dimanche 4 juillet 2021

La zone de bivouac

 Si vous êtes randonneur, alpiniste ou adepte des déplacements dans la nature « par vos propres moyens », vous connaissez probablement le principe du bivouac : un campement provisoire et rudimentaire, qui se distingue du camping proprement dit par sa durée très limitée et son absence de recours à des équipements et infrastructures préétablis. En gros, c'est un campement improvisé juste pour y passer la nuit, au hasard du voyage.

Certains confondent à tort « bivouac » et « camping sauvage ». Ce dernier, qui consiste a établir un campement durable (au-delà du temps nécessaire à passer une nuit) en un lieu distinct des emplacements dédiés, est généralement illégal et punissable ; alors que le premier, rarement mentionné dans les textes légaux, est parfois toléré ou passe inaperçu s'il est pratiqué en toute discrétion.

Pourquoi le « randonneur » (j'utilise ce terme au sens large pour désigner tout voyageur se déplaçant en pleine nature de manière non motorisée), s'il ne trouve pas un hôtel, une auberge, une chambre d'hôte ou un emplacement sur un terrain de camping, aurait-il perdu le droit de simplement dormir en quelque endroit où il ne dérange pas et ne sera pas dérangé ?

Pourquoi lui faudrait-il nécessairement payer pour seulement dormir quand aucun équipement (douches, toilettes...) n'est utilisé et qu'il quitte les lieux au lever du jour sans laisser de traces de son passage ?

Le mieux est évidemment de trouver un bout de terrain privé et, moyennant l'accord du propriétaire, d'y planter sa tente le temps d'une nuit. Mais ce n'est pas toujours possible.

Chez nous, en Belgique, quelques communes ont prévu de venir en aide aux promeneurs en leur proposant des « zones de bivouac ». Ces endroits, loin des grands axes routiers mais proches des sentiers de randonnée, délimités le plus souvent par quelques potelets flanqués d'un panneau explicatif, sont mis gratuitement à la disposition de ceux qui visitent la région à pied, à vélo ou à cheval ; leur usage étant par ailleurs strictement interdit aux automobilistes, motards et toute autre personne se déplaçant au moyen d'un engin motorisé.

Sur place, aucun équipement : juste quelques grands sacs-poubelles et, en général, un emplacement délimité par des pierres destiné à accueillir un feu de camp, si les conditions atmosphériques (peu de vent, pas de sécheresse) autorisent d'en allumer un et qu'on n'utilise que du bois tombé au sol. Pas de sanitaires, apportez votre eau, enterrez vos déjections et gardez l'endroit propre.

Ces zones de bivouac ne peuvent être utilisées par le randonneur que pour une seule nuit, arrivée à partir de seize heures et départ avant dix heures le lendemain matin. Simple, non ?

 

J'ai récemment fait étape, lors d'une randonnée à vélo, en un de ces lieux. Arrivé vers seize heures trente, après avoir plusieurs fois dû mettre pied à terre sur un chemin rocailleux et pentu convenant mieux à un bon VTT qu'à ma monture « tous chemins » équipée pour la balade et lestée d'une quinzaine de kilos de bagages, je m'imprégnais de la quiétude des lieux lorsque j'entendis des bruits de voix et d'objets durs frappant le sol caillouteux : d'un second chemin rejoignant la zone de bivouac depuis la direction opposée à celle dont j'étais venu, d'autres visiteurs s'annonçaient sans discrétion.

Quelques secondes plus tard, deux jeunes gens apparurent, traînant chacun derrière eux une grosse valise-trolley surmontée de quelques objets n'ayant pas trouvé place à l'intérieur. Ils avaient davantage la dégaine de touristes en passe de se présenter au « check-in » d'un aéroport que de marcheurs en bottines porteurs de leur sac à dos !

De brèves salutations, puis un lourd silence, chacun jaugeant l'autre l'air de se dire, pour les uns, « Zut ! il y a déjà quelqu'un ! », et pour l'autre « Qu'est-ce que ces deux olibrius ? ».

Inquiet, le gars consulte d'abord sa compagne du regard, puis me demande timidement si j'ai déjà choisi l'endroit où je vais. J'en avais bien une vague idée, certes, mais si j'avais voulu m'octroyer directement quelques mètres carrés de mon choix, j'y aurais installé illico quelques affaires histoire de marquer mon territoire.

Je n'en avais rien fait. Ma bicyclette encore chargée posée contre un arbre, j'étais seulement en train de découvrir les alentours. Il était tôt, les lieux étaient encore inoccupés, rien ne pressait.

