Après avoir tenté, dans de précédents chapitres, d’expliquer la crise politique belge ; j’ai réalisé que malgré la simplicité et la relative concision de mon exposé, le scepticisme et l’incompréhension pouvaient encore régner ici et là. Et plutôt là qu’ici, d’ailleurs.
Qu’importe ! Comme je l’avais également signalé, nous avons le temps d’éplucher le sujet : ce n’est pas demain la veille que nous sortirons de cette crise. Et puis, de quelle crise parlons-nous ? De celle qui, plus de dix mois après les élections, ne nous a pas encore permis – ou plutôt, ne leur a pas encore permis – de former un gouvernement fédéral de plein exercice.
Qu’importe ! Nous avons toujours nos gouvernements régionaux et communautaires qui fonctionnent très bien ; et notre gouvernement fédéral démissionnaire qui gère les affaires courantes. À cet égard, soulignons l’extraordinaire compétence de monsieur Leterme qui, après son triomphe aux élections de 2007 et ses multiples tentatives pour former un gouvernement et le maintenir en place, est devenu le meilleur premier ministre démissionnaire de notre histoire. Jusque récemment, j’aurais dit de lui qu’il était le roi du jet de l’éponge, tant il avait abandonné de mandats ; mais à présent… à la tête de son équipe qui gère l’urgence et expédie la routine, il fait merveille. Après avoir relevé le montant des plus petites pensions et voté le budget 2011, voilà que son gouvernement minoritaire décide, avec l’aval enthousiaste et quasi unanime de nos parlementaires, d’expédier quelques-uns de nos F-16 (quatre - le cinquième est en réparation) voler au secours des martyrs de Kadhafi.
C’est ça qui est génial : l’ensemble de la classe politique répète qu’il faut un nouveau gouvernement, puisque celui-là est à peu près illégitime, mais ne consent aucun effort pour y parvenir. Et pour cause : tout va bien. Ou presque. La reprise économique est réelle, même si elle est timide ; l’opération de sauvetage des banques, qui nous avait coûté très cher, commence à rapporter du pognon à l’État ; la flambée des prix pétroliers engendre de nouvelles recettes de TVA ; et le statut démissionnaire de l’équipe en place l’autorise à faire la sourde oreille lorsqu’il s’agit d’envisager de grosses dépenses. Résultat : le déficit budgétaire est bien plus léger que prévu, ce qui nous permet de nous poser en bons élèves en regard des exigences européennes !
Par quels procédés nos élus parviennent-ils donc à fuir interminablement leurs devoirs et responsabilités ? Parce que – il faut le rappeler – le peuple les a élus pour gouverner, pas pour se tourner les pouces et se balader d’atermoiements en faux-fuyants ! Comment est-ce possible ? C’est simple (une fois de plus). Et pour vous le faire comprendre, rien de tel qu’un exemple.
Supposons que le problème belge se réduise à un problème de frites...
Le secteur est en crise, les affaires sont mauvaises et le Conseil Supérieur de la Frite (le CSF), vient de démissionner. Il faut donc former un nouveau CSF, y redistribuer les mandats (président, trésorier, secrétaire, etc.), tout en définissant les objectifs à atteindre et les moyens principaux pour y parvenir.
Autour de la table se retrouvent donc les représentants de la puissante Ligue des Producteurs de Patates (la LPP), les délégués de la non moins importante Association des Exploitants de Friteries (l’AEF), les envoyés de l’Union des Transporteurs de Patates (l’UTP), ceux du Conseil des Raffineurs d’Huiles (le CRH) et ceux de l’Association des Cuisineurs de Sauces (l’ACS).
Chacun répète qu’il faut une solution. Tout le monde est prêt, selon la formule consacrée, à négocier ce qui est négociable avec qui veut bien négocier ; mais chaque réunion se transforme en pétaudière et il y a toujours quelqu’un qui sort en claquant la porte. Bravement, un représentant de la LPP organise donc des rencontres en privé, tour à tour avec les délégués de chacun des autres groupements. En fin de compte, il remet un rapport avec des propositions, parmi lesquelles figure un projet de libéralisation du prix de la patate. « Hors de question ! » s’écrie le président de l’AEF. « Les prix vont monter, le client va casquer, et on aura les associations de consommateurs sur le dos ! »
Faute d’accord, le type de la LPP jette l’éponge. Un gars de l’UTP prend la relève, organise des réunions avec les uns et les autres, à deux, à trois, puis fait une proposition. Quand il propose de répercuter la hausse du prix des carburants directement sur les factures adressées aux producteurs de patates, la LPP hurle : « on n’en parle même pas ! »
L’AEF, qui n’est pas encore montée au feu, tente à son tour de réunir les points de vue, mais échoue lorsqu’elle propose d’accepter qu’on cuise les frites avec de l’huile végétale d’importation. « Provocation ! » dit-on au CRH, qui redoute depuis toujours qu’on s’en prenne au blanc de bœuf et à l’huile de tournesol en autorisant l’importation de cette infâme huile de palme, moins chère mais bonne à rien (surtout pas bonne pour le système cardio-vasculaire). D’ailleurs, l’ACS vient aussi mettre son grain de sel : « alors, nous aussi on remet sur la table la teneur minimale en huile de la mayonnaise ! »
Grogne générale. Le Syndicat des Éplucheurs de pommes de terre lance un préavis de grève, rapidement relayé par le Syndicat des Arracheurs de Tubercules. Le peuple défile dans les rues de Bruxelles en brandissant des calicots : « Touchez pas à nos frites ! »
Deux semaines plus tard, un tandem composé d’un membre de l’ACS et d’un membre du CRH prend le relais, le temps de calmer le jeu. Tout le monde voit bien qu’il s’agit d’un écran de fumée qui ne mènera à rien. Les têtes pensantes de l’AEF font d'ailleurs rapidement remonter la pression en signalant qu’en cas d'accord foireux sur leur dos, ils ont des solutions de rechange : « on déplacera nos points de vente là où on le voudra ». Tout le monde sait que la taxe sur les roulottes n’est pas la même partout. « Provocation ! » braille-t-on à la LPP…
Pendant ce temps, les clients mangent des frites, la récolte de patates a été bonne, les sauces se vendent bien, le CSF démissionnaire encaisse les cotisations et redistribue les subsides comme si de rien n’était. Bref, tout tourne à peu près comme il faut. Bien sûr, il faudrait absolument une solution et former un nouveau CSF, mais…
Bah ! Et si ça n’avait aucune importance, finalement ?
Hé, Jef ! Tu remets une tournée ?
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