Tout récemment, je me réjouissais d’ouvrir et boire cette bouteille de Château Lacrothe-Debique, Grand Cru Classé, millésime 2000, jadis offerte par un ami. Après en avoir précautionneusement et presque cérémonieusement découpé la calotte métallique et extrait le cylindre de liège, je portai ce dernier à mes narines et, immédiatement, poussai une exclamation de dépit : « Oh ! Non ! »
Parce que les objets ont, en principe, une odeur. Une poutrelle de seize en sapin, ça sent le sapin ; un abricot, ça sent l’abricot ; un filet de morue, ça sent la haute mer ; un steak de bœuf, ça sent la viande ; un ouvrier au travail, ça sent la sueur ; et une limonade, ça sent la pharmacie. En principe. Parce que si la poutrelle est carbonisée, l’abricot pourri, la morue pas fraîche, le steak couvert d’asticots et que l’ouvrier sort juste du bain, leurs différents parfums en seront quelque peu altérés. Seule la limonade sentira la pharmacie en toutes circonstances, mais ça, on n’y peut rien.
Un bouchon, par contre, ça ne doit pas sentir le bouchon. Surtout quand on l’extrait du goulot d’une bouteille de vin. Dans ce cas, il est préférable qu’il sente le vin ou, à la rigueur, rien du tout. Mais pas le bouchon. Surtout pas le bouchon. Parce que quand le bouchon sent le vin, il est fort peu probable que le vin sente le bouchon ; alors que si le bouchon sent le bouchon, les chances que le vin fasse pareil sont considérables.
Des spécialistes se sont penchés sur la question en vue d'expliquer le pourquoi du comment et le côté imprévisible de ce vilain coup du sort, mais ce n’est pas ça qui va arranger notre affaire, parce que, explication scientifique ou pas, un Château Lacrothe-Debique qui sent le bouchon, c’est une incommensurable frustration pour celui qui se réjouissait de le déguster.
Remplacez le grand cru classé par un petit rosé sans prétention destiné à accompagner vos merguez et votre taboulé, ça restera frustrant ; parce qu’un vin qui sent le bouchon, c’est une fatalité navrante. Bien entendu, comme il est vraisemblable que vous ayez mis au frais une seconde bouteille de rosé, vous serez provisoirement tiré d’affaire (quitte à passer pour un pingre en réduisant les rations, mais en revanche ce sera probablement bénéfique pour les crânes). Mais dans le cas du Château Lacrothe-Debique, c’est désespérant. C’est le genre de bouteille qu’on se garde pour une occasion ; qu’on oublie au sous-sol jusqu’à ce qu’émerge un beau jour une envie de se faire plaisir.
Chez moi, c’est comme ça. On examine la feuille de cave en se demandant ce qu’on débouchera le soir pour accompagner le gigot d’agneau, les saucisses aux lentilles ou le ragoût de lapin ; et parfois on fait l’inverse : on s’interroge sur ce qu’on va mitonner pour faire honneur à la bouteille qui nous fait de l’œil et excite nos papilles. Dans n’importe quel cas, le bouchon qui n’a pas su se faire oublier est un irrémédiable trouble-fête.
Tous les vignerons vous le diront : « On n’est pas dans le bouchon ». Ce qui veut dire que personne n’y peut rien : quand ça sent le bouchon, ça sent le bouchon et ce n’est pas bon. Rien n’y fait. Le nectar est gâché par les malveillants agissements d’un petit bout de liège qui bénéficiait jusqu’alors de notre confiance aveugle. Car, au moment de l’enfoncer dans le goulot, rien ne permet de distinguer de ses semblables dépourvus d’intentions malsaines le mauvais bouchon, le judas, le traître qui provoquera le cruel sentiment d’injustice : « Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? » (*)
Souvent, outre la déception qu’il provoque, le mauvais bouchon peut être à l’origine de situations embarrassantes. Prenons le triste exemple de la précitée bouteille de Château Lacrothe-Debique, et imaginons la scène suivante :
— C’est sympa de passer me voir.
