mercredi 19 février 2020

La vanne thermostatique

Voilà un truc que j'aurais pu ranger dans la catégorie des objets qui énervent ; mais, tout bien pensé, je m'en suis abstenu, car la vanne thermostatique est quand même une chouette invention. Un peu comme le PQ qui, même s'il n'a pas grand-chose à voir avec une pièce de chauffage central, est une belle trouvaille lui aussi. Mais je vous parle du vrai PQ, multicouches pour éviter de trouer au mauvais moment, constitué de pure ouate de cellulose très douce pour le bienfait des fosses septiques et le respect des hémorroïdes.
Ce ne sont pas là des objets qui énervent par leur nature, mais plutôt par l'usage qu'on en fait.

La vanne thermostatique, donc, quand elle agace les nerfs, c'est quand quelqu'un y a touché. Et que ce même quelqu'un a oublié qu'il y avait touché.

Pour vous donner un exemple concret, qui peut-être vous rappellera l'une ou l'autre situation que vous auriez personnellement vécue, parlons des vannes thermostatiques installées sur les radiateurs du chauffage central, dans le bâtiment où je trime comme un dingue pour un salaire de misère (ou l'inverse, selon mon patron).
La chaudière, qui a pour elle le mérite de non seulement chauffer, mais en outre de respecter les consignes – et ça, ce n'est pas le cas de tout le monde ! – la chaudière, donc, se met respectueusement en veille à dix-huit heures pour redémarrer le lendemain à six heures. On appelle cela une gestion intelligente de l'énergie ou, plus prosaïquement, une mesure d'économie. Et le week-end, c'est la léthargie générale, sauf s'il gèle à pierre fendre, auquel cas elle se remet en route afin d'éviter des dégâts aux tuyauteries. Brave chaudière, gérée comme il faut.

Comme la maison est grande, les bureaux diversement occupés et les gens qui les fréquentent pas tous aussi frileux les uns que les autres, la température dans les pièces est gérée par des vannes thermostatiques.

Or, à l'inverse du thermostat d'ambiance auquel on confie des consignes de température liées à une horloge et un calendrier, la vanne thermostatique ne fait rien d'elle-même, sauf une seule chose : laisser passer l'eau ou l'empêcher de passer, suivant qu'il fait suffisamment chaud dans la pièce.

En pratique, par exemple, une tête de vanne graduée de zéro à cinq ne laissera passer l'eau, quand elle est à zéro, que si le gel menace ; alors qu'à l'opposé, sur le repère « 5 », elle ne l'arrêtera probablement jamais. Les graduations intermédiaires correspondent plus ou moins à certaines températures, mais devant le manque de précision du dispositif, les fabricants préfèrent éviter d'y graver lesdites températures. Toujours est-il que « 3 » correspond bien souvent à une ambiance de plus ou moins 20°C. La bonne sélection pour un bureau, sans doute.

Une des principales caractéristiques des vannes thermostatiques, c'est qu'elles fonctionnent en « tout ou rien ». L'eau passe si la température sélectionnée n'est pas atteinte, elle ne passe pas dans le cas inverse.
Et une des principales caractéristiques de ceux qui se mêlent d'y toucher, c'est de fonctionner en « tout ou rien » eux aussi. Ainsi, quand une de vos collègues est en proie aux vapeurs annonçant sa prochaine ménopause, il est probable qu'elle estime que la température de 20°C est trop difficile à supporter et que, dans un geste agacé, elle tourne la vanne sur zéro. « Pour que ce truc arrête de chauffer », même s'il ne chauffait déjà plus à ce moment-là. Évidemment, en quittant les lieux le soir, elle aura oublié son geste et, si personne ne s'assure à sa place que la vanne a été remise en position, le lendemain matin, ça va cailler ferme dans le bureau pour autant qu'il fasse un peu froid dehors.

