mercredi 23 février 2011

La crise politique belge pour les cancres (4)

Chapitre 4 : la Belgique de Papa

Au début des années 60, la révolte gronde en Flandre et bientôt retentissent des « Walen buiten ! » (Wallons dehors !) Les néerlandophones en ont marre qu’on parle français un peu partout sur la terre de leurs ancêtres. En 63, chacun chez soi. On trace une frontière linguistique entre les provinces flamandes et les provinces wallonnes.

Une frontière de commune, de province, d’état… ça se conçoit facilement : ici c’est chez moi, au-delà c’est chez toi. Ici, c’est moi qui nettoie, qui entretiens ou qui casque pour qu’on le fasse ; là-bas, c’est de ton ressort. Dans le cas d’une frontière entre états, on peut être libres de circuler de l’un à l’autre, ou avoir besoin d’un passeport, ou devoir franchir des barbelés en échappant à la vigilance de sentinelles tenant les mitraillettes en haut d’un mirador. Mais une « frontière linguistique », qu’est-ce que c’est ?

Une frontière linguistique, c’est truc idiot. La connerie à la puissance mille. C’est un truc débile qui dit : « à partir de cet endroit, fais gaffe, on ne parle plus de frites, mais de frieten ». Les gens, on ne peut pas les obliger, chez eux, à parler dans une langue plutôt que dans une autre ; mais une fois qu’ils se rendent au bureau de poste, qu’ils s’adressent à l’administration ou que le pouvoir local leur écrit, c’est dans une langue seulement. La langue de la région. Celle du sol. On peut comprendre le principe. Un employé communal n’est quand même pas obligé d’apprendre toutes les langues. Moi, si je vais en vacances aux Pays-Bas, je trouve normal d’essayer de faire l’effort de demander à boire ou mon chemin, de dire bonjour, etc. dans la langue locale. Question de courtoisie. Alors, si je vais y habiter, c’est une raison supplémentaire d’apprendre le néerlandais.

Quand on a tracé cette frontière linguistique, le contexte était un peu différent. Des gens se sont tout à coup retrouvés dans une zone qui, soudain, devenait unilingue. Pas sympa. On n’allait pas obliger, du jour au lendemain, des franstalig à devenir nederlandstalig et des néerlandophones à devenir francophones. Les langues, ça se moque des frontières purement administratives, chichiteuses et débiles. Alors ?

Alors, les politiciens belges ont prouvé à quel point la Belgique est un pays démocratique. Un modèle de démocratie. Et qu’une démocratie, même modèle, ça peut devenir vachement compliqué. Et tout ça parce qu’une démocratie possède quelques fondements parmi lesquels la liberté d’expression et de circulation, le respect de la vie privée, le suffrage universel… Il y a aussi deux grands principes démocratiques à défendre, qui s’appellent : le respect des majorités et la protection des minorités.

Comme nous l’avons vu à la lumière de l’Histoire dans les chapitres précédents, le morceau de territoire qui est devenu la Belgique est peuplé de gens de diverses langues et cultures, formant ici des majorités, là des minorités. Passons-les en revue…

— Le nord (néerlandophone) du pays est plus peuplé que le sud (francophone) du pays. Proportion : environ 60%-40%.
— Les néerlandophones sont majoritaires. Officiellement à 60%, mais ils s’opposent depuis des lustres à toute idée de recensement linguistique car ils savent que l’usage du français fait tache d’huile (les francophones doivent être plus gras…) autour de Bruxelles, officiellement ville bilingue enclavée en région néerlandophone.
— Les francophones sont majoritaires à Bruxelles et dans les 19 communes formant la région bruxelloise. Officiellement à 85%, mais les néerlandophones s’opposent depuis des lustres à toute idée de recensement linguistique… etc.
— Il existe autour de Bruxelles six communes officiellement néerlandophones, puisque situées en territoire flamand, mais où les francophones sont majoritaires. Officiellement à 60, 70, 80%… selon les cas ; mais on n’a pas de chiffres précis car les néerlandophones s’opposent depuis des lustres… etc.

Connaissant les majorités, on devine les principales minorités : les 40% de francophones (à peu près, car les néerlandophones s’opposent… etc.) dans le pays, les 15% de néerlandophones à Bruxelles et dans sa périphérie (à peu près, car les néerlandophones… etc.), mais aussi moins de 5% de germanophones dans les Cantons de l’Est (région de Verviers, Eupen, Malmedy…). S’y ajoutent d’autres minorités moins officielles car jamais recensées : néerlandophones en Wallonie, résidents étrangers, eurocrates, demandeurs d’asile, sans-papiers, SDF, touristes, espions en tous genres, tourterelles d’Asie, écureuils d’Amérique et quelques familles de castors.

En Belgique, on s’efforce donc de respecter de grands principes démocratiques.

— Pour protéger la minorité de néerlandophones vivant à Bruxelles, on a donc décrété que Bruxelles serait bilingue.
— Pour respecter la majorité de francophones dans six communes flamandes autour de Bruxelles, on leur a octroyé des « facilités linguistiques » : ils peuvent s’adresser en français à l’administration et demander des papiers officiels en français. On appelle ces communes des communes « à facilités ».

