lundi 20 décembre 2021

Corvées de toute une année

 Il y a des besognes qu'on ne devrait pas avoir à faire. On les appelle communément « des corvées ».

Certaines sont quotidiennes, mais tout le monde ne les considère pas toutes comme telles. Affaire de goûts et d'habitudes, généralement.

Il y a les tâches ménagères, que l'homme moderne ne laisse plus entièrement à charge de sa femme, par exemple. Ce qui me force d'ailleurs à constater que beaucoup d'hommes sont capables d'être à la mode sans être modernes pour autant.

Il y a les tâches d'entretien du jardin, les réparations diverses, que l'homme moderne devrait entreprendre sans rechigner. Mais je connais des femmes qui tondent la pelouse et manient le tournevis et le fer à souder aussi bien que leur coiffeuse les ciseaux et le fer à friser. Si leur homme cire le parquet, lave la vaisselle et sait faire la soupe, c'est un partage des tâches qui peut satisfaire tout le monde.

Et il y a, outre les compétences, les goûts et les couleurs qui, on le sait, ne se discutent pas. Quoi qu'il en soit, incompétence et dégoût vont plus souvent de pair que leur contraire. Si vous n'aimez pas cuisiner, il y a de fortes chances que le jour où vous vous mettez au fourneau, le résultat soit lamentable. Inversement, une personne aimant cuisiner aura tendance à servir des plats au minimum corrects. Toutefois, ce n'est pas parce qu'on aime faire le gâteau qu'il sera nécessairement bon.

Et puis, donnez à dix personnes la même recette et les mêmes ingrédients ; les résultats iront du succulent à l'innommable.

Bref, la corvée patates, ça peut n'en être pas une. Surtout si vous mangez fréquemment des pâtes et du riz. La corvée vaisselle, grâce à la technique moderne, on peut la confier à une machine. Il reste seulement à la vider et à ranger assiettes et casseroles. C'est d'ailleurs à ce moment-là que le plus silencieux des lave-vaisselle se révèle extrêmement bruyant !

Mais il y a des corvées qui sont vraiment des corvées et qu'en été, on se dit qu'on attendra l'hiver pour les faire. Ou l'inverse. Comme nettoyer le four, par exemple. Voilà une chouette corvée ! Tous ces rôtis, ces poulets qui ont éclaboussé tous azimuts ; ces traînées de graisse recuite sur les claies... Les plus méticuleux nettoient au fur et à mesure ou utilisent la pyrolyse. La première option requiert patience (que ça refroidisse un peu), volonté (de s'y mettre) et bonne mémoire (parce qu'en attendant que ça refroidisse, on passe à autre chose) ; tandis que la seconde requiert beaucoup d'énergie électrique et la nécessité de tolérer un peu de fumée et un résultat souvent douteux.

Ranger le grenier, c'est difficile aussi. Surtout de commencer. C'est incroyable tout ce qu'on peut entasser dans un grenier. Le grenier, c'est un débarras à la puissance quatre. Ou davantage, suivant la taille. Mais c'est un peu comme le disque dur de l'ordinateur : c'est quand il sature qu'on réalise qu'on l'a trop rempli et qu'il est temps de faire un bon nettoyage. Donc, plus il est grand, plus on l'encombre.

En été, ranger un grenier, c'est dur. Il fait chaud, sous la toiture. Et puis, dehors, il fait beau, d'autres corvées plus pressantes sont là qui attendent : tondre la pelouse, couper les fleurs fanées, arroser le potager, prendre l'apéritif sous le parasol...

En hiver, ranger un grenier, c'est compliqué aussi. Il fait froid, sous la toiture. Dehors, il fait froid aussi et d'autres corvées plus pressantes attendent : déneiger le trottoir, ajouter de l'antigel dans le réservoir du lave-glace de la voiture, acheter les cadeaux pour la Noël, nettoyer le four que la dinde a encrassé...

Je ne m'étendrai pas sur le printemps et l'automne. Inutile d'insister. Mais il faut quand même semer et planter, nettoyer la terrasse et le mobilier de jardin, décrasser la bagnole (ou les vélos), récolter et faire les conserves, tailler les haies, ranger enfin le grenier et se décider à attaquer le four.