De manière compréhensible, la première personne arrivant sur les lieux, réalisant à quel point il fait frais dans le local, va s'empresser de rouvrir la vanne. Et, « pour que ça chauffe plus vite », elle va la positionner sur « 5 ». À fond. Or, je vous l'ai dit, une vanne thermostatique, ça n'a pas davantage de cervelle que ceux qui n'essaient même pas de comprendre son fonctionnement. Le radiateur va donc chauffer, chauffer, jusqu'à ce que quelqu'un trouve qu'il fait étouffant et repositionne la vanne sur zéro. « Comme ça c'est coupé », dira cette personne en s'épongeant le front et en grommelant un « je me demande qui a encore foutu cette vanne à fond ».

À ces gens-là, vous avez beau leur expliquer que non, le radiateur ne chauffe pas plus vite et plus fort quand la vanne est à « 5 », mais qu'il va chauffer inlassablement jusqu'à dix-huit heures quand la consigne de la chaudière (intelligente, celle-là) prendra le dessus (depuis la cave, il faut le faire). Ces gens-là s'entêtent. Et si vous leur dites de « laisser une bonne fois pour toutes cette putain de vanne sur trois, ou deux et demi, ou trois et demi » ; et qu'elle se chargera du reste, c'est-à-dire de ne faire cuire ni geler personne, ils estimeront que vous avez un mauvais caractère et que vous n'y connaissez rien.

C'est la caractéristique de l'ignorant qui s'ignore : il s'entête dans son ignorance, parce qu'il pense avoir raison. De toute bonne foi. Le genre de personne qui va vous répondre, quand vous lui montrerez une page du Bescherelle, du Larousse ou du Grevisse, « qu'il y a des tas de conneries, dans ce bouquin ».

Donc, la vanne thermostatique, ça se manœuvre avec délicatesse. Un peu à la fois. Si « 3 », c'est trop chaud, « 2,5 » conviendra. Inutile de s'énerver. Pas la peine de risquer de se tordre le poignet. Un peu de doigté suffit amplement.

Mais, je l'ai dit, bien que la vanne thermostatique soit une belle invention, il suffit de la mettre à disposition de mains maladroites dirigées par des esprits obtus pour qu'elle devienne un objet qui énerve. Un objet qui tantôt jette un froid, tantôt échauffe les esprits.

C'est trop triste. Trop injuste.
Elle ne mérite pas ça, la vanne.

vendredi 27 décembre 2019

8 heures, 5 jours, 4 semaines...

— Ben tu sais, moi, je bosse le vingt-quatre jusqu'à dix-huit heures.
— Si tard ?
— Eh oui, mon vieux ! affirma ce pote que je venais de gentiment questionner au sujet de ses projets pour les fêtes de fin d'année. Dix-huit heures. Et encore ! Tu peux facilement y ajouter une demi-heure !

Devant mon froncement de sourcils, le gaillard m'explique :

— Le magasin reste ouvert jusqu'à dix-huit heures. Le temps de servir les derniers clients et de fermer la boutique, ça fait dix-huit heures trente au minimum. Le temps de rentrer chez moi, ça fait dix-neuf heures. Déjà bien entamée, la soirée, non ?
— Et vous pouvez pas fermer plus tôt ?
— Pas moi qui décide ! C'est les big boss, là, tout en haut très loin, qui sont déjà rentrés peinards en famille à ce moment-là ou se sont envolés pour les îles avec leur secrétaire particulière...
— Ben, mon pauv' vieux...
— Et c'est pas tout, ajoute l'infortuné camarade. L'affiche indique en toutes lettres l'heure de fermeture. Et c'est pas « le magasin fermera à dix-huit heures » ; non, non, non ! C'est « votre magasin vous accueillera jusqu'à dix-huit heures ». Nuance ! C'est pas de fermer, qu'il faut parler, mais de rester ouvert. C'est positif.
— Ah, oui ! Les gens du marketing...
— Pas seulement eux ! Les clients s'y mettent ! Tu sais, avant, on pouvait mettre un cerbère devant les portes et, à dix-sept heures quarante-cinq, c'était trop tard pour entrer. Les gens ronchonnaient, mais ils n'insistaient pas. Maintenant, c'est différent : pas question d'empêcher quelqu'un de passer avant six heures du soir pétantes. Sinon, c'est le scandale : publicité mensongère, affiche trompeuse, et que je te flingue sur les réseaux sociaux, et que je te poste une vidéo du mec qui essaie de barrer l'entrée à dix-sept heures cinquante-cinq...

