vendredi 20 juillet 2012

Une minute de figuration

Nous avions « le profil ». Quel que soit l'emploi pour lequel vous posez votre candidature, son obtention nécessite de correspondre au profil recherché. Et cette fois-là, nous avions « le profil ».

J'écris « cette fois-là », mais en réalité il n'y en a pas eu d'autres, ni avant, ni après. Simplement, un pote qui avait déjà fait ce genre de chose nous avait tuyautés, Chérie et moi, et nous avions dit « pourquoi pas ? » et y étions allés, rien que pour le fun.

Il fallait un jeune couple, avec une fillette ; et c'était ce que nous étions à l'époque. Comme en sus on n'exigeait pas d'être beaux ou intelligents – ou même les deux à la fois –, nous avions estimé avoir nos chances. Et ce fut le cas.

Le jour dit à l'heure dite, nous nous présentons donc tous les trois à l'endroit convenu. Accueil sympa, on nous emmène dans un bistrot voisin et on nous offre un verre « en attendant » le début du tournage. Pas chien, je demande une bière d'abbaye – mais pas une Westvleteren pour les raisons évoquées dans cet article – et Chérie fait pareil parce qu'elle aime bien ça aussi et que sur le compte des autres il n'y a pas de raison de se priver. On bavarde avec les mecs pendant que la petite trépigne en flûtant sa limonade.

L'attente est brève, au cours de laquelle on nous explique le topo : on est assis sur un banc, Chérie et moi, et on bavarde innocemment pendant que la gamine déguste un cornet de crème glacée. Rien de bien compliqué. Peu importe ce qu'on raconte, l'important est qu'on soit là assis et qu'on bavarde. Je comprends d'ailleurs du premier coup ce qu'on veut de moi, preuve que ça doit être fastoche.

Pendant qu'on est là à tailler une bavette et la petite à lécher son « ice-cream », une comédienne sort d'un bistrot voisin – ne me demandez pas qui c'était, je ne la connaissais pas et j'ai oublié son nom – et passe devant nous pour des raisons que j'ignore en interprétant un rôle dont je ne savais que dalle. De toute façon, nous aurions demandé d'autres explications qu'on nous aurait sans doute poliment envoyés péter.

On essaie une fois « à sec », et le chef nous rappelle illico à l'ordre : « vous bavardez, vous ne vous occupez pas du reste ». Ben oui, on avait bêtement regardé la nana sortir du bistrot ; et ça, ça n'allait pas. Donc on la refait (la scène, pas la nana) et ça se passe bien. On peut donc attaquer pour de bon.

Avant d'aller plus loin, il faut quand même que j'explique quelque chose. Au cinéma, mais surtout au théâtre, on voit souvent des gens qui causent même s'ils n'ont rien à dire. Dans la réalité aussi, d'ailleurs, mais c'est un autre débat. Mais au théâtre, par exemple, c'est très fréquent : deux personnages parlent à voix haute, mais les deux autres qui se trouvent en scène au même moment ne sont pas supposés écouter ce qu'ils disent, donc ils font semblant de causer ensemble. Au cinoche, ça arrive avec des figurants, généralement.

J'ai écrit que c'était fastoche, mais faire semblant de causer, ce n'est pas évident. Il faut avoir l'air naturel, et souvent on n'a pas l'air naturel. La seule manière d'y parvenir, c'est de vraiment parler. Il faut donc le faire à voix basse, tout en ayant l'air de le faire normalement. Dans ces cas-là, on se raconte une histoire à la con, ou on parle du boulot, des vacances...