Ici, en Belgique, la mauvaise saison est longue. Le seul petit éclair dans la grisaille, ce sont les périodes de fêtes, si on aime ça, qui aident à passer le temps en attendant des jours meilleurs.

Cela me permet de prendre le temps de vous souhaiter de bonnes fêtes de fin d'année ; et une année 2022 enfin débarrassée de cette fichue pandémie qui vient tout doucement à bout de notre patience.



lundi 11 octobre 2021

Le service des urgences

Parfois, on regrette. « Je n'aurais pas dû... » ou « j'aurais mieux fait de... ». Alors, on prend ce qu'on présume être de bonnes résolutions : « La prochaine fois, je... » ou « Si ça arrive encore, je... ».

En cas de souci de santé, par exemple, il arrive que nous nous interrogions sur l'attitude à adopter : aller voir le toubib ou prendre un cachet et attendre que ça passe ?

Et quand on le raconte à autrui, ça n'arrange rien. Après coup, c'est presque toujours plus facile de savoir ce qu'il aurait fallu décider et comment nous aurions dû agir. Presque toujours. Parce qu'il reste des exceptions.

Le « service des urgences » en est une belle. Parfois, on ne doute pas : le sang coule, la personne est couchée par terre et se tord de douleur, la jambe est brisée... On appelle du secours ou on conduit le blessé à l'hôpital. Mais dans d'autres circonstances, c'est moins évident. Est-ce que cet inquiétant malaise est seulement passager ? Est-ce bien normal, cette vision brouillée ? Et ces palpitations ?

Mais même quand on ne doute pas, il arrive qu'on regrette. Après coup, bien sûr, puisque sur le moment on a cru avoir fait ce qui s'imposait.

Ce fichu malaise, ces palpitations, ces vertiges... Prudemment, on se fait conduire aux urgences. Le temps d'arriver, le temps d'être pris en charge ; et ça va déjà beaucoup mieux. Évidemment, le personnel a fait son job : on est là, avec un petit pansement dans le pli du bras à cause de la piqûre pour l'analyse sanguine, on se sent mieux, mais il faut attendre le résultat des analyses du labo. Et puis, l'électrocardiogramme qui semblait bon doit néanmoins être vu – et nous dans la foulée – par le cardiologue. Après, seulement, on nous donnera peut-être l'autorisation de sortir. Avec une prescription, sans doute, et à condition de ne pas prendre le volant avant le lendemain. La patience de la brave personne qui nous accompagnait aura, entretemps, été mise à rude épreuve, et nous nous serons confondu en excuses pour l'avoir dérangée pour si peu. Même si elle nous assure qu'il vaut mieux être prudent et que ce n'est rien, car nous en aurions fait autant pour elle.

Les urgences, je m'y suis présenté (ou fait conduire) plusieurs fois. J'y ai également conduit (et en ai ramené) d'autres personnes. Une fois sur deux, la conclusion en a été que nous avions perdu notre temps et que nous aurions mieux fait de nous abstenir ; ce qui signifie également qu'une fois sur deux, nous avons estimé avoir bien choisi.

Parfois, c'est évident : il faut y aller. Comme en cette fin d'après-midi qui m'a vu prendre une vilaine gamelle à vélo. Chose qui arrive quand on se montre trop optimiste en franchissant un joint longitudinal en sortie de piste cyclable, par exemple.

Cette fois-là, c'est le flanc droit qui avait dégusté. La hanche, bien écorchée au travers du cuissard ; et surtout la main droite qui avait servi de premier amortisseur. L'annulaire avait pris une forme bizarre, de la première à la seconde phalange, et à l'évidence, il y avait là fracture ou luxation.

Avec l'aide d'un automobiliste de passage, à qui j'avais assuré, après avoir contrôlé l'état de ma bicyclette, qu'il n'y avait pas de gros problème et que je pourrais facilement rouler les deux kilomètres me séparant encore de mon domicile ; je suis remonté en selle pour rentrer chez moi. Les douleurs étaient faibles, j'avais juste un peu froid, surtout à la main blessée ; mon amour-propre me paraissait avoir davantage souffert que tout le reste.