Autres particularités de la démocratie à la belge :

— Les assemblées parlementaires sont élues « à la proportionnelle » : contrairement au scrutin « majoritaire à deux tours », la proportionnelle envoie des élus en proportion du pourcentage de suffrages obtenus. Comme aucun parti n’obtient la majorité absolue, les gouvernements sont « de coalition ». C’est moins stable qu’un gouvernement sortant de scrutins majoritaires, mais ça permet moins de faire n’importe quoi en toute décontraction pendant trois ou quatre ans.
— Les représentants du Nord étant majoritaires (60%), quelques parades ont été prévues pour empêcher que les néerlandophones fassent voter unilatéralement des lois. Certaines décisions importantes requièrent une majorité des deux tiers (une révision de la constitution, par exemple) ; et pour les décisions prises à la majorité simple, le vote peut être bloqué par diverses procédures comme celle du « conflit d’intérêts », qui permet d’empêcher un vote unilatéral des néerlandophones contre les francophones.

Au fil des années, la Belgique s’est « fédéralisée ». De nombreuses compétences, à la demande des uns (du Nord) et des autres (du Sud) ont été « régionalisées ». Dans les années 80, puis 90, le pouvoir des régions a été accru. En sus du gouvernement central (dit « fédéral »), chaque région a donc son gouvernement : région flamande, région bruxelloise, région wallonne. En sus des régions (à caractère territorial), nous avons des « communautés » (à caractère linguistique), qui ont aussi leur gouvernement : communauté flamande (langue néerlandaise), communauté française (langue française), communauté germanophone (langue allemande).

Pour rendre les choses très simples et permettre à tout le monde de s’exprimer, on a aussi permis à des francophones vivant en Flandre de voter pour des candidats francophones lors des diverses élections. C’est le fameux arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvoorde, dit B.H.V., très contesté par les Flamands.

Tout ça, c’est la Belgique de Papa. Démocratique, compliquée, toujours en campagne électorale (élections fédérales, régionales, communales ou européennes). Et cette Belgique de Papa, championne du Monde du compromis équilibré, elle a du plomb dans l’aile.


Pourquoi, maintenant, on est dans l’impasse

— Cause n° 1 : la surdité. À force de régionaliser, les partis politiques sont devenus régionaux. Avant, il y avait un parti libéral, un parti social-chrétien, un parti socialiste… Les uns après les autres, ces partis se sont divisés en ailes unilingues, et le dialogue de communauté à communauté a été étouffé. Résultat : lors des élections, chacun fait campagne chez soi, dans sa langue et pour sa région linguistique. Aux élections communales ou régionales, ça ne pose pas de problème. Aux législatives (élections nationales pour élection des assemblées parlementaires), c’est une absurdité. Chacun fait campagne de son côté, avec des promesses délirantes, sans s’occuper de ce qu’en penserait l’autre communauté. Au moment de former les coalitions, on compare les programmes et on voit que c’est incompatible, parce qu’on ne s’est jamais soucié des demandes et des craintes des uns et des autres. Personne ne veut céder de peur d’être sanctionné par l’électorat qui a cru aux promesses (rappel : en Belgique, il y a toujours des élections à l’horizon), on ne sait plus faire de concessions, trouver des compromis.

— Cause n° 2 : les deux vitesses. Depuis les années 60, la Wallonie jadis plus riche est devenue plus pauvre. La Flandre, plus moderne et plus dynamique, s’est développée pendant que le Sud s’enlisait dans une difficile reconversion. La Wallonie manque de patate (de la patate, pas des patates). Résultat : le Sud coûte cher à la collectivité, et c’est le Nord qui paie le plus gros de la facture.

— Cause n° 3 : les tracasseries sur et autour de Bruxelles. La capitale est le poumon économique de la Belgique. On y vient travailler, puis on retourne loger ailleurs. Bruxelles génère donc de la richesse, mais coûte cher en infrastructures pour des gens qui n’y habitent pas. Bruxelles est officiellement bilingue français/néerlandais, et les 15% de néerlandophones sont surreprésentés au parlement bruxellois. Les francophones des communes « à facilités », pourtant majoritaires, sont victimes de tracasseries administratives multiples et les Flamands refusent toujours la nomination de trois des six bourgmestres francophones démocratiquement élus dans ces communes, pour une obscure affaire de convocations électorales rédigées en français. Les « facilités » linguistiques sont contestées par les Flamands, qui considèrent qu’elles devraient disparaître parce qu’en près de cinquante ans, les francophones devraient avoir eu l’occasion d’apprendre le Néerlandais. Le fameux arrondissement BHV, fruit d’un marchandage électoral, est dénoncé aussi par les Flamands.

— Cause n° 4 : l’extrémisme. Quand les extrémistes flamingants soutenaient des thèses racistes, faisaient le salut hitlérien et brûlaient le drapeau belge, les autres partis flamands formaient un « cordon sanitaire ». Il n’empêche que 20% des voix en Flandre, ce n’est pas négligeable. Peu à peu, les autres partis ont récupéré certaines thèses nationalistes, pour « faire des voix », avec moins de férocité et en évitant l’illégalité. Dire que les étrangers sont des parasites, que les juifs ou les musulmans sont nuisibles… c’est puni par la loi. Mais affirmer que les Wallons sont des paresseux sous diplômés vivant aux crochets de la Flandre, ce n’est ni du racisme, ni de la xénophobie.

