dimanche 12 décembre 2010

Les miracles

Les miracles ont quelque chose de fascinant. Je ne parle pas de ceux de Jésus, bien sûr, prouvés, vérifiés, avérés ; ni de ceux que vous devrez avoir réalisés au cours de votre vie si vous voulez que vos descendants puissent introduire à votre sujet un dossier de demande en béatification auprès du Saint-Siège.
Je parle ici de ces différents miracles dont nous bassinent les médias. Sans les citer tous, je vous rappellerai d'abord le fameux « miracle américain ». Celui-là trouve essentiellement son origine à l'époque de la Seconde Guerre mondiale ; quand, volant au secours des nations européennes écrasées sous la botte nazie, les braves Yankees ont importé chez nous leur chewing-gum, leurs pruneaux (on en déterre encore maintenant) et leur libéralisme. Leur effort de guerre, motivé d'abord par la volonté d'empêcher le troisième Reich de s'étendre exagérément et ensuite par celle de ne pas abandonner l'intégralité de l'Europe de l'Est au bolchevisme, leur ayant permis de s'enrichir colossalement, ils sont devenus notre « modèle de société ».
Depuis lors, bien sûr, il y a eu la guerre froide, le bourbier vietnamien et, plus proche de nous, la busherie iraquienne (sans parler des aliments transgéniques) qui font que les étoiles d'outre-Atlantique ont quelque peu pâli ; et on ne parle donc plus de miracle. Du moins en ce qui les concerne.
Il y a eu le « miracle japonais ». Il faut savoir que le Japon, ruiné par la Seconde Guerre mondiale (encore ! mais c'était de leur faute) et par la puissance de feu américaine (toujours ! mais c'était pour sauver le monde libre), s'est interdit par un article de sa constitution de devenir une puissance militaire. Comme il fallait pas mal reconstruire dans le pays en ruine, les Américains sont venus avec leur pognon (la guerre les ayant colossalement enrichis) et leur technologie donner un coup de pouce salvateur à ceux qu'ils appelaient les « Japs ». De la main-d'oeuvre autant qu'on en voulait et pour pas cher, et la garantie de bénéficier en cas de nécessité des services d'un porte-avions ancré pas trop loin au large des côtes soviétiques.
Ne pouvant redevenir une puissance militaire, le Japon est donc devenu une puissance économique, bouffant presque toutes les grandes marques photo, hi-fi, télévision et électronique en général. Ne sachant que faire de leur pognon, les Japonais ont à leur tout investi dans certains pays voisins. Et les miracles ont fait tache d'huile vers la Corée du Sud...
Depuis, ça ne va plus aussi bien. Le yen est trop cher et la concurrence occidentale a parfaitement intégré les techniques de production comme le « toyotisme ». Les Américains, très à la pointe en procès à la con et en pollution de la planète, leur ont fait cracher des millions de dollars pour des défauts de fabrication graves ayant causé la mort de 0,00004 % des acheteurs de leurs voitures scandaleusement à la pointe de la technologie.
Le miracle, pour l'instant, il est chinois. Ah ! on nous en tartine, du « miracle chinois ». Mais quel miracle ? La croissance économique, pardi ! Parce que le miracle, il est là-dedans. Pas dans le statut social des braves travailleurs bossant quinze heures par jour pour un salaire de misère dans des conditions épouvantables et bénéficiant en tout et pour tout de deux droits essentiels : le droit de se taire et celui d'en abuser.
Voilà un miracle qu'il est beau ! Et pour se donner bonne conscience, « ils » ont décidé en haut lieu de décerner un prix Nobel à un pauvre gars croupissant dans une geôle chinoise. Ce qui leur permet de dire « c'est un miracle, mais... » (Quand même !) Et la pollution ? N'en parlons pas. De toute façon, quand l'irrémédiable se produira, tous ceux qui tiennent actuellement les leviers du pouvoir ne seront plus là pour comptabiliser les pertes.