Je claquais néanmoins de dents en ouvrant le volet du garage et en rangeant mon vélo. Puis Chérie m'a accueilli, a découpé mon gant droit et aidé à enlever le gauche, avant de me conduire au service des urgences de l'hôpital le plus proche (neuf kilomètres), où a débuté la véritable aventure.

Nous nous présentons au guichet, je glisse ma carte d'identité sur le plateau permettant de la faire passer de l'autre côté de la vitre séparant le bureau de la salle d'attente et réponds aux quelques questions de l'infirmière de service à l'accueil. Elle m'invite ensuite à aller m'asseoir et à patienter. « On va vous appeler », annonce-t-elle.

En boitillant, car les douleurs commencent à se faire sentir du côté de ma jambe droite, je pars m'installer sur un des sièges mis à la disposition des malades, des éclopés et de leurs éventuels accompagnants. J'espère ne pas devoir attendre trop longtemps, mais nous sommes une demi-douzaine de personnes à entretenir le même espoir, donc je ne me berce guère d'illusions. Un doigt cassé ou luxé, ce n'est pas la fin du Monde ; et il y a certainement, de l'autre côté des portes de la salle d'attente, des malchanceux qui méritent la priorité qu'on leur accorde. Il n'empêche qu'aux douleurs déjà présentes vient progressivement s'ajouter celles de mon postérieur : j'ignore si c'est voulu, mais les sièges sont magistralement inconfortables. Métalliques jusqu'à l'assise et au dossier, fixées au sol et reliées entre elles par des tubes d'acier peint, les chaises sont une torture pour les fesses et les vertèbres lombaires ; à un point tel que je me sens mieux debout, en dépit de ma jambe droite endolorie.

Quand arrive enfin mon tour, le médecin qui m'examine jette un regard distrait à ma hanche, se penche sur ma main, grommelle quelques phrases à l'adresse de l'infirmière et m'annonce qu'une radiographie de la main droite s'impose. Il me confie ensuite aux bons soins de l'infirmière, qui nous emmène, Chérie et moi, dans une petite salle de soins avoisinante. Avant de passer aux rayons X mon doigt blessé, il convient de le défaire de la bague qui l'encombre encore.

Oui, car il y a là une grosse bague en « acier chirurgical » (comme l'étiquettent les marchands) qui n'a de valeur que sentimentale, et qu'il va falloir découper. Cela, je le savais. Dès ma chute, j'avais réalisé que cet ornement ne pourrait être enlevé autrement qu'en le sciant ; et cette nécessité devenait d'autant plus impérieuse que le gonflement du doigt blessé s'était accentué depuis l'accident.

« Je vais chercher l'appareil », nous annonce l'infirmière avant de quitter la pièce. Nous attendons patiemment son retour, silencieusement d'abord, puis avec quelques commentaires à mesure que les minutes passent et que nous restons là, Chérie et moi, abandonnés de tous. Dix, quinze et bientôt vingt minutes s'écoulent avant que l'infirmière ne reparaisse, accompagnée d'une collègue, et porteuse d'un coffret de plastique d'où elle extrait triomphalement un petit engin nanti d'un disque coupant.

— Le Brico était encore ouvert ? s'informe Chérie.

— C'est toujours la même chose, explique l'infirmière. « On » emprunte le matériel et « on » ne le remet pas en place, alors il faut courir dans tout l'hôpital pour le retrouver.

Je ne m'interroge pas sur l'identité de « on », ce n'est jamais personne tout en pouvant être n'importe qui, car je vois déjà l'infirmière brancher l'engin dans une prise de courant et s'avancer vers moi. Avec inquiétude, je regarde le disque coupant s'approcher de mon doigt. Bricoleur à mes heures, je connais les dégâts que peut occasionner une meuleuse angulaire, certes plus grosse que le petit appareil brandi par l'infirmière, mais qu'on n'utilise de préférence qu'équipé de gants et de lunettes protectrices.