— Cause n° 5 : le clivage politique. Pour gouverner, il faut une majorité. Pour avoir une majorité, il faut une coalition. Puisque plus aucun parti n’est national et pour éviter les « conflits d’intérêts », la majorité doit être constituée d’élus du Nord et du Sud. Pour le confort et un minimum de stabilité, il vaut mieux que la coalition qui forme le gouvernement fédéral soit majoritaire partout : chez les francophones comme chez les néerlandophones. Or, la Flandre vote « à droite » et la Wallonie « à gauche ». Comment concilier tout ça ?

— Cause n° 6 : la mesquinerie. Ou les questions de principe. Beaucoup de problèmes ne concernent réellement que très peu de gens et pourraient être résolus si la volonté y était, mais ils sont devenus symboliques : nommer des bourgmestres élus démocratiquement, scinder un arrondissement électoral idiot, faire l’effort d’apprendre la langue de la région où on vit ou accepter que d’autres puissent avoir les mêmes droits que soi… Et comme ce sont les tonneaux vides qui font le plus de bruit, ils n’ont pas besoin d’être nombreux pour se faire entendre.


Pourquoi ce n’est pas le bordel

C’est ce que les journalistes d’autres pays ont du mal à comprendre : pourquoi ce n’est pas le bordel dans un pays qui n’a pas réussi à former un gouvernement plus de 8 mois après les élections !

Il n’y a pas de révoltes, d’émeutes, de violences ; les rares manifestations sont paisibles et teintées d’un humour « bon enfant » ; on ne se bat pas dans les rues ; il n’y a pas de pillages ; les militaires jouent aux cartes dans les casernes ; les flics mangent tranquillement leurs frites entre deux P.-V. pour stationnement illicite ; il y a toujours des trous dans les routes, des bouchons au carrefour Léonard et des trains en retard ; et il n’y a pas plus de grèves que de coutume dans les autobus, à la poste et chez les gardiens de prison. Alors ?

— La Belgique n’est pas sans gouvernement. Le gouvernement fédéral démissionnaire est toujours en place et gère l’urgence et les affaires courantes ; les gouvernements des régions et des communautés sont de plein exercice et fonctionnent très bien. Rien n’est paralysé. On vit sur l’inertie. On a juste besoin de réformes ; et là, ça traîne un peu…

En attendant, les gens travaillent, ils sont payés, les magasins sont approvisionnés… Pourquoi faudrait-il qu’on s’énerve ?
 
Le Belge est merveilleux : il préfère en rire.

(À suivre)

mardi 15 février 2011

La crise politique belge pour les cancres (3)

Chapitre 3 : la Belgique de Grand-Papa

Après la défaite de l'Empire, le destin des Belges est à nouveau confié aux Hollandais. Nous devenons les Pays-Bas du Sud qui, par rapport à leurs voisins du Nord, sont dominés par le catholicisme. Et c’est rebelote avec les querelles d’Église, jusqu’à ce qu’on finisse par s’énerver un peu sur les protestants qui auront beau protester, rien n’y fera. Il faut dire que des Belges qui s’énervent tous ensemble pour distribuer des baffes et des coups de pied aux fesses, c’est suffisamment rare pour être souligné : à peu de chose près, on n’avait plus vu ça depuis la guerre des Gaules !

Plutôt que d’essayer une fois de plus de confier à quelqu’un d’autre la gestion de notre patrimoine brassicole, nos puissants voisins vont enfin décider de nous laisser faire notre tambouille nous-mêmes et reconnaîtront l’indépendance de la Belgique ! Pas tellement pour nous faire plaisir, mais pour éviter de favoriser un rival. Ils se mêleront quand même un peu de nos affaires lorsqu’il s’agira de nous aider à choisir notre futur roi. Comme nous ne voulons plus d’un Hollandais et que les Anglais ne voient pas d’un bon œil l’idée qu’on puisse faire appel à un Français, la frite est coupée en deux et on nous fourgue un Germain dont la famille doit avoir acquis ses lettres de noblesse dans la charcuterie : Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha(*). On aurait pu faire appel à un descendant des Princes de Liège, des Ducs de Brabant ou des Comtes de Flandre, mais non : un étranger. Avec le recul, on s’aperçoit qu’il s’agit peut-être bien là de la première manifestation du sens du compromis que le monde entier nous envie : le compromis à la Belge.

Le compromis à la Belge consiste à éviter tout favoritisme en choisissant la solution qui mécontentera tout le monde ou, plus fréquemment, celle qui n’enthousiasmera personne, afin que tout le monde soit content. Je sais, c’est subtil, mais logique : quand tout le monde ne peut pas être content, autant que personne ne le soit ou que tout le monde soit fâché. C’est ça, le bon compromis. Un peu comme Clovis et le vase de Soissons, mais en plus sophistiqué.

