mercredi 26 janvier 2011

Marge, profit, bénef

Je ne sais pas si vous avez déjà tenté l’expérience suivante…

Lorsque vous payez quelque chose, bien ou service, à un commerçant, glissez-lui la phrase suivante : « Vous faites quand même votre bénéfice, là-dessus, hein ! »

Ne dites pas ça à la caissière du supermarché ou au commis de comptoir, qui n’en ont rien à battre, mais au patron ou au gérant du magasin, au plombier qui vous présente sa facture ou au représentant qui marche au pourcentage.

Dites-le sans agressivité, mais en souriant comme s’il s’agissait d’une tentative de plaisanterie ; ou sur un ton de confidence appuyé par un clin d’œil complice.

Rares sont ceux qui vous répondront : « Bien sûr, que je gagne du pognon avec ça ! Si je ne fais pas de profit, je peux fermer boutique ! »

La plupart vont s’offusquer, dire que ce n’est pas facile pour un indépendant à l’heure actuelle, qu’ils ne gagnent pas des masses, qu’on les abrutit de taxes, qu’ils ont des frais à ne plus savoir qu’en faire et du boulot par-dessus la tête (« tel que vous me voyez, je n’ai même pas encore pris mon repas de midi, et il est plus de quatorze heures ! ») pour ne gagner que des clopinettes.

Ce qui les offusque, ce n’est pas que vous évoquiez leur marge bénéficiaire, mais c’est d’imaginer que vous pourriez les prendre pour des escrocs. Car même si vous prononcez votre phrase en riant, il est peu probable qu’ils la tiennent pour une plaisanterie.

Une transaction commerciale réussie est celle où on se quitte satisfait : le vendeur parce qu’il a réalisé un profit, l’acheteur parce qu’il a obtenu ce qu’il voulait pour un prix correct. « Merci et au revoir. »

Énoncer de vive voix une évidence connue et acceptée, c’est briser un tabou. On ne parle pas de son bénéfice à un commerçant. On lui demande son prix, on marchande si c’est possible, on achète ou on n’achète pas, mais on ne lui demande pas combien il gagne et on ne sous-entend pas que c’est beaucoup. On ne lui demande même pas s’il gagne quelque chose.

Un commerçant, un prestataire de service, c’est un bienfaiteur. Un type qui bosse pour son bien et, éventuellement, pour le vôtre.

Un médecin, par exemple, ce n’est pas un commerçant. Vous n’êtes pas son client, vous êtes son patient. Il ne vous demande pas de fric. C’est vous qui lui demandez, d’un air gêné, pendant qu’il griffonne sa prescription, le prix de la visite. Le dialogue est généralement le suivant :

— Cmmbnn… j’vs… dois ?
— Xsznmmmn… euros.
— Cmnbn ?
— Xczcnmm…
— Voilà. Je… heu… vous avez la monnaie ?
— Attendez… je vais voir…
— J’ai les mmrmmnns… si vous voulez…
— Ah ! oui, c’est plus facile, oui…

Les voix sont basses, murmurées, soufflées, à la limite du dialogue de confessionnal. Tout le monde est gêné. C’est dommage de devoir en arriver là, mais hélas ! cher patient, il vient un moment où vous vous sentez devenir un client.

Mais c’est comme ça. On est malade, on appelle le toubib. Un seul, en général (pour commencer), et sans lui demander d’avance combien coûtera la visite. Ça ne se fait pas. La médecine, ce n’est pas du commerce. Sauf la chirurgie esthétique. Là, vous pouvez demander un devis, comme pour un ravalement de façade.

Chez l’avocat, par contre, vous êtes un client. D’ailleurs il le dit : « mon client ». Il ne vous appellera certainement pas « cher client », alors ne l’appelez pas « mon cher avocat », même si c’est vrai. Avec lui, vous apprendrez que l’expression « faire ses provisions » peut recouvrir diverses acceptions.

Il reste quand même un mystère : le cas de Madame Pipi. Est-ce une commerçante ? Réalise-t-elle un profit ? La pièce que vous déposez dans la soucoupe et qui disparaît prestement dès que vous avez tourné le dos finit-elle comme bénéfice net ? Est-ce une recette brute dont la préposée déduira le prix d’achat du PQ, de la serpillière et de la javel ? Madame travaille-t-elle au forfait ? À l’heure ? Est-elle rémunérée pour sa présence ou, au contraire, paie-t-elle sa place au propriétaire des toilettes en espérant réaliser un profit directement lié au nombre de clients ? Son seul salaire est-il versé dans la soucoupe ?

Une chose est sûre : elle ne travaille pas à la tête du client. Ce statut est réservé aux coiffeurs, maquilleurs et visagistes.

Les prostituées, par contre… mais je ne m’étendrai pas là-dessus.

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