Fort heureusement, l'outil est nanti d'une sorte de crochet plat, qu'il faut glisser entre la peau et l'objet à découper afin de ne pas se tromper de cible lorsque le disque coupant est mis en rotation. Le crochet est donc mis en place, non sans mal tant la bague enserre désormais mon doigt enflé, et la meuleuse mise en marche. C'est à ce moment que la collègue doit entrer en scène, munie d'un flacon duquel elle fait couler de l'eau sur mon doigt. Il faut refroidir la bague, qui va évidemment chauffer sous l'action du disque coupant. Ce n'est pas le moment d'ajouter quelques brûlures à mes douleurs, d'autant que la crainte d'une vilaine coupure ne me quitte pas elle non plus !

Mais il y a un problème : la machine ne fonctionne pas correctement. Elle démarre, s'arrête, redémarre... Les branchements sont vérifiés, on s'acharne, mais l'appareil est capricieux. Quand le disque tourne, on lui permet d'attaquer le métal. La collègue verse alors de l'eau sur les étincelles qui jaillissent de la bague, les transformant en gouttelettes d'eau qui aspergent petit à petit mes vêtements. Puis la rotation s'interrompt, probablement par la faute d'un mauvais contact quelque part entre la prise de courant et les entrailles de l'engin.

La collègue s'impatiente : elle veut bien aider, mais apparemment d'autres tâches pressantes l'appellent ailleurs. Chérie propose sa collaboration, au grand soulagement du personnel soignant : verser de l'eau à la bonne place, ce n'est pas compliqué et ne requiert sans doute pas d'exhiber un brevet de secouriste (dont Chérie dispose cependant).

Nous voici donc à nouveau trois : l'infirmière qui essaie de couper la bague, Chérie qui fait tout son possible pour verser de l'eau quand le disque tourne et cesser d'en verser quand il ne tourne plus, et moi qui prends patience en soutenant de la main gauche, bien posée sur ma cuisse et mon pantalon déjà bien trempé malgré le linge de protection, ma main droite blessée. Par-dessous, je pousse sur la bague afin de lui donner un maximum d'aisance et éviter que le crochet ne m'écrabouille les chairs déjà meurtries.

La bague résiste. C'est du costaud, bien épais, bien dur ; et il faudrait autre chose qu'une minable mini-meuleuse défaillante pour en venir à bout. Notre patience est en tout cas bien moins résistante, surtout celle de l'infirmière qui finit par renoncer devant les caprices de l'engin et s'esquive à nouveau en quête de secours ou d'une machine disposant de tous ses neurones.

Le magasin de bricolage est, à cette heure de la soirée, très certainement fermé, me dis-je. Donc, si la solution ne vient pas de l'intérieur, elle n'est pas près d'arriver !

Une dizaine de minutes s'écoulent, puis l'infirmière revient, accompagnée d'un collègue. Un mâle viril aura probablement davantage de poigne, s'imagine-t-elle probablement, encore que la poigne ne soit certainement une vertu aussi cruciale que la patience lorsqu'on est aux prises avec une machine hantée par les faux contacts.

Le gaillard prend le relais, mais rien n'y fait : las de ses caprices, l'engin est passé à la grève totale.

Une nouvelle fois, nous restons seuls, Chérie et moi. Le repas du soir attendra, lui aussi. Dehors, il fait déjà bien sombre, nous sommes en septembre, la nuit ne tardera pas à s'imposer.

L'infirmier revient, muni d'un autre appareil : un ancien modèle, entièrement manuel. Sa collègue décrète qu'elle ne s'en sort pas avec ça, question de poigne sans doute, mais le gaillard ne s'en laisse pas compter et, au bout de quelques minutes d'acharnement aux commandes de l'objet, la bague cède enfin.

Après ce triomphe arraché par la grâce d'un épuisant travail d'équipe, on nous invite à retourner en salle d'attente. Il y a en effet une radiographie à faire, pour laquelle « on va m'appeler ».