Les signes avant-coureurs de la fameuse « question linguistique » datent de cette époque, quand le français est institué langue nationale. Encore un compromis qui devrait mettre tout le monde d’accord. En effet, personne ne parle le français. Je veux dire : dans le peuple, on ne parle pas français. On n’a rien à dire, et quand on le dit, c’est en wallon ou en flamand. Seuls les riches parlent le français. Ceux qui ont quelque chose à dire, et qui viennent aussi bien de Flandre que d’Anvers, du Brabant, de Liège…

Pour faire comme tout le monde, la Belgique se bâtit un empire colonial. C’est facile : on débarque quelque part où il y a des Noirs qui n’ont rien demandé à personne, on dit « c’est à nous » et on ajoute « on va civiliser les sauvages ». Comprenez : « on va s’en mettre plein les poches ». Je ne m’étendrai pas sur ce triste chapitre de notre histoire, qui durera jusqu’en 1960 (quand nous laisserons les Congolais s’occuper d’eux-mêmes), parce qu’il n’a qu’un rapport lointain avec notre crise politique actuelle. Je rappellerai juste les récents propos d’un Congolais, qui proposait de nous envoyer Kabyla pour remettre un peu d’ordre chez nous, puisqu’on lui envoie régulièrement nos ministres pour le conseiller quand ça ne va pas chez lui !

Revenons à la Belgique…

Sans le moindre esprit de gratitude pour avoir choisi une famille royale au sang bleu, les Germains décident de nous envahir, en 1914. Pas pour nous nuire, mais juste pour aller casser du poilu. Comme ils se sont engagés à nous défendre, les Anglais devront bien s’en mêler eux aussi, et nos champs de patates serviront une fois de plus de champs de bataille. Les Teutons s’apercevront qu’en plus d’écluser, le Belge sait jouer avec les écluses. Résultat : misères à l’Yser et enlisement du conflit.

Après la Première Guerre mondiale, une volonté de flamandisation du nord du pays se fait jour, en même temps qu’un malentendu qui perdure encore aujourd’hui et suscite toujours des rancoeurs : le soldat flamand recevait ses ordres en français. Mais on dit plus rarement que les officiers et les élites francophones qui les lui donnaient étaient souvent eux-mêmes d’origine flamande !

Le suffrage universel permet ensuite de constater que les Flamands sont les plus nombreux ; et la volonté de flamandisation du nord du pays se renforce.

Les divergences de vues entre Flamands et Wallons éclatent au grand jour : désaccord sur l’épaisseur des frites, le temps de cuisson des moules, le lieu d’épandage du lisier ou le budget de l’armée. D’un côté on agite la menace allemande sur notre patrimoine brassicole, de l’autre on dénonce notre collusion avec les Français auxquels on serait disposés à expliquer enfin comment cuire de bonnes frites.

Quand les Allemands remettent le couvert pour la pâtée, en 1940, on n’est pas prêts à les recevoir comme ils le méritent. L’occupant comprend vite le bénéfice qu’il peut y avoir à diviser pour régner, et il favorise les Flamands au détriment des Wallons.

À l’issue du conflit surgit un second malentendu qui perdure encore aujourd’hui et suscite toujours des rancoeurs : les Flamands étaient des collabos ! Mais c’est oublier que nous en avions aussi quelques-uns du côté wallon ! « Rex » est d’ailleurs devenu un prénom très fréquemment choisi pour le berger allemand (le chien, je veux dire).

Après la guerre, la question linguistique reste présente, mais le Belge a d’autres préoccupations, comme celle de reconstruire le pays et de faire vivre son industrie. C’est le temps des charbonnages et de la sidérurgie, industrie lourde qui assure l’essor et la richesse de la Wallonie. Comme nous manquons de main-d'œuvre, nous accueillons des Flamands, des Italiens et quelques Polonais pour faire le sale boulot… Nous nous moquons d’eux parce qu’ils ne comprennent rien à notre méthode de cuisson des frites ou parce qu’ils mangent des macaronis. Mais dans les mines et près des hauts-fourneaux, Piet, Jan, Jefke, Luigi, Pietro, Giovanni, Jerzy et bien d’autres s’intègrent petit à petit et apprennent… le wallon !

Grâce à l’essor industriel du sud du pays, nous pouvons investir dans l’infrastructure du nord, comme, par exemple, le port de Zeebrugge.

Dans les années 60, la sidérurgie marque son ralentissement et une industrie plus légère, plus moderne et pleine de promesses d’avenir s’installe dans le nord du pays, où il y a du terrain, de la main-d’œuvre et de l’ambition. C’est le commencement du déclin pour une Wallonie socialiste, syndiquée et enclumesque, qui s’englue au lieu de se réformer alors que la Flandre prend son essor.

C’est aussi dans les années 60 qu’est établie la frontière sans doute la plus stupide que la terre ait jamais portée et source d’une grande partie de nos problèmes les plus insolubles : la frontière linguistique.

Si vous aimez les histoires où on vous prouve que le ridicule ne tue pas, rendez-vous au prochain chapitre pour la dissection de la bête.