J'en reste silencieux quelques instants, pendant que le copain reprend son souffle, mais pas totalement surpris par l'évolution des mentalités.

— Tu sais, il en est qui viennent au dernier moment et qui s'éternisent. On a beau leur dire de « se diriger vers les caisses », on a beau commencer à fermer les lumières, ils prennent tout leur temps. Puis ils s'amènent avec un chariot plein à déborder en tirant des têtes de martyrs pour bien indiquer qu'ils ont du boulot qui les retient très tard, eux. Et qu'ils ont encore un tas de choses à faire avant de pouvoir enfin s'amuser.

En entendant ces explications, des souvenirs remontent à la surface. Je songe à mes parents, mes grands-parents. Eux qui se sont battus pour la journée des huit heures, pour la semaine de cinq jours et pour le petit mois de congés payés ! Eux pour qui le dimanche, c'était sacré.

Moi aussi, j'ai connu les vrais dimanches. Ceux où tout est fermé à l'exception des restaurants et cafés, de la boulangerie et de quelques petits commerces accessibles avant midi. Ceux où, sur les routes le matin, les voitures sont rares et les cyclistes nombreux.

Comme toujours, quand il est question de chercher les coupables, les réponses sont invariablement du genre « c'est pas moi, c'est lui ».

Les boutiques ouvertes le dimanche, c'est le client qui demande ça.
Les plats préparés bourrés d'additifs, les pizzas à deux balles, les hamburgers à la composition douteuse et les sodas hyper sucrés, c'est aussi le client qui les demande.
Les émissions de télé à la con, semble-t-il destinées à un public qui n'a pas été équipé d'un véritable cerveau, c'est aussi les gens qui aiment ça.
Les objets connectés à l'espérance de vie ultracourte, ça nous arrange aussi, parce qu'on aime bien changer, avoir le dernier modèle à la mode.
Et les fringues fabriquées bien loin par de petites mains, c'est nous qui les voulons aussi, quitte à payer bien cher le sigle d'une grande marque.

Alors, oui, pour satisfaire notre paresse et notre négligence, nous avons besoin de boutiques qui ouvrent tard, même un soir de réveillon ; et pour nous permettre de roupiller le samedi, nous exigeons qu'elles ne ferment pas le dimanche.

Et les gens qui y travaillent, alors ? Ben, c'est simple. Ils sont à notre service. On les paie pour ça.

On les paie, mais mal ; car justement, ces secteurs (cafés, restaurants, grande distribution) sont ceux où le travailleur est parmi les plus mal lotis au niveau du salaire et, bien souvent, des conditions de travail.

Et si nous faisions preuve d'humanité ? Si nous acceptions que l'autre ait droit, lui aussi, à ses moments de détente les plus précieux le soir, le week-end, en famille ?

Et si nous faisions l'effort de consommer moins, plus durable ? Si nous tentions de nous passer d'une petite part de notre superflu ? Si nous prenions la ferme résolution d'utiliser très régulièrement nos guibolles, de fermer la télé, de sortir et parler aux gens ? Si nous apportions chacun notre petite goutte d'eau, notre petite bouffée d'oxygène qui doit aider à sauver la Planète ?