- Peu importe, dis-je. Installez-vous où bon vous semble.

- Alors, là-bas, me répond le gars, visiblement soulagé, en désignant une zone de l'autre côté de l'emplacement réservé au feu de camp.

- Pas de problème. Vous serez près du feu. Voyez, ça fume encore, vous n'aurez aucun mal à le réactiver.

Étonnamment, en effet, de légères fumerolles montaient encore des cendres du foyer imparfaitement éteint, comme si d'autres occupants venaient à peine de s'en aller. Le site de bivouac était pourtant désert à mon arrivée vers seize heures trente, donc ses précédents occupants étaient soit partis tard, soit particulièrement négligents. La prudence recommande de ne jamais laisser derrière soi un feu sans surveillance.

- Il fumait ce matin, m'explique le gaillard avec un accent néerlandophone, quand on est venus en reconnaissance.

Je souris et hoche la tête, mais n'en suis pas moins surpris : ainsi donc, ces gens, qui ne sont visiblement pas randonneurs mais probablement automobilistes ayant stationné leur véhicule à proximité, ont même pris le soin de venir reconnaître les lieux plus tôt dans la journée ! Comme quoi certains ne reculent devant rien pour réaliser l'économie d'une nuit dans un camping...

Me disant qu'il n'est pas de ma compétence de décider qui a ou non le droit de fréquenter les lieux, pas plus que je n'ai autorité pour les interroger voire leur intimer l'ordre de déguerpir s'ils n'ont légalement rien à y faire, je les laisse installer leur tente dans le coin qu'ils avaient choisi dès le matin. À cet instant, cela m'importe peu, de toute façon, puisqu'il y a sans doute suffisamment de place pour accueillir plus d'une demi-douzaine de tentes de trekking, et que personne d'autre ne s'est encore présenté afin de revendiquer un coin de terrain pour y passer la nuit. En cas d'éventuelle « crise du logement », que je pense peu probable en cette mi-juin, il sera encore temps d'opérer le tri !

Tout en déchargeant ma bécane et en installant ma petite tente à bonne distance du carré de grumes qui entoure le tas de cendres encore fumantes (j'ai tendance à considérer qu'un fragile abri de nylon et un feu qui ne demande qu'à reprendre vigueur font rarement bon ménage), je jette quelques brefs regards vers mes compagnons de campement, qui ont déballé et rapidement érigé une tente de type « deux secondes » d'une grande enseigne de sport bien connue, et s'évertuent à présent, si j'en crois les « pssh-pssh » répétés qui me parviennent, à gonfler quelque matelas pneumatique.

Pendant ce temps, je laisse mon tapis autogonflant faire le job lui-même et je plante, à l'aide d'une pierre, quelques sardines dans la terre caillouteuse. Nous sommes sous les arbres, le vent est faible et nul orage ne menace ; ancrer au sol une tente autoportante dans ces conditions n'est pas vraiment nécessaire, mais j'ai le temps de le faire tranquillement, donc je ne m'en prive pas.

Je suis sur le point d'en terminer avec mes coups de pierre lorsque deux autres personnes s'invitent au bivouac : une jeune femme à l'allure sportive et un gamin d'environ huit à dix ans, tous deux portant bottines et sac à dos. Au moins, ceux-là ont la dégaine de randonneurs ! Je leur souhaite la bienvenue et termine de m'installer pendant qu'ils décident de l'endroit où ériger leur petite tente tunnel. C'est assez près du feu, sans toutefois être dangereux, et à quelques pas des poubelles, mais le choix semble se justifier par l'empressement du gamin à ranimer la flamme. La tente à peine montée, il s'active à rapporter des branches et à souffler sur les braises. Pendant ce temps, les deux jeunes gens se sont assis sur des tabourets pliants, épaule contre épaule, et papotent à voix basse près de leur abri de toile.

Je souffle deux bonnes fois dans mon matelas pour achever de le gonfler, déroule mon sac de couchage et range mon matériel dans la chambre pour la nuit, les sacoches se contenteront de l'abside. Mon estomac me rappelle à l'ordre : il n'est pas encore dix-huit heures, mais ses ordres ne se discutent pas puisque je dispose de quoi satisfaire ses grognements. Je sors la popote, le réchaud, le potage instantané et la semoule de blé. On n'est pas dans le raffinement, mais avec un bout de fromage en accompagnement et un biscuit pour dessert, ça cale.