(*) Le gotha de l'empire du filet de Saxe et du jambon de Cobourg.

vendredi 11 février 2011

La crise politique belge pour les cancres (2)

Chapitre 2 : Des baffes et des magouilles

Alors que nos ancêtres vivotaient bien tranquillement dans leur Gaule Belgique, voilà qu’un mec plein d’ambition, un certain Jules, affirme son intention de venir, de voir et de vaincre. Enfin, vaincre… Il n’y parvient pas facilement, parce que le Belge est teigneux. Boduognat est célèbre pour ses colères lors de ses querelles conjugales ; tandis que rencontrer Ambiorix au coin d’un bois donne la quasi-certitude de s’oublier dans ses braies. Se farcir leur compagnie valait son contenant de cervoise (le pesant de cacahuètes n’existait pas à l’époque) !

Toujours est-il qu’après que ses légionnaires en ont pris plein la poire pour enfin réussir à conquérir toute la Gaule (toute ? toute !) ; ce bon Jules nous montre qu’en plus d’être César, il est gaffeur (bien avant Gaston / Guust). Alors qu’il vient juste de faire son malin en déclarant que de tous les peuples de la Gaule les Belges sont les plus braves, tout le monde tique : c’est qui, les Belges ? Les Ménapiens du nord avec leurs voisins les Bataves ? Les Éburons de l’est et leurs frontaliers les Germains ? Les Aduatiques du sud, leur forêt et leur jambon d’Ardenne ? Les Nerviens de l’ouest qui en ont déjà plein les bottes de leurs voisins celtes et de leurs blagues sur les frites ? Les Morins du nord-ouest qui, vivant près de la mer, ne peuvent être qualifiés de Morins d’eau douce ?

Tous ces gens qui se veulent Belges d’abord et Gaulois ensuite, et qui ont le tempérament légèrement germanique, un peu celte ou vaguement batave (les races et les langues ayant des frontières flexibles), aimeraient savoir quels sont les plus braves d’entre les braves. En outre (d’hydromel), leurs voisins les Celtillons étant loin d’apprécier le fait de passer pour des lopettes, vous imaginez l’ambiance !

Alors qu’on en est encore à discuter sur des queues de cerises, officiellement en latin et en coulisse dans nos différents dialectes, des hordes venues de l’est déferlent sur notre territoire.

Ce sera la seconde invasion germanique (voir chapitre 1 pour la première) et assurément pas la dernière de notre histoire.

Les Francs s’installent et le christianisme continue de s’étendre. Après Clovis, ce sera ce sacré Charlemagne (qui n’a pas inventé l’école, contrairement à ce que relaient certains bruits de cour de récréation), et ensuite nous aurons un fichu capharnaüm parce que les fils-héritiers et les fils-héritiers des fils-héritiers n’arriveront pas à s’entendre quant à la liquidation des droits de succession. Les querelles successives mineront la santé de nombreux Carolingiens, Lotharingiens et Mérovingiens ; au point que certains, comme Charles, en perdront tous leurs cheveux, alors que d’autres, comme Louis, n’arriveront plus à s’exprimer sans bégayer !

S’ensuivra une période médiévale encore plus confuse, avec la naissance de fiefs, de comtés, de duchés ou de principautés tous dirigés par de fieffées canailles, et qui portent les noms de la plupart de nos actuelles provinces (Brabant, Flandre, Limbourg, Hainaut, Namur, Liège, Luxembourg), bien que les frontières en soient quelque peu différentes.

C’est durant cette période que les Flamands (du Comté de Flandre) et les Français (du Royaume de France) se mettent régulièrement sur la gueule, notamment en ce fameux 11 juillet 1302 dont les premiers aiment se souvenir avec tant de fierté qu’ils en ont fait leur jour de fête de la Nation flamande ! Excusez du pneu !

C’est après cette période qu’arrive un des premiers tournants importants de notre histoire. Jusqu’alors, en effet, tous ces étrangers qui voulaient nous piquer les meilleures recettes de moules-frites ou faire main basse sur nos plus grandes cuvées de bière trappiste arrivaient comme des brutes pour se servir sans nous demander notre avis. Comprenant enfin que celui qui vit par les pépées périra par les pépées (depuis le temps qu’on le répète pendant la messe !), les envahisseurs trouvent une autre méthode, si efficace qu’elle fonctionne encore de nos jours : la magouille. Fini de faire déferler des soudards mal embouchés ! Place aux petits arrangements sournois et aux marchés juteux !

Nous héritons donc des Ducs de Bourgogne. Ou, plus précisément, c’est les Ducs qui héritent de nous. On n’en savait rien, nous autres, de ces fameux Ducs. De Bourgogne, on connaissait le pinard et les escargots ; mais les Ducs, on s’en battait les fesses avec la pelle à tarte ! Grave erreur. Mariages, alliances, relations dans l’administration, cartes de parti et pots-de-vin (une spécialité !) ; ces mecs-là nous entubent en douceur et sans vaseline, et on n’a toujours rien à dire.

Mais qui trop embrasse mal étreint ! Un beau jour, Louis XI en a marre d’un certain Charles qui se montre beaucoup trop téméraire en essayant de mettre en place une grosse multinationale avec des ramifications depuis la Bourgogne jusqu’aux Pays-Bas. Faut quand même pas pousser ! Il a déjà la bière, les frites et les meilleures recettes ; il est hors de question qu’il s’acoquine avec les plus gros producteurs de moules et de Gevrey-Chambertin. Donc, le roi de France met le holà ! Il lui dit : « T’arrêtes tes conneries, maintenant, gamin ! Parce qu’à magouilleur, magouilleur ennemi ! » Et c’est bien vrai que ce n’est pas à un chef d’État français qu’on doit enseigner l’art de la magouille.