Nous patientons, donc, une fois de plus, tandis que la nuit achève de tomber. De longues minutes s'écoulent : dix, vingt, trente... Chérie s'inquiète, retourne au guichet. L'équipe a changé, ce n'est plus la même personne en poste à l'accueil. Elle va s'informer.

 


Nous restons assis, les minutes passent encore ; puis nous apprenons que le radiologue a terminé son service et que celui qui le remplace à présent ignore que je dois bénéficier de ses services. Il apparaît que son collège, après m'avoir vainement appelé dans le couloir et la salle d'attente, en a déduit que j'étais parti et m'avait donc rayé de la liste. Pouvait-il savoir que nous étions, hors de portée de ses appels, en prise avec une bague récalcitrante et une machine défectueuse ? Sans doute pas.

Les clichés sont enfin pris, avant qu'on nous réexpédie... en salle d'attente, où nos postérieurs endoloris refusent désormais tout contact avec les foutus sièges métalliques. Nous ne regardons plus nos montres, l'appétit s'en est allé, seule la fatigue reste en piste.

On m'appelle enfin, dans une autre salle de soins. Le doigt est luxé, en effet. Il faut remettre en place l'articulation. Quelques piqûres dans le doigt enflé – pas drôles du tout, mais je serre les dents – et de longs efforts conjugués du médecin et de moi-même, l'un tirant dans un sens, l'autre dans le sens opposé, et mon doigt est remis en place.

Une attelle est posée, des anti-inflammatoires prescrits. Peu avant de partir, on m'indique qu'il m'est désormais interdit de conduire. « Mais je peux, protesté-je, il n'y a pas de souci, ce n'est qu'un doigt ». En effet, mais on m'explique qu'en cas d'accident, je ne serai pas couvert par mon assurance, car je ne suis pas en état de conduire. Pour plusieurs jours.

Certificat médical, donc. Et le reste de la semaine à la maison.

Une autre visite à l'hôpital est programmée, dans quelques jours, afin de vérifier l'état de mon doigt au moyen d'une nouvelle radiographie.

Nous rentrons chez nous. Nous mangeons sans appétit. Ce passage au service des urgences (j'en ai connu d'autres) restera dans nos mémoires. Il fallait y aller, ça ne fait pas de doute. La décision était la bonne.

Par contre, je ne porte plus de bague. Aucune. À ce doigt-là, dont l'articulation reste déformée deux ans plus tard, elle ne passerait pas. Aux autres doigts, je n'en ai plus envie. De toute façon, le sport et les bijoux, ça ne fait jamais bon ménage.


 

dimanche 4 juillet 2021

La zone de bivouac

 Si vous êtes randonneur, alpiniste ou adepte des déplacements dans la nature « par vos propres moyens », vous connaissez probablement le principe du bivouac : un campement provisoire et rudimentaire, qui se distingue du camping proprement dit par sa durée très limitée et son absence de recours à des équipements et infrastructures préétablis. En gros, c'est un campement improvisé juste pour y passer la nuit, au hasard du voyage.

Certains confondent à tort « bivouac » et « camping sauvage ». Ce dernier, qui consiste a établir un campement durable (au-delà du temps nécessaire à passer une nuit) en un lieu distinct des emplacements dédiés, est généralement illégal et punissable ; alors que le premier, rarement mentionné dans les textes légaux, est parfois toléré ou passe inaperçu s'il est pratiqué en toute discrétion.

Pourquoi le « randonneur » (j'utilise ce terme au sens large pour désigner tout voyageur se déplaçant en pleine nature de manière non motorisée), s'il ne trouve pas un hôtel, une auberge, une chambre d'hôte ou un emplacement sur un terrain de camping, aurait-il perdu le droit de simplement dormir en quelque endroit où il ne dérange pas et ne sera pas dérangé ?

Pourquoi lui faudrait-il nécessairement payer pour seulement dormir quand aucun équipement (douches, toilettes...) n'est utilisé et qu'il quitte les lieux au lever du jour sans laisser de traces de son passage ?

