Je traversais le parking du magasin de
bricolage pour rejoindre ma voiture lorsqu'une voix m'a interpellé,
usant de mon prénom. Un type était debout à une dizaine de mètres,
près d'une rangée de véhicules en stationnement, et faisait de
grands gestes.
J'ai plissé les yeux, ma myopie ne
s'arrangeant pas avec l'âge et mon manque de sens pratique m'ayant
une fois de plus conduit à négliger d'emporter des lunettes,
pendant que le bonhomme multipliait ses appels et ses signes de la
main. Comme il semblait souriant et animé d'intentions pacifiques
voire amicales, je me suis dirigé vers lui en faisant fonctionner
mes neurones du mieux que je le pouvais pour tenter de situer le
gaillard au milieu de mes connaissances ; mais arrivé devant
lui et alors qu'il me tendait résolument la main, j'en étais
toujours aux embarrassantes interrogations : « Qui
est-ce ? Nom d'une pipe ! Qui est-ce ? »
Conscient que le mec n'avait rien d'un
mendiant, j'ai serré la pogne qui m'était offerte et, comme
habituellement dans une telle situation, j'ai fait comme si j'avais
identifié la soudaine apparition en demandant, l'air détendu et
essayant de masquer mon embarras derrière mon sourire le plus
avenant : « Comment ça va ? »
Ruse de Sioux. Pas de tutoiement. Pas
de « comment tu vas ? » et encore moins de
tentatives de balbutiement d'un prénom. D'ailleurs, aurais-je
balbutié un « Barnabé », marmonné un « Manuel »
ou grommelé un « Gérard » que ça ne m'aurait pas tiré
d'affaire. Le type s'appelait Jean-Louis, comme il se plut à me le
rappeler dans les secondes qui suivirent, montrant bien qu'il n'avait
pas été dupe de ma tentative d'éviter d'avoir l'air d'un con.
Certes, sa bobine me disait vaguement quelque chose, mais de là à
l'extirper du profond tiroir aux souvenirs où elle croupissait
depuis tant d'années, il y avait de la marge !
Bref, le gaillard était un ancien
copain de classe et, bien que nous eussions passé quelques années
dans le même établissement, j'aurais pu croiser son chemin à
plusieurs reprises sans réagir autrement que par un simple
« bonjour ».
Comme il me demandait ce que je
devenais et que je n'avais nulle envie de lui raconter ma vie,
j'expédiai rapidement l'affaire en le rassurant sur mon état de
santé et embrayai adroitement sur un autre sujet de conversation ;
l'écoute fréquente des déclarations des politiciens à l'usage de
la presse m'ayant enseigné, à défaut de celui de la grammaire, le
bon usage de la langue de bois.
— Tu t'adonnes au plaisir de la
chasse ? m'enquis-je en accompagnant ces mots d'un aller-retour
visuel vertical sur son accoutrement.
— C'est un peu ça, ouais, admit-il
en se dandinant sur ses « Aigle » en caoutchouc.
— Et… tu chasses quoi ?
— Un peu de tout, en fait. Tout ce
qui passe à portance.
— Mais… Y a pas des saisons, pour
ça ?
— T'en fais pas. Je m'arrange.
« Il s'arrange ? »
songeai-je tout en cherchant des yeux le gros 4x4 kaki avec
pare-buffle et marchepieds chromés qui aurait dû accompagner la
dégaine d'un brun verdâtre en grosse toile et multiples poches
qu'arborait mon ancien copain de classe. Surprenant mon regard et mes
attentes, Jean-Louis posa une paluche de propriétaire sur un break
très ordinaire, de teinte gris souris, même pas luxueux, et en
tapota affectueusement la tôle.
— Presque toute l'intégralité de
mon matériel est là-dedans, sourit-il d'un air satisfait.
Je m'attendais à découvrir de l'autre
côté de la vitre du hayon la truffe frémissante d'un épagneul ou
les appendices pointus et nerveux servant de queue à deux beagles de
pure race, mais rien de cela. Ni truffe, ni queue, ni animal jappant
d'impatience. « Il les a peut-être remplacés par un casier de
bière », songeai-je en identifiant soudain la teneur de son
haleine.
Le couvre-coffre à enrouleur était
tiré et j'imaginais déjà dessous les deux fusils à canon jumelé,
les lunettes d'approche, les boîtes de munitions, la gibecière et
peut-être quelques couteaux à dépecer, des cartes topographiques,
une boussole, un siège pliant et d'autres objets tous plus virils
les uns que les autres, sinon carrément dangereux ; mais
lorsque Jean-Louis a soulevé le hayon de son break, ce sont la
surprise et la déception qui m'ont assailli aussitôt.
Pas d'étui à fusil, pas de couteaux à
découper ni de gibecière : juste un gros sac à dos, un
« boudin » de toile cirée, une glacière en plastique
bleu foncé et un pack de six bouteilles d'eau de source. Rien
d'affriolant, donc, à première vue, l'attirail paramilitaire que
j'imaginais déjà ayant été remplacé par une sorte de panoplie de
touriste du dimanche.
