C’était pendant la guerre…
Non, pas vraiment pendant la guerre, mais par moments, on se pose des questions…
Ceci se passe pendant la mauvaise saison, celle qu’en Belgique nous appelons l’hiver, mais qui produit parfois ses effets avant le 21 décembre et après le 21 mars ; et qu’il faut éviter de confondre avec l’automne, qui dure habituellement sept mois et demi.
Donc, ça se passe en hiver. Il fait froid, venteux, avec partout de la fine neige qui s’infiltre sous les vieilles portes, déboule dans les cours, s’accroche dans les jardins et forme des congères sur nos routes. Une distribution de sucre en poudre qui alourdit les arbres, remplit les caniveaux et ravit les enfants et les photographes. Vicieusement, cette substance ne manque pas de ramper au creux des aiguillages de la « jonction Nord-Midi », ce haut lieu de la circulation ferroviaire, ce nœud stratégique cher aux navetteurs.
Ce matin-là, après avoir bravement arraché quelques stalactites, les rares trains se dirigeant depuis le sud vers la capitale sont « limités à Bruxelles-Midi ». Et comment doivent-ils donc s’y prendre, les voyageurs à destination de la gare Centrale, pour arriver à bon quai ?
Si la Nature, dans son immense bonté, a pourvu l’être humain de deux jambes, c’est pour qu’il s’en serve. Parce que, sauf accident, nous sommes supposés capables de marcher depuis l’âge précoce où nos guibolles nous portent jusqu’à l’âge avancé où elles ne sont plus à même de le faire. Je sais que, bien souvent, les doutes nous assaillent : habiter en face d’une école ou se rendre au supermarché permet de constater que les grillages et autres portes vitrées semblent avoir acquis pour fonction première d’empêcher les voitures de débouler dans la cour de récréation ou de se faufiler entre les rayonnages.
Un navetteur empruntant les transports en commun pour se rendre à son travail n’a donc d’autre ressource que de se servir de ses jambes lorsqu’une voix annonce dans les haut-parleurs que son train n’ira pas jusqu’où il devrait. Et comme de Bruxelles-Midi à Bruxelles-Central, ce n’est pas très loin, autant le faire le long des rails. C’est interdit, certes, mais puisqu’aucun train n’y roule pour cause de gel généralisé des appareils de voie, ce n’est pas si dangereux. Le chef de gare a beau jouer les sémaphores, hurler, siffler… rien n’y fait ! À lui seul, et même en se faisant assister par quelques collègues, comment arrêter le flot des téméraires courroucés ?
Ce jour-là, je ne fais pas partie des contrevenants : comme tous les jours, c’est à la gare du Midi que je descends. J’arrive au boulot en retard, mais sain et sauf et en bonne entente avec le règlement de la SNCB.
Le soir (je préfère passer sous silence mes occupations de la journée), c’est avec un peu d’appréhension que je retrouve les courants d’air de la gare du Midi. La pagaille étant indescriptible, je ne gâcherai pas mon temps à tenter de la décrire, mais sachez que si nous avions été en période de guerre et soumis au rationnement avec la promesse d’une distribution imminente de pain quelque part dans la salle des pas perdus, les gens n’auraient pas eu l’air beaucoup plus hagard que ce soir-là.
J’ignore combien nous sommes à nous bousculer nerveusement devant les grilles d’horaires, à plisser les yeux pour lire ce qui s’affiche par-ci par-là lorsque les lettres et les chiffres défilent en cliquetant sur les afficheurs électriques ; ou à tendre l’oreille pour essayer de comprendre, dans le brouhaha ambiant, ce qui se raconte de temps à autre par le truchement des haut-parleurs. À plusieurs reprises, j’ai envie de crier : « vos gueules, nom de Dieu ! » Mais je m’en abstiens. Je suis encore bien éduqué.
Un train est annoncé. Plusieurs, même, mais si peu en rapport de ce qui est normalement attendu. En service intérieur, plus question de trajets directs. Les quelques rames qu'on annonce feront arrêt partout. Dans toutes les gares et sans doute aussi entre elles, au hasard des problèmes techniques.
En compagnie de centaines de voyageurs à l'air renfrogné, je joue des coudes dans les escaliers et parviens sur le quai déjà noir de monde en même temps qu'une série de voitures d'un modèle ancien, récupérées je ne sais où et immédiatement prises d'assaut bien qu'elles soient déjà bondées. J'ai omis de préciser que la « jonction Nord-Midi » a été partiellement remise en service pendant la journée, et que le train vient de la gare du Nord.
Les trois quarts des gens présents sur le quai ne parviendront pas à embarquer. Quelques téméraires tentent même de « faire le tour » par les voies, pendant qu'un petit groupe essaie d'ouvrir la porte du fourgon. Oui, le dernier tiers de la dernière voiture est constitué d'un fourgon fermé par une grande porte coulissante. Malgré les interdictions lancées par le chef de train, deux énergumènes munis d'une barre de fer (!) font sauter la serrure et glisser la porte. Aussitôt, c'est la ruée : plusieurs dizaines de masochistes s'en vont s'entasser dans le fourgon et refusent d'en descendre. L'opération « Nuit et brouillard » est déjà loin dans les mémoires.
Écoeuré, je quitte le quai sans regarder partir le train. Un autre est annoncé dans dix minutes. Le temps d'aller boire un café.
J'embarque finalement dans la troisième rame qui se présente, une heure environ après mon arrivée dans la salle des pas perdus. Elle fera arrêt dans toutes les gares, histoire de transformer mon trajet normal de trente-cinq minutes en un long voyage au coeur de la nuit. Bah ! Je n'en suis plus à ce détail près !
Les pressés, les excités, les inciviques et les égoïstes sont déjà partis en grognant, entassés dans les autres trains. Nous sommes encore nombreux, certes, mais plus calmes, résignés, cyniques même. Il en est qui plaisantent. Il vaut mieux en rire, tout compte fait.
Je trouve une place pour m'asseoir, car la rame est longue, très longue, constituée d'automotrices accouplées. Le problème est que de nombreuses petites gares se trouvant sur le trajet et devant être desservies ont des quais courts, très courts.
Le train fera donc deux arrêts dans ces stations. Oui, deux. Un demi-train à la fois.
Cette charmante journée a eu lieu voilà plus de vingt ans déjà, mais à quelques détails près, elle pourrait encore se répéter aujourd'hui.
Il suffit d'un peu trop de neige un peu trop fine avec un peu trop de vent.
La Nature a toujours le dernier mot.
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