Donc, là, le chef donne le signal et, pendant que la petite gambade derrière nous entre les bacs à fleurs en dégustant son cornet de crème glacée, Chérie et moi, on cause :

— Tiens, je t'ai déjà raconté l'histoire du mec sur l'échelle ?
— Celui qui peint ?
— Ben ouais.
— Tu viens de me la raconter, là.
— Maintenant ?
— Ben ouais. Y a pas deux minutes, quand on a fait l'essai.
— D'accord, mais ici, c'est pour de vrai, alors je te la raconte. C'est donc un mec qui est sur une échelle, et qui repeint le plafond...
— J'la connais, tu sais.
— C'est vrai ? Bah ! Ça fait rien, je te la raconte quand même.
— T'es pénible !
— Ouais. J'suis trop vieux pour changer, alors faudra m'user comme ça. Donc, comme je te le disais, c'est un mec qui est sur une échelle...
— Tu te répètes.
— Si tu m'interrompais pas tout l'temps, aussi ! Bon. Donc, le mec, il est sur son échelle...
— Abrège !
— C'est toi qu'es pénible, cette fois-ci.
— Bon, il est sur son échelle, le mec. Et il repeint son plafond. Tu l'as dit, je le sais. Et après ?
— Ben, après, tu sais aussi, hein !
— Ah bah ?
— Ben oui, puisque je te l'ai déjà racontée...
— Très drôle. Bon. Tu la finis, ton histoire ?
— Donc, le mec...

« Coupez ! »

Ben oui, sur les entrefaites, la nana est sortie du bistrot et a fait ce qu'elle devait faire, donc le chef il demande qu'on arrête. Nous, évidemment, on n'a pas vu ce que la nana faisait, mais on suppose qu'elle a fait comme la fois où on l'avait regardée alors qu'il ne fallait pas.

Le chef explique qu'on va la refaire. Chérie fait oui de la tête. C'est vrai qu'il y a toujours au moins deux prises. Je fais oui aussi. Pas le moment de me faire remarquer. La gamine prend un air très « pro », fait une pirouette de vedette et reprend sa place près des bacs à fleurs.

Moteur !

— Tiens, puisqu'on en parlait, là, tout récemment, quand on nous a interrompus. On pourrait reprendre l'histoire du gars qui repeint son plafond...
— Avec l'échelle ?
— Non, avec le pinceau. C'est avec un pinceau, qu'on peint. Pas avec une échelle.
— Oui, mais il est sur l'échelle.
— Qui ça ? Le pinceau ?
— Ben non, le mec. Fais pas ton malin. Bon, écoute, cette fois-ci, c'est moi qui la raconte, sans ça on n'y arrivera pas.
— Tu la connais ?
— Tu m'prends pour une gourde ? Bien sûr que je la connais.
— Bon, ben, dans ce cas-là, je vois vraiment pas pourquoi je me casse le cul à te la raconter.
— Justement ? Tu te casses pas le cul, parce que là, c'est moi qui raconte. Donc, tu la boucles et tu m'écoutes.
— Je te rappelle qu'on doit parler.
— Certainement. Donc, le mec, il est debout sur une échelle.
— Quel mec ?
— Ben, celui de tout à l'heure.
— Ah ! Oui, c'est vrai. Il peint le plafond.
— Si tu racontes à ma place...
— Non, non, vas-y.
— Le mec est sur son échelle, donc, et il peint le plafond.
— Quelle couleur ?
— On s'en fout ! En blanc, si tu veux.
— Latex ou acrylique ?
— Synthétique spécial plafond. De la peinture qui ne coule pas et y a intérêt parce qu'elle coûte la peau des fesses.
— T'énerve pas.
— Et l'échelle est en alu. Deux fois huit marches. Avec plateau et courroie de sécurité. T'es content ?
— Heu... J'en sais rien. Et puis j'm'en fous, hein ! C'est quand même pas moi qui peins !

« Coupez ! »

Apparemment, ça s'est bien passé avec nous, mais le chef veut qu'on la refasse, parce que quelque chose a dû foirer avec la gonzesse qui sort du bistrot. Je me dis que ce n'est pas grave, qu'on est assis, et qu'avec une ou deux prises de plus, on arrivera peut-être au bout de notre histoire de mec, d'échelle, de peinture et de plafond.

La gamine soupire. Le chef la regarde, puis fait la moue : le cornet de glace n'a plus très bonne mine. « Va en chercher une autre », ordonne-t-il à un assistant. La boutique est là tout près, ça prend juste deux ou trois minutes – le temps de répéter mentalement mon texte – avant que la petite ne se retrouve avec une nouvelle glace à deux boules.