C'est au moment où mon ancien pote
ouvrait le sac à dos que je remarquai le trépied en aluminium,
replié et sanglé sur un des côtés, et que je compris de quel type
de chasse il était question.
— Tu vois, je chasse les images !
triompha-t-il en extirpant du sac une espèce de tromblon qui devait
bien peser dans les deux à trois kilos, sans compter l'appareil
photo qui était fixé au bout.
J'avais déjà vu des téléobjectifs,
mais celui-là, c'en était un beau !
Revenant sur ma déception première,
je reconnus que l'ensemble dégageait un aspect profondément viril ;
et même si potentiellement il avait peu de chance de blesser qui que
ce soit d'autre que son utilisateur, je ne pus m'empêcher de siffler
d'admiration.
— Ah ! Ouais. Y a pas à dire,
ça jette !
— Ah, ça !
— Et c'est efficace ?
— Efficace ? Ah ! Faut
s'donner les moyens.
Il déposa son tromblon sur le plancher
du break et attrapa le sac-boudin.
— Ici, j'ai une tente d'affûtage.
C'est tout léger, imperméable, en décor camouflure, avec des
ouvertures pour laisser passer le téléobjectif. Comme ça, je peux
voir sans être vu.
— Mazette ! J'imagine qu'il faut
de la patience…
— Ben, en général, je vais
plusieurs jours de suite au même endroit. Je recherche un lieu de
passage des animaux que je veux prendre le portrait en photo,
j'installe la tente et j'attends la bonne heure qu'elle survienne.
Souvent en fin de journée ou en début de soirée.
— L'heure où les lions vont boire.
— Y a pas de lions en Belgique,
coco !
— Non ? J'en ai déjà vu,
pourtant.
— Déconne pas, Ludovic.
— Si, si. Mais faut pas de tente
d'affût pour les photographier.
— Au zoo, c'est ça ?
— Par exemple. Mais toi, alors, tu
photographies quoi ?
— Ben… Des cerfs, parfois, mais
faut de la patience. Ils sont farouches parce qu'ils ont peur. On
croirait pas, hein ? Des grandes bêtes comme ça ! Le mois
dernier j'en ai shooté un en train de brailler. Mais c'est rare. On
les entend, quand c'est la saison, mais pour les voir, il faut
affûter.
— Affûter ?
— Ouais, mon vieux. Affûter,
répéta-t-il comme pour bien me rappeler qu'il n'avait jamais été
une lumière pendant ses longues études secondaires. Affûter à la
bonne place. Et ça, c'est l'espérience qui te dit où se cachent
les bonnes places. Et la merde, aussi.
— Heu… La merde ?
— Si tu trouves un endroit plein de
crottes de biches, des fraîches, des moins fraîches… Qu'est-ce
que ça veut dire, à ton avis ?
— Que c'est les toilettes pour
biches, je dirais.
— Que c'est un endroit où les biches
passent souvent, non ?
— En tout cas, elles y viennent
chier, oui. À défaut de voir l'animal, tu peux toujours faire une
étude sur…
— Ouais, ouais, ça va.
— Et donc tu vas affûter près d'un
endroit où les biches ont déjà merdé, et tu attends qu'elles
reviennent merder au même endroit pour les shooter.
Jean-Louis me jeta un regard en coin :
— C'est pas si simple. C'est pour ça
que je prévois plusieurs jours au même endroit.
Ça devenait vraiment
passionnant ! Je le laissai poursuivre :
— Tu comprends, quand tu
installes ton matériel, la tente d'affûtage, tout ça... il vaut
mieux le faire quand les bestiaux que tu essaies de saisir ne sont
pas là. S'ils te voient déplier ton brol en leur présence, ils se
cassent pour plusieurs jours. Donc, tu dois être discret. Bien
coincer l'abri. Il est bariolé, mais parfois j'utilise en plus un
filet de camouflure. Et tu vois, là, sur l'objectif... J'ai une
sorte de chaussette kaki que je lui enfile dessus. Et si ça ne
suffit pas, une des ouvertures de la tente a même une sorte d'étui
cousu dessus. Tu passes l'objo dedans, et le tour est joué. Mais
c'est pas pour ça que ça va fonctionner. Les premières heures
après l'installage, ça ne donne rien. Et même, faut souvent
attendre le lendemain. Tu as beau tout aménager en kaki mini, les
bêtes remarquent toujours bien quelque chose d'anormal. Elles se
méfient. Mais au bout de quelques heures, si rien ne bouge, elles se
hardissent et ne surveillent plus l'objet que par à-coups. C'est
pour ça qu'il faut souvent des heures et des heures.
— Et tu restes là, à
attendre ?
— Non, je me tire. Ça
sert à que dalle de s'enraciner dans l'humidité s'il fait humide ou
dans la chaleur s'il fait chaud, ou les deux... J'installe et je m'en
vais. Je reviens le lendemain. Et souvent aussi le lendemain du
lendemain.
— Et on te pique pas ton
matériel ?