L'eau bout lorsque de nouveaux arrivants font bruyamment leur apparition. Deux hommes, que suit un gamin. Néerlandophones, comme le jeune couple. L'un des types promène un sac à dos et est chaussé de bottines, mais l'autre gars trimbale un sac de sport et un « frigo box » en plastique rigide bleu et blanc qui paraît bien lourd. Le gamin est chaussé de sandalettes et porte sous le bras un paquet rond que j'identifie immédiatement comme étant une tente « deux secondes » du genre de celle évoquée précédemment. Visiblement pas plus randonneurs que le jeune couple.

J'avale ma tambouille sans me soucier du trio qui établit son campement un peu plus loin, termine tranquillement mon repas, nettoie et range les ustensiles. Je m'affaire ensuite à attacher ma bicyclette, au moyen d'un antivol pliant, à l'arbuste contre lequel elle prend appui. On ne sait jamais !

Entretemps, le jeune couple a délaissé sa tente et échange quelques mots avec la dame et son gamin. Il s'approche ensuite de moi et le gars me demande si j'ai besoin de quelque chose, car ils vont faire des emplettes en ville. Je décline son offre en le remerciant poliment. Après un crochet chez les derniers arrivés (qui ont déplié tables et chaises et allument un feu en dehors de la zone aménagée), ils s'en vont main dans la main en empruntant le chemin par lequel ils sont venus. Je les vois mal se rendant à pied au centre ville, que je sais éloigné de quelques kilomètres ! Leur voiture ne doit pas être bien loin ! Bah ! Au moins, ils sont serviables.

Tranquillement, je m'éloigne entre les arbres pour satisfaire un besoin pressant. Au retour, j'en profite pour emprunter un bout du sentier « sud », celui qui m'est inconnu mais via lequel tous les autres sont arrivés. Il est aussi rocailleux que celui par lequel je suis venu, mais moins étroit, moins pentu et surtout moins long. De la lisière du bois, quelques centaines de mètres plus loin, après une belle montée dans la pierraille et quelques pas sur un sentier étroit, j'ai vue sur le reste du chemin, qui s'étire en profondes ornières jusqu'à un petit groupe d'habitations desservies par une route asphaltée. Je les estime distantes d'environ huit cent mètres de la zone de bivouac. Au loin, je distingue également quelques véhicules en stationnement, parmi lesquels plus que probablement ceux de la plupart de mes voisins de bivouac.

Cette brève reconnaissance m'apprend que mon intuition à leur égard était correcte, mais également qu'il vaudra mieux quitter l'endroit par ce chemin le lendemain matin, car la voie « nord » que j'ai empruntée la veille est beaucoup plus longue et ardue. Je comprends pourquoi personne n'est venu par ce côté-là.

Tout en retournant vers mon campement, je réalise que, pour accéder à la gratuité de cette zone de bivouac, une bonne dose de motivation est requise : que ce soit à pied ou à vélo en véritable randonneur, ou en trimbalant tout un fatras d'équipement depuis la malle d'une voiture, l'opération garantit quelque suée, même si elle n'est pas comparable d'un cas à l'autre.

D'un autre côté, j'en arrive à m'interroger quant aux possibles conséquences de ce qui m'apparaît comme un abus de la part d'automobilistes peu scrupuleux. En cas d'affluence et de manque de place, qui donc priera les « sans-gêne » de déguerpir afin de laisser la place à ceux auxquels la zone de bivouac est réservée ; et, surtout, qui aura autorité pour le faire ? Faudrait-il faire appel aux forces de l'ordre dans l'éventualité d'un refus des automobilistes d'abandonner le terrain aux véritables randonneurs ?

La question reste en suspens.

Je passe une partie de la soirée près du feu de bois ranimé par le gamin et au-dessus duquel il s'amuse à faire griller des marshmallows. Sa maman m'explique que c'est pour lui sa première rando-camping, ce qui contribue à son excitation en dépit des sept kilomètres à pied parcourus sac au dos et des sept autres qui l'attendent le lendemain.

Entretemps, les tourtereaux sont revenus porteurs de victuailles diverses. Un peu plus loin, c'est barbecue et cannettes de bière, sur fond musical heureusement pas trop tapageur. Allongé dans ma tente, je les entendrai faire la fête jusqu'à près de minuit, puis ce sera le silence et pour moi l'éveil, aux premières lueurs du jour saluées par le chant des oiseaux. Mon café avalé et le vélo chargé de mon équipement, je quitterai la zone de bivouac vers huit heures trente après avoir souhaité un bon retour à la dame et à son gamin et en me demandant si nos voisins automobilistes, pas encore levés à ce moment-là, auraient fait place nette avant dix heures et bien éteint leur feu...