Tout le monde en place et on reprend...

— Donc, c'est l'histoire d'un mec qui est sur une échelle et...
— T'en as pas une autre ?
— Une autre échelle ?
— Une autre histoire. Je la connais, celle-là.
— C'est vrai ? Bon, alors, raconte-la-moi, parce que j'ai oublié la fin.
— Pas possible.
— J'te jure.
— Ça alors ! J'l'aurais jamais cru ! Bon, alors, donc, un mec est perché sur une échelle, et avec son pinceau, il peint le plafond.
— Il repeint, tu veux dire.
— Hein ?
— Ben oui, parce que depuis le temps, c'est sûrement bien la deuxième couche.
— Si tu veux connaître la fin, ne m'interromps pas, s'il te plaît.
— OK, OK.
— Donc, le mec, il est debout sur son échelle, une échelle en alu à deux fois huit marches avec plateau et courroie de sécurité, et...
— C'est le début, là. Je te demandais la fin.
— Oui, mais moi, j'ai besoin de mes repères, quand je raconte...
— On n'est pas rentrés.
— Donc, il est là sur son échelle, avec son pinceau et son pot de peinture synthétique blanche garantie qui ne coule pas et y a intérêt parce qu'elle coûte la peau des fesses...
— Et...
— Et ?
— Ben, pourquoi tu t'arrêtes ?
— Je croyais que t'allais m'interrompre.
— Mais non, voyons !
— Donc, le mec est là sur son échelle avec son pot de peinture et son pinceau, et un autre mec s'amène. Un collègue qui fait aussi de la peinture.
— T'es sûr de ça ?
— Absolument. D'ailleurs, ils ont le même modèle de salopette blanche et la camionnette de la firme est stationnée devant la porte de la maison.
— Tu me l'avais jamais dit, ça !
— Tu m'as jamais laissé le temps de te le dire.
— La bonne excuse ! Alors, comme ça, tu changes l'histoire à ta guise, et...
— Pas du tout ! Je brode. Je romance.
— Mais c'est pas ce qu'on te demande !

« C'est bon, là »

— Et pourquoi je pourrais pas broder ? C'est moi qui raconte, non ?
— Je connais l'histoire aussi bien que toi.
— Tu dis ça, mais tu viens juste de me dire que tu ne connaissais plus la fin.
— C'était pour meubler.
— Ben voilà. Toi tu meubles et moi je brode. Le monde à l'envers !
— Ça te ferait du bien de te mettre à la broderie, tiens !

« Heu... C'est fini, là », insiste le chef.

— Oups ! Heu... Excusez-nous. On était dans notre rôle...

Pendant que les assistants replient le matériel pour l'emmener plus loin sans doute, le chef nous ramène au bistrot. Il nous offre un autre godet ; alors, moi, comme sur le compte d'autrui je me ferais péter, je m'enfile bientôt une nouvelle bière trappiste. Chérie, plus raisonnable, se contente d'un café-crème, tandis que la petite cherche un endroit où se débarrasser des restes de son second cornet de crème glacée.

Avant de prendre congé, le chef nous serre la louche en nous remerciant. Je fourre dans ma poche les billets qu'il m'a discrètement refilés dans le mouvement, puis nous vidons tranquillement nos verres et les lieux.

Plus tard, en comptant les billets, Chérie et moi on s'est dit que c'était bien payé pour ce qu'on avait fait. Moi, avec les deux bières trappistes, j'aurais déjà été content. La gamine n'aimait pas trop la glace, parce que deux, même sans tout avaler, c'était beaucoup. Surtout vanille/fraise alors qu'elle préfère au chocolat.

Par contre, le film, je ne sais pas ce que c'était. Une petite production, à l'évidence, et sans grandes vedettes. Mais c'était quand même amusant et bien payé si je prends en considération les efforts qu'on a dû fournir.

Par contre, j'ai un petit souci : l'histoire du mec qui repeint le plafond, je ne sais plus très bien comment elle se termine.

2 commentaires:

  1. à la fin, celui qui pourra raconter la fin aura droit à une poignée de main aussi virile que chaleureuse du maître des lieux....

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