Les petits Belges, qu’on n’appelle toujours pas comme ça mais qu’on bassine à coups de Pays-Bas de ceci et Pays-Bas de cela (ce qui explique en partie pourquoi on a toujours un œuf à peler avec les Bataves), voient leur destin confié à un tripatouilleur de première : Charles-Quint. Espagnol par son père, Autrichien par Habsbourg, Flamand par hasard, Bourguignon par tradition, Germain par conviction, Batave par le facteur, roi par héritage et empereur par-dessus tout, ce mec règne tous azimuts y compris sur une partie de l’Amérique d’où il nous fait importer l’Aztèque-frites (un plat qui fera date). C’est vous dire si c’est Inca !

Résultat : le jour où notre héros remballe sa panoplie de cow-boy, tout le monde est paumé ! Aucun héritier ne lui arrivant à la cheville, il est alors décidé en haut lieu qu’il vaut mieux partager la succession avant que l’Empire ne parte en eau de boudin. Le frangin se paie la tranche germanique, et le fils nous rebaptise Pays-Bas espagnols. Et une fois de plus sans nous demander notre avis. On ne nous demande jamais notre avis.

S’ensuit une période trouble où les gens recommencent à prendre nos provinces pour un champ de bataille, essentiellement parce que les catholiques échangent (au nom de l’Espagne et du Fils et du Saint-Esprit) des gnons avec les protestants (au nom des Pays-Bas, de Calvin et du Saint-Esprit aussi). Certes, ça les occupe ; mais par la même occasion, ils nous occupent.

Nous deviendrons les Pays-Bas du Sud, et par la magie de papouilles, de croisements et de mariages consanguins, les têtes couronnées nous feront passer des Habsbourg d’Espagne à ceux d’Autriche. Et la Belgique, qui n’est pas encore la Belgique bien qu’elle soit remplie de Belges à qui on ne demande toujours pas leur avis, devient Pays-Bas autrichiens.

Et puis… pif ! paf ! poum ! la France fait sa révolution, Napoléon fait son Empire et, les Autrichiens dehors, on se retrouve Français sans avoir introduit de demande de naturalisation.

Est-il bien nécessaire de rappeler que c’est chez nous (mais pas à cause de nous) que Bonaparte prendra la pâtée ?

C’est à la suite de ces événements que la Belgique sera reconnue, à peu de choses près, sur ses frontières actuelles. Pas pour nous faire plaisir, même si ça nous fait plaisir, mais surtout pour n’offrir à personne la jouissance de notre lopin de terre et la lourde responsabilité de veiller sur la préservation des meilleures recettes de moules-frites et la prospérité de nos brasseries trappistes.

Dans un prochain chapitre, nous verrons comment la Belgique va vivre et survivre et, vous vous en doutez à la lumière de tout ce qui a précédé, vivre ses premières crises politiques belgo-belges au cours desquelles nous inventerons ce que le monde entier nous envie : le compromis à la belge.

mardi 8 février 2011

La crise politique belge pour les cancres (1)

J’entends souvent dire, concernant la situation politique actuelle dans mon pays, que « la Belgique est sans gouvernement ». D’abord, ceux qui disent ça, ce ne sont pas des Belges. Ou alors, ils ne sont vraiment pas au courant ! Parce qu’on n’est pas sans gouvernement. Loin de là. On en a plusieurs, des gouvernements. Et qui fonctionnent, en plus ! Certains sont dits « de plein exercice », tandis qu’un autre, démissionnaire mais toujours en place, « gère les affaires courantes ».


Pour comprendre tout ça, il faut se pencher un peu sur la Belgique, mais autrement que par l’intermédiaire de journalistes qui ne comprennent rien à rien et répètent des phrases toutes faites relayées par des confrères qui n’ont rien capté non plus.

Alors, pour venir en aide à tous ceux qui ne savent pas, à tous ceux qui ne comprennent rien ou pas grand-chose, je vais expliquer le problème. Avec des mots et des phrases toutes simples, sans langue de bois et sans répandre des bruits de couloir ou des propos de concierge. En m’attardant un peu sur du concret.

Chapitre 1 : les anciens anciens Belges.

Et pour commencer, un peu d’histoire, parce qu’il faut bien passer par là quand on veut discerner le pourquoi du comment. Oh ! Je vous rassure : on ne va pas remonter à Mathusalem. Tout d’abord, ça ne nous intéresse pas. Ce type a beau être réputé pour sa longévité, jamais il n’a séjourné chez nous ; donc je ne vois pas ce qu’il viendrait faire dans l’histoire de Belgique. Nous allons donc remonter… un peu plus loin dans le temps pour nous intéresser à un autre personnage, un être simple et sans prétention, mais qui joue un rôle crucial dans toute cette affaire : l’homme de Spy.