Je vais m'y mettre, moi aussi. Moi d'abord, même, puisque les conseilleurs devraient de préférence être les payeurs. Et sur ces bonnes résolutions, je vous souhaite une année 2020 remplie de petits bonheurs tout simples.

samedi 9 novembre 2019

Le trou dans la rue

La vie nous réserve parfois de bien mauvaises surprises qui, même sans mettre directement en danger notre intégrité physique, ont le don de nous mettre en boule, sinon dans l'embarras.

Un problème avec l'évacuation des eaux usées domestiques, par exemple, ça peut valoir quelques tracas du genre de ceux qui nous sont tombés sur le râble il y a plus d'un an et qui ont un petit peu duré... C'est qu'on a tellement l'habitude d'ôter la bonde, de tirer la chasse ou de racler vers l'avaloir qu'on se trouve soudain bien dans la merde lorsque cette dernière ne s'en va pas comme elle avait coutume de le faire.

Loi de Murphy oblige, ce genre de situation apparaît généralement au tout début d'un long week-end pendant lequel on avait planifié des activités plus réjouissantes que le vain maniement d'un furet ou d'une lance d'arrosage. Le semblant de débouchage obtenu après de longues heures d'acharnement autour d'une « chambre de visite », avec l'aide d'un voisin serviable et de son nettoyeur à haute pression, n'apportera qu'un soulagement temporaire. Quelques heures et quelques litres d'eau usée plus tard, le problème est de retour, plus entêté qu'une mule : c'est bouché. BOU-CHÉ !

Une visite sur Google vous apprend alors qu'un tas de firmes sont prêtes à vous dépanner, à toute heure du jour et de la nuit ; samedi, dimanche et jours fériés s'il le faut. Serruriers, chauffagistes, plombiers, électriciens... et déboucheurs de canalisations.

Contrairement aux médecins, qui sont quand même tenus de respecter certaines grilles tarifaires lorsqu'ils vous réclament leurs honoraires, ces braves dépanneurs toujours prêts à rendre service n'ont le cœur sur la main que lorsque vous les appelez et leur expliquez le problème. Ils sont équipés, ils arrivent de suite, leur prestation n'est pas bon marché, mais « c'est le tarif, Monsieur, vous pouvez demander à d'autres sociétés, vous verrez bien ». Tous de mèche, évidemment ! Il ne faut pas tuer un business lucratif quand il y a bien assez de place pour tout le monde.

Quand ces gens arrivent chez vous, ils vous montrent qu'ils sont bien équipés et vous assurent de leur compétence, tout en vous priant aimablement de régler le prix de leur intervention (qui a augmenté substantiellement par rapport au prix annoncé par téléphone, et ce pour tout un tas de bonnes raisons qui vont de frais de déplacement plus élevés que prévu, de l'usage d'un tuyau plus long ou de l'orientation et de la vitesse du vent) avant même qu'ils ne sortent le moindre outil.

« On voit tellement de choses, Monsieur, vous n'imaginez pas ! Il y a des gens qui nous font travailler et puis refusent de payer ! Cela ne se fait pas, n'est-ce pas ? Nous sommes désolés pour vous, vous avez une bonne tête, mais c'est comme ça. C'est notre patron qui l'exige, vous comprenez ? On a eu trop de soucis par le passé... »

Entre le tarif salé pour l'usage d'un système à très haute pression qui vous garantit un débouchage des plus rapides et un week-end toujours bien long dans de telles circonstances, on finit par céder. D'autant plus que le quidam nous assure que c'est couvert par les assurances. « Dégâts des eaux », dit le contrat. Naturellement, ce n'est pas à cet instant-là que vous vous mettez à la recherche de votre exemplaire du fameux contrat et que vous entamez la lecture de tous ces paragraphes imprimés en caractères minuscules et usant de formules nébuleuses voulant dire « tout pour nous et des cacahuètes pour vous » !

Bref, tout ça pour vous dire qu'on a casqué, que les types ont « débouché » la tuyauterie et que nous étions bien soulagés d'être tirés d'affaire. Soulagement de courte durée, vous le devinez, puisque moins de quarante-huit heures plus tard, le problème était de retour, plus enquiquinant que jamais et nous faisant émettre, à l'égard des savants déboucheurs, des qualificatifs vraiment très peu flatteurs.

