Je me souviens d’un de mes professeurs de sciences qui répétait inlassablement, à l’intention de ceux qui n’aimaient pas son cours ou l’estimaient inutile, que de la physique, on en fait tous les jours. Même sans le savoir, à la façon de monsieur Jourdain sa prose.
Appliquées à notre quotidien, les lois de la physique sont incontournables ; et ceux qui tentent de les défier ou de les vaincre le font à leurs risques et périls. Les forces qui gouvernent non seulement nos mouvements mais aussi notre existence ont des propriétés qui les rendent impitoyablement efficaces : l’absence de sentiments et l’insensibilité à la fatigue. Contrairement aux pauvres mortels que nous sommes, elles n’ont ni tracas ni soucis les empêchant de se livrer jour et nuit à leur tâche consistant généralement à nous contrarier : nous faire choir, nous fatiguer, nous vieillir.
Qu’elles soient forces gravitationnelles, forces de l’inertie ou autres, nous ne pouvons les vaincre que pendant de courts instants exigeant de notre part une dépense d’énergie, de volonté, d’opiniâtreté. Marcher, courir, sauter, nager par nos propres moyens ; voler, rouler, naviguer en utilisant diverses machines… rien n’est gratuit. La dépense d’énergie est toujours à prendre en compte.
Nous disposons pourtant de certaines forces redoutables que nous utilisons sans effort, sans même y penser. La force de l’habitude, par exemple. Nous n’y songeons que lorsqu’elle nous joue un tour de cochon. Parce que réfléchir au moment d’agir ou juste avant, ça demande de l’énergie, tandis qu’agir par habitude… L’acte nous coûte, bien sûr, mais l’habitude est gratuite. C’est la vaincre qui exige l’effort.
La force de l’imaginaire est un autre de nos pouvoirs. Si la Nature pouvait nous envier quelque chose, elle qui nous séduit, nous surprend ou nous effraie selon les circonstances, ce serait sans doute notre imagination.
Elle est semblable à notre bêtise : invincible et sans limites.
Il existe entre l'auteur d'un roman et ses lecteurs une étrange relation qui met en jeu l'imagination de chacun, avec des résultats souvent surprenants.
Auteur, j'imagine un décor, une ambiance, des personnages, des actes que je tente de décrire avec suffisamment de précision pour être compris, mais en omettant volontairement des détails que je juge inutiles ou que je préfère laisser le soin au lecteur d'imaginer lui-même. Il me semble qu'un auteur qui offre trop de précisions, qui noie l'action sous les détails descriptifs, dilue inutilement son propos et suscite l'ennui. À l'inverse, l'absence ou le manque de descriptions peut susciter la perplexité et l'incompréhension. Une question de dosage, semble-t-il.
Le phénomène est bien connu : notre imagination déforme notre perception de la réalité. Interrogez dix témoins d'un même accident de la route, vous obtiendrez dix versions différentes ; et même d'adroits recoupements ne permettront pas toujours de dresser un compte-rendu exact des faits qui se sont déroulés.
Les épreuves de base lors des examens d'entrée pour candidats policiers comportent souvent un test consistant à visionner un film et à répondre ensuite à un questionnaire relatif à ce qui a pu en être mémorisé : les distorsions sont généralement très importantes !
Lorsque nous lisons un roman, c'est notre imagination, éveillée par les phrases de l'auteur, qui nous permet de recréer les lieux, les personnages, l'action. Quelle que soit la précision des descriptions ou la force des dialogues, nous nous ferons notre propre idée des protagonistes et de l'environnement dans lequel ils évoluent.
Lorsque nous assistons à la projection d'un film tiré d'un roman que nous avons lu et apprécié, nous sommes presque toujours déçus. Le film est moins bon. Nous avions imaginé les choses autrement.
Il est plus que probable que la vision de l'auteur soit également très différente de celle reproduite dans le film, même si le réalisateur se réclame de l'auteur (ou est l'auteur en personne), et même s'il a voulu une grande fidélité par rapport au modèle écrit. Le cinéma a d'autres contraintes que la littérature.
Comment les auteurs créent-ils leurs personnages ? S'ils sont de pure fiction, ressemblent-ils à quelqu'un qu'ils connaissent ? Est-ce que la belle femme brune aux yeux verts, le vieux curé bedonnant, le flic blasé ou le vilain malfrat ont un visage bien défini ? Des traits précis ? Et pourquoi les auraient-ils ? Si l'auteur voulait retranscrire de telles choses, ne serait-il pas plutôt dessinateur, photographe, cinéaste ?
L'imagination du lecteur commence là où l'auteur a arrêté de décrire le fruit de la sienne. L'intérêt du premier sera tributaire de l'habileté du second, dans une complémentarité, une complicité de toutes les pages, de la première à la dernière ligne.
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