En ces temps de crise, on n'emploie pas toujours le mot « miracle ». Parfois, on dit « modèle ». Mais les miracles économiques sont souvent des modèles qui donnent l'inspiration, à défaut de pouvoir affirmer ouvertement une volonté de les suivre.
Le dernier en date, c'est le « modèle allemand ». Ils sont revenus en grâce, les Teutons, depuis la débâcle de 1945 ; jusqu'à devenir les « locomotives de l'Europe ». Dame ! La crise économique de 2008 – causée par les milieux de la finance, les banques et les spéculateurs qui font rien qu'à nous emmerder en jouant avec notre pognon – a lourdement sévi en Europe ; et qui s'en sort le mieux ? Les Allemands ! Voilà donc le modèle à suivre : modération salariale et coups de pied au cul. Comment diable n'y avons-nous pas songé plus tôt ? Il suffit de travailler plus et de gagner moins (les ouvriers, je veux dire), comme ça les patrons pourront gagner plus réinvestir dans un outil de travail plus performant et planquer leur fric aux Seychelles lutter à armes moins inégales avec ces miraculés de Chinois !
En réalité, les vrais responsables de la crise, ceux qui empêchent la reprise économique, ceux qui poussent au chômage et vident les caisses de l'État, ce sont ces couillons de syndicalistes, ces paresseux en congé de maladie, ces parasites faisant la manche dans les rues, ces réfugiés économiques voleurs et malhonnêtes, ces romanichels dont on demande bien de quoi ils vivent ; et surtout ces ouvriers pourris qui refusent de travailler plus pour gagner moins et s'accrochent obstinément à leurs quatre semaines de congés payés. Il leur faudrait une bonne guerre, tiens ! Juste pour leur apprendre. Ou alors leur faire faire un stage en Chine.
Parce que c'est ça, la vraie solidarité. Chacun doit y mettre du sien.


mardi 7 décembre 2010

Un train, des rails


C’était pendant la guerre…
Non, pas vraiment pendant la guerre, mais par moments, on se pose des questions…
Ceci se passe pendant la mauvaise saison, celle qu’en Belgique nous appelons l’hiver, mais qui produit parfois ses effets avant le 21 décembre et après le 21 mars ; et qu’il faut éviter de confondre avec l’automne, qui dure habituellement sept mois et demi.
Donc, ça se passe en hiver. Il fait froid, venteux, avec partout de la fine neige qui s’infiltre sous les vieilles portes, déboule dans les cours, s’accroche dans les jardins et forme des congères sur nos routes. Une distribution de sucre en poudre qui alourdit les arbres, remplit les caniveaux et ravit les enfants et les photographes. Vicieusement, cette substance ne manque pas de ramper au creux des aiguillages de la « jonction Nord-Midi », ce haut lieu de la circulation ferroviaire, ce nœud stratégique cher aux navetteurs.
Ce matin-là, après avoir bravement arraché quelques stalactites, les rares trains se dirigeant depuis le sud vers la capitale sont « limités à Bruxelles-Midi ». Et comment doivent-ils donc s’y prendre, les voyageurs à destination de la gare Centrale, pour arriver à bon quai ?
Si la Nature, dans son immense bonté, a pourvu l’être humain de deux jambes, c’est pour qu’il s’en serve. Parce que, sauf accident, nous sommes supposés capables de marcher depuis l’âge précoce où nos guibolles nous portent jusqu’à l’âge avancé où elles ne sont plus à même de le faire. Je sais que, bien souvent, les doutes nous assaillent : habiter en face d’une école ou se rendre au supermarché permet de constater que les grillages et autres portes vitrées semblent avoir acquis pour fonction première d’empêcher les voitures de débouler dans la cour de récréation ou de se faufiler entre les rayonnages.
Un navetteur empruntant les transports en commun pour se rendre à son travail n’a donc d’autre ressource que de se servir de ses jambes lorsqu’une voix annonce dans les haut-parleurs que son train n’ira pas jusqu’où il devrait. Et comme de Bruxelles-Midi à Bruxelles-Central, ce n’est pas très loin, autant le faire le long des rails. C’est interdit, certes, mais puisqu’aucun train n’y roule pour cause de gel généralisé des appareils de voie, ce n’est pas si dangereux. Le chef de gare a beau jouer les sémaphores, hurler, siffler… rien n’y fait ! À lui seul, et même en se faisant assister par quelques collègues, comment arrêter le flot des téméraires courroucés ?
Ce jour-là, je ne fais pas partie des contrevenants : comme tous les jours, c’est à la gare du Midi que je descends. J’arrive au boulot en retard, mais sain et sauf et en bonne entente avec le règlement de la SNCB.