C’était il y a bien longtemps, pendant ce qu’on a appelé la préhistoire. Cet être vivait quelque part dans une grotte, du côté de Spy. C’est donc pour ça que les scientifiques l’ont appelé « homme de Spy ». Vous voyez qu’eux non plus ne se compliquent pas toujours la tâche inutilement. Maitenant, si vous savez où se trouve Spy, tant mieux pour vous ! Si vous savez à peu près dans quelle zone chercher ce nom sur une carte de Belgique, vous ne devriez pas avoir trop de mal à mettre le doigt dessus. Sans cela, faites une recherche sur le Web, en tapant « Spy+Belgique », et vous devriez trouver aussi, au besoin en vous faisant aider.

Cette parenthèse pratique refermée, intéressons-nous à l’homme de Spy. Qui était-il ? Après examen des ossements, les spécialistes qu’on appelle anthropologues (retenez « spécialistes », si c’est trop dur) établirent qu’il s’agissait d’un Néandertalien. En d’autres termes, un homme de Néandertal. Un homme de Néandertal, certes, mais un homme de Néandertal de Spy. Nuance !

Désolé de faire une fois de plus appel à vos connaissances en géographie, mais pour ceux qui ne le savent pas parce qu’ils ne l’ont pas appris ou ne le savent plus parce qu’ils l’ont oublié, je me dois de préciser que Néandertal, ce n’est pas chez nous ! C’est à l’est. Bien au-delà d’Eupen, Malmedy et Butgenbach ! Loin de la frontière belge telle que nous la connaissons (presque) tous. Comprenez-vous à présent l’ampleur du drame ? L’homme de Spy était déjà un envahisseur ! Un Germain qui s'ignorait !

Alors que nous nous étions débarrassés de ces foutus iguanodons quelque part dans un grand trou du côté de Bernissart (pour le repérage, voir ci-dessus à la rubrique « Spy » - je ne vais pas tout réexpliquer sinon on n’en sortira pas !) et que nous vivions tranquilles, depuis les plages de la mer du Nord jusqu’aux forêts d’Ardenne, ce type débarque avec sa famille et s’installe chez nous dans une grotte en attendant le permis de bâtir quelque chose de plus confortable (sans carte de parti ni relations dans l’administration, ce n’était pas gagné d’avance, ce qui explique qu’il a fini par se contenter de sa grotte).

Dès cet instant, l’histoire de la Belgique sera une suite d’apparitions et de disparitions de peuplades qui laisseront qui des vestiges, qui une descendance ; le tout assorti de cultures et contrecultures aussi diverses qu’enrichissantes (mais pas toujours pour tout le monde).

Nous verrons dans un prochain chapitre comment la situation va évoluer et pourquoi le salmigondis belge est beaucoup plus facile à comprendre quand on l’explique posément depuis le début.

Des grincheux pourraient objecter que si la crise se termine avant que je sois arrivé au bout de mes explications, mon effort aura été vain. Je tiens à les rassurer : la fin de la crise politique belge, ce n'est pas pour tout de suite, parce que ce n'est pas seulement l'affaire d'une formation de gouvernement.

mercredi 2 février 2011

J'avais l'air d'un con

Dans la vie d’un homme, fréquentes sont les occasions d’avoir l’air d’un con et rares sont celles dont on ne profite pas. Souvent, on a juste l’air d’un petit con — ou d’un gros, mais très brièvement — et ça ne porte pas à conséquence. Le genre : « ouf ! j’aurais pu avoir l’air vachement con, mais personne ne m’a vu ! »

Comme la fois où je gare ma voiture dans une petite rue, tout près d’une entrée de garage. Un très bel emplacement qui s’était, par chance, libéré quelques secondes avant mon arrivée.

De retour deux heures plus tard… plus de bagnole ! À un emplacement de stationnement pourtant autorisé. Et gratuit. D’ailleurs, la place est occupée par un autre véhicule. Je me gratte le crâne, prends du recul, cogite : oui, pas de doute, c’est bien là que j’avais garé ma caisse. Immédiatement, dans un cas pareil, on pense à un vol. Le truc super enquiquinant, envisageable dans ces petites rues où les rares passants ont vraiment l’air louche. En attendant, j’ai l’air con, à pendre du recul, tournicoter, piétiner… pour enfin décider que le mieux à faire est de me rendre chez les flics et déposer plainte pour vol.

C’est en me mettant à la recherche du poste de police le plus proche que je passe juste à côté de ma tire, deux rues plus loin. Une petite rue aussi. Le même genre d’emplacement, tout près d’une entrée de garage.

Double soulagement : celui de retrouver mon bien et celui de penser que j’aurais pu avoir l’air vachement plus con si je n’étais pas passé dans cette rue. Déjà que j’aime pas trop les cognes, leur donner une occasion de se foutre de ma poire aurait été un sommet !