— Je laisse pas mon
matos là-dedans. Juste la tente d'affûtage. Et quand elle est bien
placée, faut des yeux de lynche pour la voir, ma camouflure. Les
animaux connaissent l'endroit par cœur, alors à eux ça leur paraît
bizarre, mais n'importe quel bonze de passage ne la verra pas. Même
moi, je prends de fameux repères pour retrouver mes marques :
j'ai déjà dû chercher pendant plusieurs minutes alors que je
savais que j'étais au bon endroit. Et je pouvais pas faire trop de
boucan, bouger trop, sinon c'était raté.
J'étais admiratif devant
l'expertise de Jean-Louis en matière de camouflage autant que
d'élocution.
— Et on t'a jamais cassé
l'ambiance ?
J'eus un mouvement de
recul lorsqu'il cracha soudain sur le tarmac.
— Si. Plusieurs fois.
Des saletés de chasseurs. Des péteux avec leurs flingues. Je peux
pas les encadrer, ceux-là.
Je me demandai si c'était
par frustration. Peut-être mon ancien pote aurait-il mieux aimé
jouer de la gâchette que du déclencheur.
— Un jour, poursuivit
Jean-Louis, y en a même deux qui m'ont menacé. Ils voulaient me
virer de « leur » forêt où ils organisaient « leur »
battue. « Vous avez pas vu les écriveaux ? » que le
premier a aboyé pendant que son clebs me regardait en grognant.
« Non », j'ai répondu. « Et puis, je fais rien de
mal. Je prends des photos. » Et cet abruti grand génital a osé
me dire que « je faisais fuir le gibier ». Fuir le
gibier ! Je vous demande un peu ! Fuir le gibier !
Jean-Louis était remonté.
Il faisait des moulinets avec ses bras et levait les yeux au ciel, un
peu comme s'il avait voulu mimer une espèce de supplique à l'averse
comment savent en faire les cultivateurs.
— Eh ben tu sais ce que
je leur ai répondu, à ces cons ? demanda mon ancien pote
lorsqu'il en eut assez de jouer au sémaphore. Tu sais ce que je leur
ai répondu ?
— Ben, quelque chose me
dit que je vais pas tarder à l'apprendre.
— Je leur ai dit que si
quelqu'un faisait fuir le gibier, c'était bien eux, avec leurs
pétoires de merde.
Là, c'était
effectivement d'une logique désarmante.
Comme le paquet que je
tenais dans la main commençait à me peser autant que cette longue
conversation, je décidai de prendre congé de mon exubérant ancien
copain de classe. Je lui souhaitai beaucoup de succès dans son
entreprise, et il me proposa de me montrer ses photos, un de ces
jours. Je n'eus pas le cœur de refuser : tout d'abord parce que
c'était proposé gentiment, et ensuite parce que j'aime bien les
belles images et que si le ramage du matériel de chasse de
Jean-Louis était à la mesure de son plumage, ça pouvait valoir le
déplacement.
Il fouilla dans ses
multiples poches, à la recherche d'un stylo-bille et d'un bout de
papier, mais en vain : il en sortit tour à tour un téléphone
portable, deux cartes-mémoire pour son appareil photo, un étui à
cigarettes, un briquet, une boîte d'allumettes, deux mouchoirs de
poche froissés et sales, un couteau suisse, un couteau pliable, des
élastiques, un bâton de chocolat entamé et un paquet de
chewing-gum. Lorsqu'il ramassa les deux préservatifs qu'il avait
laissé choir en même temps qu'un trousseau de clés, je lui vins en
aide en lui tendant un bout de crayon rapporté de chez Ikea.
— J'ai déjà ça.
— Hum !
Soupira-t-il. J'ai pas de papier.
— Dans ta voiture,
peut-être ?
— Ah ! Oui,
sûrement.
Il s'en alla ouvrir la
portière et gribouilla ses coordonnées au dos d'un bout de carton
comme en glissent entre le joint de caoutchouc et la vitre du
conducteur les gens qui espèrent que vous allez leur téléphoner
pour leur dire que vous êtes prêt à leur céder votre tire pour
des clopinettes, et me le tendit en m'invitant à le contacter dès
que je le voudrais.
Je pris congé de lui en
lui serrant gentiment la louche et m'éloignai vers ma voiture,
heureusement garée assez loin pour qu'il ne puisse l'identifier avec
précision. En chemin, je résistai à l'envie de coincer la carte de
visite dans le joint de portière d'une berline de luxe au sang bleu,
puis de la jeter dans une poubelle ; mais je finis par la
glisser dans la poche de poitrine de ma chemise. Avec un peu de
chance, songeai-je, Chérie l'enverrait à la lessive en même temps
que le vêtement.
C'était une attitude
bizarre de ma part puisque, je le rappelle, j'aime bien les belles
images et je m'étais déjà dit que ça pouvait être intéressant,
de découvrir le fruit des « affûtages » de Jean-Louis.
Non, ce que je craignais, en réalité, c'était de choper un virus.
Le virus de la chasse photo.
Surtout que je connais
quelques endroits où on peut trouver de sacrément belles biches.
16: J'ai beaucoup aimé les personnages.
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