenche, c'est vous voir débarrasser le plancher parce que votre présence l'indispose. C'est clair ?


2 commentaires:

  1. J'adore. C'est drôle et ciselé. Merci pour ces quelques extraits savoureux qui donnent envie... d'acheter vos livres.

    L'ami Georges.

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