Le soir (je préfère passer sous silence mes occupations de la journée), c’est avec un peu d’appréhension que je retrouve les courants d’air de la gare du Midi. La pagaille étant indescriptible, je ne gâcherai pas mon temps à tenter de la décrire, mais sachez que si nous avions été en période de guerre et soumis au rationnement avec la promesse d’une distribution imminente de pain quelque part dans la salle des pas perdus, les gens n’auraient pas eu l’air beaucoup plus hagard que ce soir-là.
J’ignore combien nous sommes à nous bousculer nerveusement devant les grilles d’horaires, à plisser les yeux pour lire ce qui s’affiche par-ci par-là lorsque les lettres et les chiffres défilent en cliquetant sur les afficheurs électriques ; ou à tendre l’oreille pour essayer de comprendre, dans le brouhaha ambiant, ce qui se raconte de temps à autre par le truchement des haut-parleurs. À plusieurs reprises, j’ai envie de crier : « vos gueules, nom de Dieu ! » Mais je m’en abstiens. Je suis encore bien éduqué.
Un train est annoncé. Plusieurs, même, mais si peu en rapport de ce qui est normalement attendu. En service intérieur, plus question de trajets directs. Les quelques rames qu'on annonce feront arrêt partout. Dans toutes les gares et sans doute aussi entre elles, au hasard des problèmes techniques.
En compagnie de centaines de voyageurs à l'air renfrogné, je joue des coudes dans les escaliers et parviens sur le quai déjà noir de monde en même temps qu'une série de voitures d'un modèle ancien, récupérées je ne sais où et immédiatement prises d'assaut bien qu'elles soient déjà bondées. J'ai omis de préciser que la « jonction Nord-Midi » a été partiellement remise en service pendant la journée, et que le train vient de la gare du Nord.
Les trois quarts des gens présents sur le quai ne parviendront pas à embarquer. Quelques téméraires tentent même de « faire le tour » par les voies, pendant qu'un petit groupe essaie d'ouvrir la porte du fourgon. Oui, le dernier tiers de la dernière voiture est constitué d'un fourgon fermé par une grande porte coulissante. Malgré les interdictions lancées par le chef de train, deux énergumènes munis d'une barre de fer (!) font sauter la serrure et glisser la porte. Aussitôt, c'est la ruée : plusieurs dizaines de masochistes s'en vont s'entasser dans le fourgon et refusent d'en descendre. L'opération « Nuit et brouillard » est déjà loin dans les mémoires.
Écoeuré, je quitte le quai sans regarder partir le train. Un autre est annoncé dans dix minutes. Le temps d'aller boire un café.
J'embarque finalement dans la troisième rame qui se présente, une heure environ après mon arrivée dans la salle des pas perdus. Elle fera arrêt dans toutes les gares, histoire de transformer mon trajet normal de trente-cinq minutes en un long voyage au coeur de la nuit. Bah ! Je n'en suis plus à ce détail près !
Les pressés, les excités, les inciviques et les égoïstes sont déjà partis en grognant, entassés dans les autres trains. Nous sommes encore nombreux, certes, mais plus calmes, résignés, cyniques même. Il en est qui plaisantent. Il vaut mieux en rire, tout compte fait.
Je trouve une place pour m'asseoir, car la rame est longue, très longue, constituée d'automotrices accouplées. Le problème est que de nombreuses petites gares se trouvant sur le trajet et devant être desservies ont des quais courts, très courts.
Le train fera donc deux arrêts dans ces stations. Oui, deux. Un demi-train à la fois.
Cette charmante journée a eu lieu voilà plus de vingt ans déjà, mais à quelques détails près, elle pourrait encore se répéter aujourd'hui.
Il suffit d'un peu trop de neige un peu trop fine avec un peu trop de vent.
La Nature a toujours le dernier mot.