Un coup de téléphone chez l'assureur nous confirme la mauvaise nouvelle : pas d'intervention. « Dégâts des eaux », ça ne paie pas le débouchage de l'égout. Cela rembourse seulement, franchise déduite et si vous pouvez prouver que vous n'avez pas fait montre de négligence, les dégâts éventuellement causés par la flotte dans votre habitation.

À nos frais, donc, non seulement le débouchage manqué, mais également les travaux à prévoir pour enfin rétablir un fonctionnement parfait de notre évacuation d'eaux usées. Et nous devinons que ce ne sera ni simple, ni bon marché. Ce que nous ignorons encore à ce moment-là, c'est que ce ne sera pas rapide non plus.

Fort heureusement pour nous, l'évacuation défectueuse n'est pas la seule dont nous disposons. La seconde reste parfaitement fonctionnelle, nous épargnant de nous retrouver vraiment dans la merde, si vous me passez le peu d'élégance de l'expression. Au cours des semaines qui suivent, donc, nous nous organisons tant bien que mal afin d'éviter de commettre des maladresses qui pourraient envoyer dans la tuyauterie malade autre chose que de l'eau et uniquement de l'eau et nous mettre, nous, dans ce que j'évoquais ci-dessus avec quelque vulgarité.

La force de l'habitude étant chose difficile à contrarier, à plus d'une reprise il nous faudra sortir lance d'arrosage et nettoyeur à haute pression et, nous écorchant les genoux sur le béton et la langue sur moult jurons, entreprendre un similidébouchage de la contrariante tuyauterie qui ne laisse passer que de l'eau – et pas très vite !

Mais comment se fait-ce, vous demanderez-vous, que cela prenne si longtemps pour rétablir une situation normale ? Un manque de fonds ? Un manque de temps ? Un manque d'envie ?

Rien de tout cela.

Pour réparer la tuyauterie, il faut percer un trou. Une tranchée, même. Pas très longue, pas très large, certes, mais une tranchée dans la rue. Or, la rue, comme nous l'a si bien expliqué l'employé du service communal des travaux, ce n'est pas à nous. C'est à tout le monde. À la commune, en fait.

« Mais alors, dis-je naïvement, c'est vous qui devez réparer ce foutu tuyau ! Vous, la commune, le service des travaux ! »
« Ben non, me rétorque l'employé. Le raccordement à l'égout, c'est le vôtre. Nous, on s'occupe juste du collecteur principal, planté à deux ou trois mètres de profondeur sous le béton de la rue. »

Donc, afin d'atteindre mon tuyau obstinément bouché, je dois creuser un trou dans une voirie qui ne m'appartient pas et, bien sûr, obtenir au préalable auprès des autorités communales l'autorisation de le faire.

Ici, je sens que vous commencez à comprendre pourquoi la résolution de ce problème peut prendre du temps ! Et tout d'abord, avant d'entreprendre, il nous faut obtenir auprès d'une entreprise spécialisée (et agréée) un devis et un engagement de mettre la main à la pâte. Pas simple ! Pas simple du tout, vous allez le voir.

Contacter des entrepreneurs et leur faire visiter les lieux n'est pas un gros souci. Ils répondent, certains viennent voir, mais remettre un devis semble leur poser problème : effectivement, sans ouvrir, difficile de savoir ce qui se passe là-dessous. Tuyau bouché ? Tuyau cassé ? Et à quel endroit ?

Je leur explique qu'en envoyant la lance-déboucheuse, celle-ci bute contre un obstacle, quelque part. Depuis la chambre de visite, située près de la limite de ma propriété, la conduite « avale » environ quatre mètres de tuyau de nettoyeur haute pression, puis plus rien. C'est bloqué. L'eau s'en va, mais guère plus. Et le tuyau ne passe décidément pas.