Le mieux est évidemment de trouver un bout de terrain privé et, moyennant l'accord du propriétaire, d'y planter sa tente le temps d'une nuit. Mais ce n'est pas toujours possible.

Chez nous, en Belgique, quelques communes ont prévu de venir en aide aux promeneurs en leur proposant des « zones de bivouac ». Ces endroits, loin des grands axes routiers mais proches des sentiers de randonnée, délimités le plus souvent par quelques potelets flanqués d'un panneau explicatif, sont mis gratuitement à la disposition de ceux qui visitent la région à pied, à vélo ou à cheval ; leur usage étant par ailleurs strictement interdit aux automobilistes, motards et toute autre personne se déplaçant au moyen d'un engin motorisé.

Sur place, aucun équipement : juste quelques grands sacs-poubelles et, en général, un emplacement délimité par des pierres destiné à accueillir un feu de camp, si les conditions atmosphériques (peu de vent, pas de sécheresse) autorisent d'en allumer un et qu'on n'utilise que du bois tombé au sol. Pas de sanitaires, apportez votre eau, enterrez vos déjections et gardez l'endroit propre.

Ces zones de bivouac ne peuvent être utilisées par le randonneur que pour une seule nuit, arrivée à partir de seize heures et départ avant dix heures le lendemain matin. Simple, non ?

 

J'ai récemment fait étape, lors d'une randonnée à vélo, en un de ces lieux. Arrivé vers seize heures trente, après avoir plusieurs fois dû mettre pied à terre sur un chemin rocailleux et pentu convenant mieux à un bon VTT qu'à ma monture « tous chemins » équipée pour la balade et lestée d'une quinzaine de kilos de bagages, je m'imprégnais de la quiétude des lieux lorsque j'entendis des bruits de voix et d'objets durs frappant le sol caillouteux : d'un second chemin rejoignant la zone de bivouac depuis la direction opposée à celle dont j'étais venu, d'autres visiteurs s'annonçaient sans discrétion.

Quelques secondes plus tard, deux jeunes gens apparurent, traînant chacun derrière eux une grosse valise-trolley surmontée de quelques objets n'ayant pas trouvé place à l'intérieur. Ils avaient davantage la dégaine de touristes en passe de se présenter au « check-in » d'un aéroport que de marcheurs en bottines porteurs de leur sac à dos !

De brèves salutations, puis un lourd silence, chacun jaugeant l'autre l'air de se dire, pour les uns, « Zut ! il y a déjà quelqu'un ! », et pour l'autre « Qu'est-ce que ces deux olibrius ? ».

Inquiet, le gars consulte d'abord sa compagne du regard, puis me demande timidement si j'ai déjà choisi l'endroit où je vais. J'en avais bien une vague idée, certes, mais si j'avais voulu m'octroyer directement quelques mètres carrés de mon choix, j'y aurais installé illico quelques affaires histoire de marquer mon territoire.

Je n'en avais rien fait. Ma bicyclette encore chargée posée contre un arbre, j'étais seulement en train de découvrir les alentours. Il était tôt, les lieux étaient encore inoccupés, rien ne pressait.

- Peu importe, dis-je. Installez-vous où bon vous semble.

- Alors, là-bas, me répond le gars, visiblement soulagé, en désignant une zone de l'autre côté de l'emplacement réservé au feu de camp.

- Pas de problème. Vous serez près du feu. Voyez, ça fume encore, vous n'aurez aucun mal à le réactiver.

Étonnamment, en effet, de légères fumerolles montaient encore des cendres du foyer imparfaitement éteint, comme si d'autres occupants venaient à peine de s'en aller. Le site de bivouac était pourtant désert à mon arrivée vers seize heures trente, donc ses précédents occupants étaient soit partis tard, soit particulièrement négligents. La prudence recommande de ne jamais laisser derrière soi un feu sans surveillance.

- Il fumait ce matin, m'explique le gaillard avec un accent néerlandophone, quand on est venus en reconnaissance.

