lundi 28 mars 2011

Souverains poncifs

Commencer une bafouille à propos des poncifs avec un jeu de mots usé jusqu’à la corde peut être perçu comme un aveu de bêtise ou une tentative d’humour au troisième degré.

Je revendique les deux.

C’est en me lançant dans la lecture d’un « thriller », un de ces romans noirs avec tueurs en séries, maniaques psychopathes, flics alcooliques dépressifs en fin de carrière et meurtres inexplicables sentant le soufre que je me suis dit : voilà bien un genre bourré de poncifs ! Et compte tenu de l’engouement pour le genre en question, j’ai conclu que les gens devaient aimer les poncifs.

Et puis, comme il m’arrive parfois de réfléchir, j’ai songé que la plupart des oeuvres littéraires, cinématographiques, musicales et artistiques contemporaines sont justement bourrées de poncifs. Sans cela, nous serions dans l’impossibilité de les classer, de les étiqueter. Parce que les étiquettes, ça rassure. On en a besoin (j’en ai déjà parlé dans cet autre article).

Quand vous entrez dans une librairie, sans chercher avec précision tel ou tel livre mais en ayant l’intention d’en acquérir un ou deux, votre regard survole les présentoirs jusqu’à ce qu’un détail l’arrête : une offre tarifaire alléchante, une première de couverture spectaculaire, un nom que vous connaissez… « Stephen King » imprimé en grosses lettres, l’image d’un couteau ensanglanté, d’une impasse sombre et brumeuse aux teintes froides ou d’un visage féminin aux yeux écarquillés d’effroi sont déjà des poncifs annonciateurs d’un genre que vous pouvez rechercher ou non. Qu’attendez-vous d’un livre comme ça, sinon d’y trouver ce que vous connaissez déjà ? Un produit sans surprise dans un emballage à peine modifié ?

Et ces bouquins, vous les prenez en main, vous les retournez. Vous lisez cette quatrième de couverture où trône un résumé prometteur des plus mémorables frissons, avec à l’autre bout un paragraphe au sujet de l’auteur (soit un « maître de » ou un « nouveau maître de »). Entre les deux sont reproduites en italiques une ou deux phases toutes faites dont sont friands les critiques littéraires des journaux. On vous promet « un suspense haletant » ou « une intrigue machiavélique » ; parfois on vous menace d’une « lecture dont vous ne sortirez pas intact » ou de certaines choses ou personnes que dorénavant « vous ne verrez plus de la même façon ». Il arrive même qu’on s’aventure à vous parler de « souffle nouveau » ou de choses « que vous n’avez jamais lues ».

Imaginez-vous entrant dans cette librairie, vous amateur de romans noirs, de frissons, de suspense. Imaginez-vous devant ce présentoir où s’offrent à votre regard les piles d’ouvrages comme décrits ci-dessus… Et puis, là, au milieu de tout, aussi incongru qu’un régime de bananes dans le comptoir-frigo du boucher, vous trouvez un livre aux tons pastel, au titre-guimauve : « Les champs de fleurs de la vallée de l’Amour ». L’auteur vous est inconnu : une certaine Anne-Françoise Mignolet. Vous vous demandez qui a foutu ce roman à l’eau de rose dans l’étalage de thrillers… Un client distrait ? Un employé négligent ? Un mauvais plaisant ?

Vous le prenez en main, cet intrus, et vous découvrez, discrètement accroché au coin de la couverture par le libraire qui sait très bien ce qu’il vend, un petit morceau de bristol où il a écrit : « un thriller comme vous n’en avez jamais lu ».

Vous retournez le bouquin : rien. Aucune promesse ronflante sur la quatrième de couverture. Est-ce une plaisanterie ? Intrigué, vous emportez l’objet jusqu’au comptoir.

— Heu… C’est… c’est vraiment un thriller ?
— Absolument.
— Mais… heu… On ne le dirait pas ! Il y a quoi, là-dedans ? Un tueur sadique ? Des meurtres en série ? Un flic désabusé ? Des maisons hantées ? Une secte d’adorateurs de Satan ? Du sang et des tripes ?
— Rien de tout ça.
— Mais… et ça fait peur quand même ?
— Tout à fait. C’est un suspense haletant, une intrigue machiavélique ! Un souffle nouveau dans le genre ! Un livre comme vous n’en avez jamais lu !
— Et… et ça raconte quoi ?
— Ah ! Si je vous le dis… Mais lisez-le : vous allez être surpris.
— J’aimerais bien vous croire, mais…
— Si vous n’aimez pas, rapportez-le-moi en bon état. Je vous le rembourserai.
— Vraiment ?
— Bien sûr. Mais je suis sans crainte. Une fois commencé, vous ne pourrez plus le lâcher.
— Dans ces conditions… je le prends.

Et vous payez le bouquin.
Au moment où vous allez sortir, le libraire vous lance une recommandation :

— Ah ! Un bon conseil : ne le lisez pas avant d’aller vous coucher.
— Vous en faites pas ! J’en ai lu d’autres !
— Oui, moi aussi, vous pensez bien ! Et pourtant…

Il lève les doigts vers son visage, et vous remarquez ses paupières gonflées et les cernes sous ses yeux.
Dans votre main, le livre aux tons pastel semble peser bien lourd. Et pourquoi vous paraît-il soudain si chaud sous la moiteur de votre paume ?

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