jeudi 2 décembre 2010

La rue en pente


À moins de n'avoir jamais quitté la morne plaine, nous connaissons tous au moins une rue en pente. Le genre de rue qu'on aborde prudemment, quel que soit notre moyen de déplacement, et plus prudemment encore lorsque les conditions sont difficiles. Une voie plus ou moins carrossable le long de laquelle – eh oui ! – ont été érigées des maisons dont on se demande si les occupants souffrent ou non d'un mal de mer chronique. Un chemin où l'on n'abandonne sa voiture qu'après avoir vérifié, plutôt deux fois qu'une, que le frein de stationnement a bien été actionné et qu'on n'a pas oublié d'orienter vers le trottoir les roues directrices. Parce que tout le monde ne promène pas une brique dans son coffre ; et puis parce que les briques, utilisées comme ça, ça finit toujours bien par être sale à manipuler.
Une rue comme ça, tout le monde n'y circule pas de gaieté de coeur. Même les gamins n'y descendent plus en roller : maman ne veut pas, c'est trop dangereux à cause des autos. Une rue comme ça, on l'évite.
Mais il arrive parfois, et même souvent, que la pauvre voie en pente constitue un intéressant raccourci ou, plus prosaïquement, un « itinéraire bis » permettant de contourner les boulevards trop fréquentés et, aux heures de pointe, irrémédiablement embouteillés.
Eh ben moi, j'en connais au moins une comme ça. Quand je prends ma bagnole pour aller bosser, je ne manque jamais de me souvenir de son existence et des cinq à dix minutes de trajet qu'elle me fait gagner. À l'aller, ça descend. Le soir, au retour, ça monte.
Quand les conditions sont mauvaises, comme ces derniers jours, avec de la neige qui s'accroche, on se pose la question : j'y vais ou j'y vais pas ? La plupart n'y vont pas. Parce que c'est spécial. En montant, par exemple, il vaut mieux éviter de s'arrêter sous peine de devoir redescendre en marche arrière (si un autre optimiste vous a suivi, je vous laisse imaginer les noms d'oiseaux dont il va vous gratifier !). En descendant, il vaut mieux ne pas avoir à s'arrêter. D'ailleurs, on ne peut pas s'arrêter : c'est en première et au frein moteur. Les freins, ça ne sert à rien. Si : à bien vérifier que la voiture dispose d'un ABS et qu'il n'est d'aucun secours dans de telles conditions.
Alors, on fait comme au toboggan : on essaie de rester à distance respectueuse de celui qui s'y est aventuré juste avant nous.
Parfois, il y a un problème. Comme ce mardi.
Je descendais, peinard, pas franc mais pas trop angoissé non plus, à distance convenable de l'optimiste qui me précédait. Tout allait bien. Et puis, dans l'autre sens, quelqu'un montait. Enfin, essayait. La voiture s'était arrêtée et, dans de grands cirages de pneus avant, partait en travers de la voie malaisément carrossable.
« Hé ! Oh ! Pas ça ! Et par où je passe, moi ? »
Parce que je rappelle que s'arrêter en descendant quand il y a de la neige, c'est aussi optimiste que bouffer des huîtres au resto en espérant y trouver la perle pour régler l'addition !
J'essaie les freins : rien. Si. L'ABS qui me rappelle en me secouant la semelle qu'il ne me servira à rien.
Voyant qu'il n'y a pas la place, je serre à droite où, miracle, aucune voiture n'est en stationnement sur les lieux du drame qui se prépare. Caniveau, petit coup de volant... et hop ! Je m'arrête en jouant avec la bordure. Brave bordure !
De l'autre côté, le conducteur s'acharne. La voiture avance de deux mètres, recule d'un, récupère une partie de son travers. Coup d'oeil au rétroviseur : un optimiste qui s'est engagé après moi s'approche dangereusement. Il a sûrement l'ABS lui aussi. Tout le monde a l'ABS.
Tant pis ! Un trou et on y va ! D'un léger coup de volant, je décolle du bord du trottoir, sors la roue du caniveau et me faufile à vingt centimètres de l'autre, calé dans la côte. La conductrice me jette un regard désespéré.
« Non, désolé, Madame, je ne peux rien pour vous. On m'appelle plus loin. »
En passant, je croise un second automobiliste et découvre ses grimaces exaspérées. Il a un quatre-quatre. Il ne pourrait pas pousser l'auto de la madame ?
Je ne m'attarde pas sur la question et, un kilomètre et dix minutes plus tard, j'arrive sain et sauf au boulot. Ouf ! Pas aujourd'hui qu'on froisse de la tôle !
J'ignore si la dame s'en est sortie. Tout ce que je sais, c'est qu'en rentrant, le soir, j'ai soigneusement évité la fameuse rue en pente qui est un si bon raccourci.
Faut pas trop tenter le diable !