Je souris et hoche la tête, mais n'en suis pas moins surpris : ainsi donc, ces gens, qui ne sont visiblement pas randonneurs mais probablement automobilistes ayant stationné leur véhicule à proximité, ont même pris le soin de venir reconnaître les lieux plus tôt dans la journée ! Comme quoi certains ne reculent devant rien pour réaliser l'économie d'une nuit dans un camping...

Me disant qu'il n'est pas de ma compétence de décider qui a ou non le droit de fréquenter les lieux, pas plus que je n'ai autorité pour les interroger voire leur intimer l'ordre de déguerpir s'ils n'ont légalement rien à y faire, je les laisse installer leur tente dans le coin qu'ils avaient choisi dès le matin. À cet instant, cela m'importe peu, de toute façon, puisqu'il y a sans doute suffisamment de place pour accueillir plus d'une demi-douzaine de tentes de trekking, et que personne d'autre ne s'est encore présenté afin de revendiquer un coin de terrain pour y passer la nuit. En cas d'éventuelle « crise du logement », que je pense peu probable en cette mi-juin, il sera encore temps d'opérer le tri !

Tout en déchargeant ma bécane et en installant ma petite tente à bonne distance du carré de grumes qui entoure le tas de cendres encore fumantes (j'ai tendance à considérer qu'un fragile abri de nylon et un feu qui ne demande qu'à reprendre vigueur font rarement bon ménage), je jette quelques brefs regards vers mes compagnons de campement, qui ont déballé et rapidement érigé une tente de type « deux secondes » d'une grande enseigne de sport bien connue, et s'évertuent à présent, si j'en crois les « pssh-pssh » répétés qui me parviennent, à gonfler quelque matelas pneumatique.

Pendant ce temps, je laisse mon tapis autogonflant faire le job lui-même et je plante, à l'aide d'une pierre, quelques sardines dans la terre caillouteuse. Nous sommes sous les arbres, le vent est faible et nul orage ne menace ; ancrer au sol une tente autoportante dans ces conditions n'est pas vraiment nécessaire, mais j'ai le temps de le faire tranquillement, donc je ne m'en prive pas.

Je suis sur le point d'en terminer avec mes coups de pierre lorsque deux autres personnes s'invitent au bivouac : une jeune femme à l'allure sportive et un gamin d'environ huit à dix ans, tous deux portant bottines et sac à dos. Au moins, ceux-là ont la dégaine de randonneurs ! Je leur souhaite la bienvenue et termine de m'installer pendant qu'ils décident de l'endroit où ériger leur petite tente tunnel. C'est assez près du feu, sans toutefois être dangereux, et à quelques pas des poubelles, mais le choix semble se justifier par l'empressement du gamin à ranimer la flamme. La tente à peine montée, il s'active à rapporter des branches et à souffler sur les braises. Pendant ce temps, les deux jeunes gens se sont assis sur des tabourets pliants, épaule contre épaule, et papotent à voix basse près de leur abri de toile.

Je souffle deux bonnes fois dans mon matelas pour achever de le gonfler, déroule mon sac de couchage et range mon matériel dans la chambre pour la nuit, les sacoches se contenteront de l'abside. Mon estomac me rappelle à l'ordre : il n'est pas encore dix-huit heures, mais ses ordres ne se discutent pas puisque je dispose de quoi satisfaire ses grognements. Je sors la popote, le réchaud, le potage instantané et la semoule de blé. On n'est pas dans le raffinement, mais avec un bout de fromage en accompagnement et un biscuit pour dessert, ça cale.

L'eau bout lorsque de nouveaux arrivants font bruyamment leur apparition. Deux hommes, que suit un gamin. Néerlandophones, comme le jeune couple. L'un des types promène un sac à dos et est chaussé de bottines, mais l'autre gars trimbale un sac de sport et un « frigo box » en plastique rigide bleu et blanc qui paraît bien lourd. Le gamin est chaussé de sandalettes et porte sous le bras un paquet rond que j'identifie immédiatement comme étant une tente « deux secondes » du genre de celle évoquée précédemment. Visiblement pas plus randonneurs que le jeune couple.