« Et il est où, le collecteur principal ? À quelle profondeur ? » me demande-t-on. Je leur explique. Ils font la moue. « Ah, oui. Et c'est du béton, là ? »

Je hoche la tête. J'ose à peine ajouter que le béton est armé et que la dalle doit faire quarante centimètres d'épaisseur, au bas mot (je le sais parce que je l'ai constaté lorsque la voirie a été refaite, quelques années auparavant) !

Les entrepreneurs s'en vont avec de vagues promesses de m'envoyer un devis, mais je ne reçois rien. Ils n'ont pas envie de faire ça, manifestement, parce que quand je les relance, ils ont toujours une excuse...

Finalement, j'en trouve un pour me remettre un devis. Je lui donne mon accord, mais il ne vient jamais. Il a toujours trop de boulot, il promet pour le mois suivant, le mois d'après, la Saint-Glinglin... pour finalement me dire que si je fais appel à quelqu'un d'autre, il ne sera pas fâché.

Les mois ont passé et la routine s'est installée : la cuisine et les salles d'eau sont fonctionnelles, une des deux toilettes itou, la seconde étant interdite de papier et de gros besoins. Il y a pire, comme situation, avouons-le. C'est juste vexant, ce W-C du rez-de-chaussée qu'on ne peut pas utiliser normalement ! Il faut se rendre à l'étage, mais on fait avec. Ou plus exactement, on fait sans.

Sur la suggestion de l'entrepreneur qui voulait bien faire le boulot mais ne le pouvait pas en réalité, j'en contacte d'autres. L'un me dit « au beau temps ». Ça tombe mal. Nous sommes en novembre. Un autre me dit « OK ». Il est sympathique, paraît sérieux et, à l'évidence, connaît son affaire. Je n'ai pas besoin de lui décrire le béton, il sait comment sont faites ces dalles. C'est du dur, mais ça ne paraît pas le tracasser. On fait affaire. Mais il ne peut pas venir tout de suite. Mais le mois prochain, peut-être...

Je reste calme. Philosophe, même. J'ai l'expérience, moi aussi, maintenant. Je sais que ça n'ira pas vite. Le gars est de bonne volonté, paraît honnête, je lui fais confiance. Il viendra en décembre, comme il l'a annoncé.

Seulement, il y a un autre problème. Je vous l'ai déjà dit : j'habite en face d'une école. Outre les charmes de la situation, cela entraîne un souci supplémentaire : pour les autorités communales, il est hors de question d'accorder l'autorisation de percer la voirie en dehors des périodes de vacances scolaires. Donc, en décembre, ça va être difficile : les journées sont courtes, très courtes, et l'on est en plein dans les fêtes de fin d'année quand nos galopins ont leurs deux semaines de congés.

Report à Pâques, donc. Ou à la Trinité.

Non, je vous l'ai dit, l'entrepreneur est sympa, sérieux et connaît son affaire. Pendant les vacances de Pâques, il m'envoie ses ouvriers munis du feu vert communal. On troue ! Enfin !

Comme leur patron, les ouvriers connaissent le métier. Ils en ont installé et réparé, des tuyauteries. Avant de donner le premier coup de tronçonneuse dans le béton, l'aîné m'annonce qu'à son avis, le tuyau est cassé. « Là », m'indique-t-il du bout de sa godasse boueuse.

Pendant une bonne demi-journée, à coups de pelle et de marteau-piqueur, les deux vaillants ouvriers vont déblayer une petite tranchée. Profonde, car la tuyauterie file en pente vive vers le collecteur principal, plus de deux mètres sous la surface de la voirie.

Au milieu de l'après-midi, l'aîné m'appelle, un sourire satisfait sur les lèvres : « j'vous l'avais dit, qu'il était cassé là ! » triomphe-t-il. Je réalise que le mec a vraiment l'expérience. C'est juste dessous l'endroit qu'il avait désigné du bout du pied.