— Ne suis-je pas ton ami ?
— Bien sûr ! Le meilleur, même ! Et quand j’ai su que tu venais, je me suis dit : c’est le moment de déguster à deux cette bonne bouteille. Tu t’en souviens ?
— Du Lacrothe-Debique 2000 ! Ne me dis pas que…
— Mais si ! C’est celui que tu m’as offert jadis. Je le gardais pour une occasion. Eh bien, voilà !
Voilà surtout un jeu bien dangereux qui peut mettre votre meilleur ami dans l’embarras, en cas de trahison de bouchon ! Bon, on ne se fâche pas pour ça avec un ami ; mais il n’empêche que c’est frustrant, râlant, déprimant.
Et le goût de bouchon, c’est parfois aussi subtil qu’embarrassant. Parce que ça ne saute pas toujours aux narines. Parfois, c’est juste un « petit goût de bouchon ». Bien présent, mais pas franchement révoltant. Une bouteille comme ça, au restaurant, vous la remballerez au sommelier ; mais chez vous, vous la boirez peut-être en vous disant que ce n’est pas dramatique.
Il peut vous arriver de servir négligemment à vos invités cette sorte de vin pas franchement gâché, buvable, mais loin d’être irréprochable. Et vous vous en rendez soudain compte. « Zut ! pensez-vous. Il a un petit goût de bouchon ! » Que faire ? Le dire ? Reprendre les verres et, grand seigneur, ouvrir une autre bouteille (en l’espérant parfaite) en présentant de plates excuses ? Vous pourriez le faire sans remords si, en face de vous, un de vos invités ne venait pas de déclarer, en déposant son verre : « Excellent, ce vin ! » D’ailleurs, son voisin hoche la tête et semble ravi, lui aussi.
Que dire ? Que faire ? Déclarer que le vin sent le bouchon, c’est risquer de faire passer ces deux convives pour des andouilles. Il est probable, dans pareille situation, que personne ne dise rien. Même un autre invité qui, comme vous, a remarqué le problème, s’abstiendra de le mentionner. Simple question de politesse. Il est même possible que tous l’aient senti, ce goût de bouchon, mais la courtoisie veut que… Il n’empêche que plus tard, en rentrant chez eux, certains couples risquent de parler de votre vin bouchonné.
Inversez les rôles, et ce n’est guère moins délicat ! Invité chez un ami ou dans la famille, vous décelez ce petit goût de bouchon dans le pourtant très prometteur Château LaFrite qu’on vient juste de servir, mais aucun des convives ne semble s’en inquiéter. Oseriez-vous faire le difficile ? Mettre votre hôte dans l’embarras ?
Lorsque je reçois, j’adopte l’attitude de méfiance extrême : je goûte en premier et, au moindre doute, je mets la bouteille de côté. Et je ne la vide que le lendemain : à l’égout ou dans mon verre. Parce que parfois, je me fais des idées ; et parfois aussi, un « tout petit goût de bouchon » n’est plus perceptible vingt-quatre heures plus tard.
Le « goût de bouchon » représente pour moi une sorte de sommet dans le domaine de la frustration. Bien sûr, on peut vivre des situations navrantes, râlantes, révoltantes ; casser les six assiettes qu'on vient d'essuyer, tacher le pantalon tout neuf... Mais le mauvais bouchon sur la bouteille de bon vin, ça possède ce je-ne-sais-quoi qui s’apparente à la fatalité. Le truc malheureux, irréparable, qui donne un sentiment d’injustice, puisque personne n’y peut rien. C’est juste la faute à ce p… de bouchon qui vient vous gâcher ce qui s'annonçait comme un instant de pur bonheur.
(*) Et la suite: « Pourquoi déjà ? Et où aller ? » (J. BREL, « J’arrive »)
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