J'avale ma tambouille sans me soucier du trio qui établit son campement un peu plus loin, termine tranquillement mon repas, nettoie et range les ustensiles. Je m'affaire ensuite à attacher ma bicyclette, au moyen d'un antivol pliant, à l'arbuste contre lequel elle prend appui. On ne sait jamais !

Entretemps, le jeune couple a délaissé sa tente et échange quelques mots avec la dame et son gamin. Il s'approche ensuite de moi et le gars me demande si j'ai besoin de quelque chose, car ils vont faire des emplettes en ville. Je décline son offre en le remerciant poliment. Après un crochet chez les derniers arrivés (qui ont déplié tables et chaises et allument un feu en dehors de la zone aménagée), ils s'en vont main dans la main en empruntant le chemin par lequel ils sont venus. Je les vois mal se rendant à pied au centre ville, que je sais éloigné de quelques kilomètres ! Leur voiture ne doit pas être bien loin ! Bah ! Au moins, ils sont serviables.

Tranquillement, je m'éloigne entre les arbres pour satisfaire un besoin pressant. Au retour, j'en profite pour emprunter un bout du sentier « sud », celui qui m'est inconnu mais via lequel tous les autres sont arrivés. Il est aussi rocailleux que celui par lequel je suis venu, mais moins étroit, moins pentu et surtout moins long. De la lisière du bois, quelques centaines de mètres plus loin, après une belle montée dans la pierraille et quelques pas sur un sentier étroit, j'ai vue sur le reste du chemin, qui s'étire en profondes ornières jusqu'à un petit groupe d'habitations desservies par une route asphaltée. Je les estime distantes d'environ huit cent mètres de la zone de bivouac. Au loin, je distingue également quelques véhicules en stationnement, parmi lesquels plus que probablement ceux de la plupart de mes voisins de bivouac.

Cette brève reconnaissance m'apprend que mon intuition à leur égard était correcte, mais également qu'il vaudra mieux quitter l'endroit par ce chemin le lendemain matin, car la voie « nord » que j'ai empruntée la veille est beaucoup plus longue et ardue. Je comprends pourquoi personne n'est venu par ce côté-là.

Tout en retournant vers mon campement, je réalise que, pour accéder à la gratuité de cette zone de bivouac, une bonne dose de motivation est requise : que ce soit à pied ou à vélo en véritable randonneur, ou en trimbalant tout un fatras d'équipement depuis la malle d'une voiture, l'opération garantit quelque suée, même si elle n'est pas comparable d'un cas à l'autre.

D'un autre côté, j'en arrive à m'interroger quant aux possibles conséquences de ce qui m'apparaît comme un abus de la part d'automobilistes peu scrupuleux. En cas d'affluence et de manque de place, qui donc priera les « sans-gêne » de déguerpir afin de laisser la place à ceux auxquels la zone de bivouac est réservée ; et, surtout, qui aura autorité pour le faire ? Faudrait-il faire appel aux forces de l'ordre dans l'éventualité d'un refus des automobilistes d'abandonner le terrain aux véritables randonneurs ?

La question reste en suspens.

Je passe une partie de la soirée près du feu de bois ranimé par le gamin et au-dessus duquel il s'amuse à faire griller des marshmallows. Sa maman m'explique que c'est pour lui sa première rando-camping, ce qui contribue à son excitation en dépit des sept kilomètres à pied parcourus sac au dos et des sept autres qui l'attendent le lendemain.

Entretemps, les tourtereaux sont revenus porteurs de victuailles diverses. Un peu plus loin, c'est barbecue et cannettes de bière, sur fond musical heureusement pas trop tapageur. Allongé dans ma tente, je les entendrai faire la fête jusqu'à près de minuit, puis ce sera le silence et pour moi l'éveil, aux premières lueurs du jour saluées par le chant des oiseaux. Mon café avalé et le vélo chargé de mon équipement, je quitterai la zone de bivouac vers huit heures trente après avoir souhaité un bon retour à la dame et à son gamin et en me demandant si nos voisins automobilistes, pas encore levés à ce moment-là, auraient fait place nette avant dix heures et bien éteint leur feu...