« C'est une pierre enfoncée dans le tuyau », m'explique l'homme en tétant sa cigarette (une toute mince, roulée à la main). « Ils ont refait les bordures » ?
— Oui, dis-je. Ils ont refait les trottoirs, bordures et caniveaux. Y a deux-trois ans.
— Ah ! C'est en damant le terrain qu'ils ont bourré une pierre dans l'tuyau. Bizarre que c'est seulement bouché maintenant...

Je lui explique que cette évacuation-là était peu utilisée. Juste pour de l'eau, jusqu'à récemment, quand on a construit une nouvelle annexe avec une salle d'eau et un W-C, au rez-de-chaussée.

Donc voilà. C'est la commune qui a fait faire des travaux dans la rue qui est à elle, et qui par la magie de l'opération a cassé le tuyau qui est à moi. Je m'interroge. Vais-je téléphoner au service des travaux et expliquer que c'est de leur faute, tout ça ? Leur écrire ? Leur envoyer la note ?
Je suis déjà bien content que le problème puisse être résolu, alors je décide de ne pas entamer la lutte du pot de terre contre le pot-de-vin (comme disait Coluche) !

Mais je ne suis pas encore au bout de mes surprises : l'ouvrier m'annonce qu'il est trop tard, qu'ils viendront achever demain, c'est-à-dire remplacer le tuyau cassé par un autre, pas cassé. En attendant, son pote est parti avec le camion chercher du stabilisé « pour reboucher », m'explique-t-il.

— Reboucher ?
— Ouais. On préfère reboucher. Vous comprenez, c'est la rue, laisser un trou comme ça pendant la nuit, c'est dangereux. Il pourrait y avoir un accident !
— Mais... en mettant une signalisation ?
— On fait plus ça ! ricane l'ouvrier. Fini ! Et vous savez pourquoi ? ajoute-t-il en se penchant vers moi avec un air grave. Parce qu'on nous vole le matériel. Oui, Monsieur ! On nous pique les barrières, les panneaux, les loupiotes... Et puis il y a un trou et les gens peuvent tomber dedans, les bagnoles passer dessus et avoir de la casse et nous des emmerdements !

C'est clair et net. Ils préfèrent reboucher.
« C'est juste du stabilisé, m'explique l'homme alors que le camion manœuvre. On tasse bien et demain, en moins de deux, on débouche et on termine. »

La benne se lève, je vois qu'ils ont mis un gros morceau de plastique épais sur le trou du tuyau. « Comme ça, la terre ne va pas entrer dedans et aller tout boucher plus loin », m'annonce l'astucieux bonhomme. Le mélange tombe dans la tranchée, quelques coups de pelle, puis quelques passages des pneus du camion en marche avant-marche arrière pour bien tasser. Quelques coups de dameuse, et le tour est joué. Et je dirais même plus : le trou est bouché.

Le lendemain, les deux gars seront de retour, comme annoncé ; et le sympathique entrepreneur m'enverra sa facture seulement un mois plus tard. Pas plus salée que ce qu'il m'avait annoncé.

Comme quoi des gens honnêtes, il y en a. Et des ouvriers compétents aussi.

Des mois ont passé, notre évacuation fonctionne tip-top et c'est à peine si l'on s'aperçoit qu'un trou a été fait dans la rue. Malgré le trafic, la réparation ne s'est aucunement affaissée, preuve qu'elle a été effectuée par des gens connaissant leur métier.

Finalement, ça valait la peine d'attendre puisque maintenant, quand on en parle, ça nous fait juste marrer. La seule chose qui nous reste un peu en travers, ce sont les déboucheurs, serruriers, plombiers, électriciens ou mécaniciens peu scrupuleux profitant de l'embarras d'autrui pour s'en mettre plein les poches ; et qui, outre leur malhonnêteté, sont d'une incompétence crasse.