Mais comme je l’ai écrit plus haut, les occasions d’avoir l’air d’un con ne manquent pas. En voici une autre…

Je ne sais pas si tous les mecs sont comme moi, mais je ne suis certainement pas le seul au monde à éprouver cette envie de relâcher plusieurs sphincters simultanément. En termes plus triviaux : il m’est difficile de pisser sans péter. Ce n’est pas obligatoire, bien sûr, et il m’arrive de désolidariser les deux actions, mais parfois, la nature est la plus forte…

À l’entracte d’une soirée de théâtre, quand tout le monde ressent le besoin de se soulager, l’envie est souvent là. Pas toujours, mais souvent. Alors, comment relâcher efficacement sans lâcher soudainement ? Serrer les fesses ? Se racler bruyamment la gorge au moment fatidique où la surproduction de méthane exige de s’évacuer ? Les voisins de gauche et de droite s’apercevront-ils de quelque chose ? Ne consentent-ils pas eux aussi, au même moment, les mêmes efforts de retenue ? Faut-il attendre d’être seul ?

Bénéficier de quelques minutes d’isolement permet de laisser libre cours à ses besoins et envies. Et dans ces conditions, je ne me prive généralement pas d’en profiter. C’est sans conséquence, sauf que…

Par un bel après-midi d’automne, je me laisse aller au soulagement. Pas de problème : je suis seul dans les toilettes. Hélas ! Excès d’optimisme ? Relâchement exagéré ? Flatulence précipitée incompatible avec un abus de pruneaux ? Rapidement, j’interromps le jet, serre les fesses et cours m’enfermer dans un des w.-c. pour évaluer l’ampleur des dégâts : inutile d’espérer la récupération du slip. Le fond du pantalon a dégusté, mais un nettoyage rapide au papier cul mouillé dans le réservoir de la chasse permet d’éliminer les taches. Ouf !
Oui, mais…
Fesses nues dans le vêtement, je pivote devant le miroir des toilettes. Le cul du falzar est mouillé. Et non seulement ça se voit (pour les autres), mais ça se sent (pour moi) ! Tant pis ! À la hâte, je regagne le bureau et m’assois sur ma chaise, à laquelle je compte rester vissé jusqu’à la fin de la journée, qui n’est plus très loin. Il me semble qu’aucun de mes collègues n’a remarqué quelque chose, mais je ne peux pas le certifier. Peut-être que des clins d’œil discrets et des sourires complices s’échangent dans mon dos. Une chose est sûre : personne n’ira rechercher mon caleçon dans le fond de la poubelle des lavabos !

Je suis le dernier à mon bureau, ce qui est contraire à mes habitudes et soulève quelques questions de mes collègues accoutumés à me voir bondir vers la sortie à dix-sept heures pétantes (!). Mais ce soir, je ne rentre pas directement chez moi : je vais manger un bout en ville, avant d’assister à un concert de jazz.

— Ah ! Oui ! Tu en avais parlé. Eh ben, bon amusement et à demain, alors…
— Merci. À demain.

Lorsque tout le monde a vidé les lieux, je quitte enfin ma chaise, que je repousse soigneusement sous le bureau. Si la technicienne de surface ne fait pas d’excès de zèle, elle n’y touchera pas pour passer le balai. Sinon… Eh bien ! elle pensera ce qu’elle voudra !

Un dernier passage par les toilettes, au cours duquel je constate que la tache humide semble avoir pris de l’ampleur, et je traverse les couloirs à la hâte, comme si j’étais en retard. Je croise deux employés d’un autre service, leur lance un rapide « bonsoir » et file vers la sortie. Je sens leurs regards surpris s’attarder dans mon dos, mais je ne sais si leur étonnement d’abord dû à ma précipitation s’est focalisé ensuite sur mon fond de pantalon, bien visible malgré ma veste mi-longue.

Dehors, un petit vent frais d’arrière-saison se charge d’accroître mon inconfort. Pourvu que je ne m’enrhume pas ! Je marche rapidement, longeant les murs, cherchant les coins sombres, mais le crépuscule est encore loin. S’ajoute à mon malaise l’embarras de me promener cul nu sous le pantalon. Moi qui suis converti de longue date aux slips en fibres mélangées, doux et élastiques, qui enveloppent bien le service trois-pièces, je découvre tout à coup le malin plaisir que trouve celui-ci à prendre des libertés insoupçonnées ! L’engin tend à se glisser contre ma cuisse, et j’ai l’impression que les gens qui me croisent s’en aperçoivent. Je sais, c’est idiot, mais c’est comme le bouton sur le nez : quand on en a un, les autres ne regardent que ça.

Je m’engouffre dans une station de métro. Le long du quai, quelques sièges. Je ramasse un journal qui traîne, je m’assois et j’attends. J’attends que ça sèche, déjà, mais le plastique reste froid sous mon séant et les courants d’air sont désagréables. J’embarque dans une rame, m’appuie contre la paroi et espère qu’on m’oublie. Pourquoi me regarde-t-on comme ça ? Une petite fille chuchote quelque chose et sa mère lui fait de grands yeux. Fuir, Bon Dieu, fuir ! Courir m’asseoir dans un coin !

J’échoue au buffet de la gare où je sirote une bière, assis près d’une petite table, le journal ouvert en grand. Lorsque je m’installe dans une pizzeria voisine, mon pantalon est presque sec. Et lorsque je retrouve la rue, vers 19 h 30, pour me rendre tranquillement à la salle de concert, la nuit est tombée et je me sens mieux. Seul le regard de l’ouvreuse qui m’indique ma place me semble s’égarer un instant vers le bas. Mais c’est sans doute un effet de mon imagination…